Stéphane Monclaire, politologue français et spécialiste du Brésil, enseignant à Paris I–La Sorbonne, sans doute l’universitaire françaisle plus compétent sur les questions d’institutions et d’élections brésiliennes, vient d’achever une tournée dans le pays. Son voyage, effectué à l’issue de près de deux ans d’absence lui permet de noter les principaux changements au Brésil, pas toujours visibles pour une personne sur place.
Le Brésil se trouve dans un contexte politique passionnant, pratiquement ignoré par la presse internationale, plus prompte à couvrir les crises financières qu’à analyser les évolutions profondes. Le Brésil connaît depuis l’arrivée de Luiz Inacio Lula da Silva à la présidence, le 1er janvier 2003, de véritables bouleversements. La seule élection de Lula, un ex-ouvrier métallurgiste doté du certificat d’études et venues des terres arides du Nordeste, est en soi une révolution.
Depuis, une politique de redistribution sociale et une croissance économique inédite ces deux dernières décennies, ont permis à des millions de Brésiliens de sortir de la misère et de prétendre à une place au sein de la classe moyenne et du débat public. Cette métamorphose a des impacts politiques considérables, qu’analyse Stéphane Monclaire, et dont on devrait voir les effets dès le mois d’octobre, avec les élections municipales, sorte de « mid-term » brésilien.
C’est une étape-clef avant le scrutin présidentiel de 2010, historique, puisque pour la première fois depuis 1989, sans Lula. Les connaisseurs de la politique brésilienne s’y retrouveront mieux que les autres, puisque je n’explicite pas tous les sigles, mais je pense que tous trouveront un intérêt à la lecture de ses propos. Je vous livre ci-dessous les principaux extraits de l’entretien, effectué à l’issue de son périple, à Rio de Janeiro, le 17 juin 2008.
Lamia Oualalou : Vous étiez au Brésil deux mois avant les précédentes élections présidentielles, quel est le changement majeur que vous notez ?
Stéphane Monclaire : La circulation, la quantité de voitures neuves, à Sao Paulo, Brasilia, Campo Grande, dans tout le pays ! Plaisanterie mise à part, je suis frappé par l’ampleur de la croissance économique, et à quel point elle touche désormais les couches populaires. L’enrichissement des plus pauvres est net sur le plan matériel, et cela entraîne des conséquences considérables du point de vue de leur insertion sociale, et de leur auto-estime. Cette dernière avait déjà bondi avec l’élection de Lula, puisqu’une masse de Brésiliens pauvres se reconnaissent dans son histoire, et s’identifient pour la première fois avec le président de la République. Mais désormais, c’est un autre registre, l’auto-estime augmente parce que la vie est moins dure. Même si les revenus ne sont pas beaucoup plus élevés, ils permettent, entre l’allocation sociale « Bolsa familia », remises à 11 millions de foyers pauvres, et au boom des emplois, de mieux manger, de repeindre la maison, de réparer un toit qui fuit, d’acheter des biens de consommations qui étaient auparavant interdit à cette classe de la population. Dans le Nordeste, on voit désormais revenir des membres de la famille partis chercher fortune dans le sud, cela va permettre de ressusciter des liens familiaux, même si à long terme, on peut craindre un impact négatif sur la solidarité locale. Quand la pauvreté recule, les liens sociaux ont tendance à s’étioler, au profit de plus d’individualisme, c’est ce qu’on a constaté dans d’autres pays.
LO : Quel est l’impact politique de cette transformation économique et sociale du pays ?
SM : Il y a d’abord le signe évident, la popularité extraordinaire de Lula. Elle est plus élevée que jamais, et atteint des niveaux inédits pour n’importe quel président de l’histoire brésilienne, du moins depuis qu’on la mesure scientifiquement. C’est une popularité qui peut lui permettre, s’il le désire, et malgré le système politique brésilien, d’avoir une véritable action. Surtout, l’enrichissement des couches populaires entraîne leur insertion dans la vie politique, une évolution facilité par la lente, mais constante, progression du niveau d’éducation moyen de la population. Là encore, les plus pauvres gagnent un espace croissant dans l’espace public. Cela implique aussi un ensemble d’attentes et de revendications, dont il est difficile de prévoir l’impact. Pas exemple, à qui vont-ils imputer la hausse des prix, réelle, même si elle est plus contenue que dans d’autres pays ?
LO : D’un point de vue électoral, qui profite de cette mutation, alors que se profilent les élections municipales ?
SM : Les couches populaires considèrent clairement, et à raison, que Lula est responsable des politiques sociales en leur faveur. Par capillarité, les partis de la base alliée, mais surtout le Parti des Travailleurs, le PT, en profitent. Les enquêtes d’opinion montrent que le PT est le parti le plus connu, le plus facilement cité, et surtout, la population voit un lien direct entre Lula et le PT, beaucoup plus qu’à l’époque entre Fernando Henrique Cardoso (président de 1994-2002) et son parti, le PSDB. A l’approche des élections, je pense que nous allons assister à un bouleversement de la carte électorale par rapport à celle de 2004. A voir les enquêtes quantitatives, je m’attends à un raz-de-marée du PT dans le Nord et le Nordeste.
LO : Mais dans les capitales, le PT est plutôt mal placé, et il éprouve des difficultés à faire des alliances…
SM : Mais il n’y a que 27 capitales, qui certes, concentrent une énorme partie de la population, mais elles ne font pas le pays. Il faut arrêter de ne regarder que les capitales : le Brésil est fait de petites municipalités, mais aussi de villes moyennes, de 50 000 à 200 000 habitants, très nombreuses, et le PT devrait croître énormément dans ces villes. En contrepartie, beaucoup d’autres partis vont souffrir, je pense aux « petits » partis, comme le PDT, le PTB, le PSB, mais aussi au PMDB. Le DEM devrait connaître une très grave crise, et être profondément déstabilisé à l’issue des municipales, à cause des pertes dans le Nordeste, qui est sa base naturelle. Le PSDB va souffrir aussi, comme le montre la dispute de Sao Paulo.
LO : Vous tablez sur un affaiblissement des petits partis, cela veut dire que les grands partis auront plus de poids ?
SM : Le système partisan brésilien devrait en effet se simplifier, et se polariser autour du PT et du PSDB. Cette simplification signifie aussi que l’offre politique va devenir plus claire, donc plus compréhensible pour les classes populaires, cela peut être un élément de consolidation de la démocratie. Cela pourrait peut-être permettre, enfin, une réforme politique, que Lula n’a pas pu faire. Pour faire avancer son programme, Lula a tenu, au cours de son second mandat à se construire et à maintenir une majorité écrasante au Congrès. La contrepartie, c’est de promettre à ces députés et sénateurs de ne pas changer le système électoral. La moindre modification, en vue par exemple d’un rééquilibrage entre les Etats, les états démographiquement faibles ayant autant de sénateurs que les plus importants, impliquerait qu’une majorité des politiques aujourd’hui élus ne pourrait regagner de mandat lors des prochaines élections.
LO : Les élections vont-elles provoquer un renouvellement du personnel politique ?
SM : Je pense que ce sera le premier renouvellement depuis longtemps. D’abord, tous les partis qui vont perdre des municipalités, vont automatiquement perdre des postes, des possibilités de parrainages, des réseaux. Ils vont s’appauvrir financièrement et du point de vue des cadres.Par ailleurs, la croissance économique est telle qu’on voit apparaître de nouveaux entrepreneurs, de nouvelles chambres de commerce, ce sont de nouveaux acteurs qui ont des prétentions politiques qui étaient auparavant inimaginables. Là aussi, cela vadéstabiliser les clans et les réseaux d’élus en place. L’impact va bien au-delà du cadre municipal, je vous rappelle que dans le système politique brésilien, le soutien du maire est primordial par la suite pour l’élection des sénateurs par exemple.
LO : Quel impact pour la composition du PT ?
SM : Le PT de 2006 n’a pratiquement pas été renouvelé, malgré les changements dans le pays. La direction est toujours très pauliste, composée pour l’essentiel de membres fondateurs du parti ou arrivés dès ses premiers jours. De ce point de vue, le PT ressemble au PS français. La direction est beaucoup trop pauliste par rapport à la nouvelle réalité électorale du pays, du fait de résistances, et du réseau de solidarités. Cela sera probablement bousculé par les prochaines municipales : les élus du Nordeste vont exercer des pressions croissantes sur l’appareil pour obtenir plus de place dans l’exécutif. C’est d’autant plus légitime que les militants ont aussi énormément changé depuis 2002. Là encore, le poids du Nord, Nordeste augmente, donc le poids des cotisations, et pour finir, l’équilibre des zones de financement du parti. La transformation de la sociologie du parti va donner des arguments politiques à des dirigeants locaux pour revendiquer plus de place dans la machine, à Bahia, dans le Pernambouc. Certes, cette tendance pourrait être en partie tempérée si Marta parvient à emporter Sao Paulo, et si le PT du Rio Grande do Sul arrive à calmer ses dissensions internes pour gagner Porto Alegre.
LO : Comment voyez-vous évoluer le débat d’idées au sein du PT, aujourd’hui très pauvre ?
SM : Cela ne va pas faciliter le débat d’idées, car l’enjeu va être plus encore la bagarre pour des postes. Les discussions d’idées aujourd’hui sont très artificielles au sein du parti, elles sont terriblement conventionnelles, et presque toujours alignées sur Lula. Les courants minoritaires du parti se sont auto-exclus du débat. Il n’y a qu’à voir la revue «Teoria e debate », qui ne publie plus que des textes bien-pensants, sans prise de position tranchée, sans aspérité. C’était autre chose avant. Je ne dis pas que cette évolution est provoquée par la croissance économique, mais cette dernière l’accélère. Le véritable enjeu, pour le parti, ce sera évidemment 2010.
LO : Justement, comment voyez-vous l’élection, à laquelle Lula ne peut pas se représenter, malgré sa popularité, puisque la constitution l’interdit ?
SM : Si Lula ne cherche pas à modifier la constitution pour un troisième mandat – c’est l’hypothèse la plus probable – ce sera donc la première élection au Brésil sans Lula depuis vingt ans. Pour le PT, ce sera très anxiogène, d’autant qu’il ne dispose par de candidat propre. Bien sûr, il y a Dilma Roussef, la chef de la Maison Civile (NDRL : équivalent de Premier ministre), que Lula semble présenter comme son dauphin, mais elle n’incarne pas le parti, elle y est entrée tard, elle n’a pas la fibre militante, et peu de réseaux. Si le PT perd le Planalto, cela va provoquer un véritable choc, à commencer par un choc économique au sein de ses élites, puisque beaucoup vont perdre leur emploi, lié au gouvernement depuis 2002. Cela pourrait être d’autant plus difficile que la vague du PT à laquelle, sauf scandale imprévu, on doit s’attendre en octobre prochain pour les municipales, ne va pas nécessairement se répéter pour les élections législatives, sénatoriales, et pour les gouverneurs. Lula ne sera plus candidat, il sera théoriquement hors-jeu, et il n’est pas du tout sûr que la transmission actuelle de sa popularité au parti par capillarité perdure dans ces conditions.