Il y a des violences qu’on n’imagine pas devoir affronter là où on milite pour l’émancipation. Et pourtant, elles sont là.
Dans nos collectifs, dans nos réunions, dans nos groupes Telegram. Elles se glissent dans les regards, dans les blagues, dans les gestes qu’on n’a pas osé nommer. Et parfois, elles franchissent la ligne. Elles deviennent une agression. Une agression sexuelle. Parfois pire.
Je n’écris pas ce texte pour régler un compte, mais pour nommer ce qui ronge : la culpabilité qu’on ressent, en tant que victime, quand l’agresseur est un proche, un camarade, un ami. Et que parler, c’est risquer de faire trembler un édifice politique fragile.
J’ai vécu cette violence. Et j’ai mis du temps à poser ce mot : "agression". Parce qu’il y avait la confiance. L’admiration. L’histoire partagée.
Des années de combats côte à côte. Des moments passés à organiser, tracter, débattre, construire.
Et parce que dans ces espaces militants, on apprend à taire ce qui divise. On apprend que les violences sexuelles sont une affaire "privée", que les dénoncer est une prise de risque politique.
Et puis, c’est très compliqué quand l’agresseur est quelqu’un qu’on aime. Pas dans un sens romantique — encore que, parfois, c’est flou — mais dans ce lien profond d’amitié, de respect, d’affection. Un lien qu’on croyait sincère. Fort. Presque fraternel. On se dit que ce n’est pas possible.
Pas lui. Pas comme ça. On repasse mille fois les scènes dans sa tête, on s’interroge, on doute.
Et on finit par se dire que c’est nous le problème.
Je m’en veux tellement. Je m’en veux de ne pas avoir su me protéger. D’avoir laissé passer certains signaux. D’avoir trop voulu préserver la relation. D’avoir cru qu’il comprendrait sans que je parle plus fort. Je m’en veux à m’en faire mal. Littéralement.
Je me mutile. Parce que parfois, la douleur extérieure est plus facile à supporter que celle qu’on porte à l’intérieur. Parce qu’elle est concrète. Maîtrisable.
Je m’en veux alors que je n’ai rien fait de mal.
Mais cette vérité-là, je n’arrive pas encore à me l’ancrer dans la peau.
Parce qu’on m’a appris à protéger les autres, à penser au collectif, à "garder la tête froide", à ne pas créer de drame. Parce qu’on m’a fait sentir que ma souffrance était secondaire. Que ce n’était pas si grave. Que je devais être forte. Responsable.
Mais ce n’est pas à moi d’être forte. Ce n’est pas à moi de porter la honte.
La culpabilité est un piège. Elle n’est pas la mienne. Elle leur appartient. À ceux qui savent, qui voient, qui se taisent. À ceux qui nous expliquent qu’un féministe peut avoir "dérapé", que ce n’est pas le moment, qu’il faut gérer ça "en interne". Qu’on fera "quelque chose" après la campagne.
Ce que je veux dire aujourd’hui, c’est qu’on ne peut pas séparer le politique du personnel.
Que nos collectifs ne peuvent pas être crédibles sur l’égalité, l’émancipation, la justice, si l'on continue à protéger des agresseurs pour préserver des équilibres de pouvoir. Que la peur de l’explosion du groupe ne peut pas justifier notre implosion personnelle.
Parler n’est pas une trahison. Parler est un acte politique. Une exigence. Un devoir de rupture avec les silences complices. Une fidélité, non pas à un homme ou à une organisation, mais à l’idéal qu’on défend.
Je veux qu’on arrête de nous faire porter la responsabilité de leurs actes. De leur impunité. Je veux qu’on entende que si tant de femmes se taisent, ce n’est pas par oubli. C’est parce qu’elles savent ce que coûte la parole : les regards méfiants, les renversements accusatoires, les exclusions tacites. On ne nous expulse pas toujours officiellement. On nous pousse dehors à petit feu.
Je n’ai pas tout dit à tout le monde. Je ne le peux pas encore. Mais j’ai commencé à parler. À refuser la culpabilité qu’on m’a collée à la peau.
Et à poser une question simple : À quoi bon militer pour un monde nouveau si nous devons taire ce qui nous détruit dans l’ancien ?
Je ne suis pas une bombe à retardement. Je suis une survivante.
Je ne serais pas encore là sans certaines personnes. Merci à celles et ceux qui me croient, qui m’écoutent sans détourner les yeux, qui ne me demandent pas de me taire pour préserver qui que ce soit.
Et surtout, merci à toi, Adrien. À toi qui as été le premier à qui j’ai tout raconté. Merci de ne pas avoir eu peur. Merci d’avoir tenu ma main quand je sombrais. D’être resté, malgré la douleur, malgré mes silences, malgré les nuits sans fin. Tu continues à être là, chaque jour, quand je traverse les ténèbres. Tu m’as aidée à remettre de la lumière là où je n’en voyais plus. Tu m’as sauvée.
Je ne publie pas ce texte pour attaquer mon mouvement. Au contraire : il existe des outils, des référentes, une volonté réelle de lutter contre ces violences. Mon témoignage n’est pas une remise en cause de l’engagement collectif, mais un appel à ne jamais relâcher l’exigence. Parce que même les espaces les plus progressistes ne sont pas épargnés. Parce que la parole doit toujours pouvoir s’y faire entendre.