Noël est présenté comme un moment suspendu, hors du monde, protégé des conflits et des désaccords. Mais pour beaucoup d’entre nous, il est au contraire un concentré brutal du réel. Un huis clos familial où la politique s’invite sans prévenir, où le patriarcat se déploie à voix haute, et où l’on attend surtout de celles et ceux qui dérangent qu’ils se taisent « pour ne pas gâcher la fête ».
Autour de la table, les rôles sont déjà distribués. Les femmes servent, débarrassent, anticipent. Les hommes parlent fort, coupent la parole, expliquent le monde. Les blagues sexistes sont qualifiées d’« humour », les remarques racistes de «bon sens », et toute tentative de contradiction est renvoyée à une supposée radicalité, une fragilité excessive ou un manque de second degré. Le patriarcat ne se proclame pas : il s’installe, confortablement, entre l’entrée et le plat principal.
Il y a aussi, dans ces repas de Noël, un angle mort persistant : celui du patriarcat et des violences sexistes et sexuelles. Les remarques misogynes sont excusées au nom de la tradition, les comportements déplacés minimisés comme de simples maladresses, et la parole des victimes constamment mise à distance. Quand une femme évoque une expérience vécue, elle se heurte souvent à des discours de déni, de relativisation ou de suspicion. On lui demande de prouver, d’expliquer, de nuancer — jamais à ceux qui parlent fort de se taire. Ce déni n’est pas neutre : il protège l’ordre existant et rappelle cruellement que, même en famille, la sécurité et la dignité des femmes restent négociables.
La politique, pourtant, est déjà là. Dans les discussions sur « ceux qui profitent du système », dans le mépris pour les luttes féministes, dans la négation des violences, dans la nostalgie d’un ordre social où chacun « restait à sa place ». Elle est là aussi dans l’injonction au silence : ne pas répondre, ne pas contredire, ne pas politiser. Comme si se taire était une preuve de maturité, et parler un caprice.
Survivre à Noël, c’est d’abord comprendre que le problème n’est pas notre colère. Le problème, c’est la violence ordinaire qu’on nous demande d’encaisser avec le sourire. C’est l’asymétrie permanente : certains ont le droit de tout dire, d’autres doivent sans cesse s’adapter, arrondir, minimiser. Tenir, ce n’est pas forcément convaincre. Parfois, c’est simplement refuser de se laisser atteindre.
Il y a mille façons de résister. Choisir ses batailles. Poser une limite claire : ce discours est violent » sans débattre davantage. Quitter la pièce. Changer de sujet. Ou, au contraire, répondre calmement, factuellement, sans se justifier d’exister. La survie passe aussi par la solidarité discrète : un regard échangé, un allié silencieux, une main posée sur l’épaule.
Puis il y a le droit fondamental de partir. De ne pas rester jusqu’au dessert. De protéger sa santé mentale plutôt que la paix factice d’un repas. Refuser de se sacrifier sur l’autel de la famille n’est pas une trahison : c’est un acte politique.
Noël révèle souvent ce que le reste de l’année dissimule. Les rapports de domination, les hiérarchies implicites, les silences imposés. Survivre à Noël en famille, ce n’est pas renoncer à ses convictions. C’est apprendre à naviguer entre lucidité et préservation de soi. Et se rappeler que notre dignité vaut toujours plus que l’illusion d’une harmonie imposée.
Cet article est le dernier que je publie cette année. Merci à celles et ceux qui me lisent, me soutiennent, réagissent et font vivre ces textes. Vos retours, vos partages et vos messages donnent du sens à l’écriture. On se retrouve l’an prochain.