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Billet de blog 23 avril 2008

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Le Président, le Général et les Indiens

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Rarement les Indiens du Brésil auront fait autant parler d’eux. Depuis quelques semaines, un conflit oppose des fermiers à des Indiens à propos du respect de la démarcation d’une terre indigène. En 2005, a l’issue d’une longue lutte menée par des ONG et le Conseil indigène du Roraima (un état du nord du pays, à la frontière avec le Venezuela), le président Lula a officiellement reconnu le territoire indigène de Raposa Serra do Sol, entérinant ainsi une décision prise par son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso. L’objectif ? Protéger les tribus (je prends ma respiration pour tenter de les citer correctement) Makuxi, Wapixana, Ingarikó, Patamona et Taurepang des attaques des fermiers et éleveurs. En tout, 18 000 Indiens à la tête d’1,8 millions d’hectares.

Mais les fermiers locaux (qui cultivent du riz) n’ont pas l’intention de se lâcher leur gagne-pain. Ils ont même réussi à rallier quelques Indiens à leur cause au nom du développement économique. Ils prétendent qu’une réserve d’une telle ampleur n’a pas de sens, qu’il est préférable de mettre en place plusieurs îlots indigènes, entre lesquels ils travailleront. Pour les protecteurs des Indiens, et en particulier la Fondation nationale qui s’occupe d’eux, la Funai, c’est justement l’ampleur de la réserve qui garantit la préservation des tribus. Un mécanisme qui a bien fonctionné ces dernières années : après avoir été décimés par l’occupation portugaise, les Indiens recommencent à être un groupe démographiquement dynamique.

Pour appuyer leurs arguments, les fermiers ont fait appel à des pistoleros de la région ou même importés du Venezuela. En face, le gouvernement a envoyé la police fédérale pour les déloger. Jusque là, un scénario classique. Sauf que l’armée a décidé de s’inviter dans le débat, par la voix du commandant militaire de l’Amazonie, le général Augusto Heleno. Très respecté – c’est lui a dirigé les troupes brésiliennes en Haïti au pire moment au nom de l’ONU – le général a vivement critiqué la décision du gouvernement de maintenir la démarcation de la réserve indigène, au nom de la « souveraineté nationale ». Selon lui, la réserve empêcherait l’armée de contrôler dans de bonnes conditions la frontière, laissant entrer n’importe qui. Dans les esprits de tous, le n’importe qui peut évidemment s’appeler FARC, les guérilléros de Colombie dont un groupe a été récemment tué par une opération illégale de l’armée colombienne après s’être introduit en Equateur. Le général agite tous les vieux spectres nationalistes qui réapparaissent au Brésil dès qu’on parle d’Amazonie : invasion étrangère, groupes armés, et ONG vendues aux intérêts étrangers. En clair, les Indiens – qui semblent ainsi n’être jamais vraiment Brésiliens - pourraient être tentés de faire un accord avec des ONG occidentales, voire avec l’ONU, en vue de pactiser la transformation de l’Amazonie en « zone internationale ». Pour enfoncer le clou, le général Heleno a, lors d’une conférence tenue la semaine dernière, estimé que la politique indigéniste du gouvernement était « lamentable, sinon chaotique ». En face, 150 officiers ont applaudi à tout rompre.

Passons rapidement sur le débat de fond : insinuer qu’établir une réserve indigène empêche l’armée de travailler est absurde. Dans le passé, les Indiens brésiliens ont toujours collaboré avec les troupes sur tous les thèmes de sécurité. Certes, les militaires peuvent rappeler qu’ils ont une nouvelle source d’inquiétudes : le Brésil a signé il y a quelques mois, contre leur opinion, la convention de l’ONU sur les peuples indigènes. Le texte souligne les flottements qui peuvent exister à la frontière, quand cette dernière sépare une tribu. Faut-il revoir la politique indigéniste du gouvernement après la signature de la Convention ? Peut-être, mais ce n’est pas aux militaires de répondre.

Car le vrai problème est que notre général est toujours bel et bien à son poste, après avoir ouvertement critiqué le président Lula, oubliant que ce dernier est chef des armées, et que selon la constitution, le pouvoir militaire répond au civil. Ce n’est pas seulement une question de susceptibilité dans la région : il y a encore vingt ans, la majorité des pays étaient dirigés par des juntes militaires. Au Brésil comme dans les pays voisins, les déclarations intempestives des généraux ont souvent précédé de quelques mois des coups d’Etat. Ce n’est plus le contexte, mais alors qu’en Argentine, en Uruguay, et même au Chili, les officiers ont appris à se taire, les gradés brésiliens ont toujours la tentation de se rallier la sympathie de la classe moyenne contre le président, surtout si celui-ci est proche des ouvriers, des pauvres, des Indiens, et fait des concessions au Venezuela et à la Bolivie. Cette fois-ci, Lula a mollement protesté contre le général. Dans le passé, il a avalé toutes les couleuvres : en 2004, le chef des armées a fêté publiquement l’anniversaire du coup d’Etat de 1964, qui a plongé le Brésil dans la dictature, comme le jour qui a « sauvé le pays du péril communiste ». Lula a détourné la tête, faisant mine de ne pas entendre…

Le président brésilien n’a évidemment aucune sympathie pour les militaires. Mais il a peur de leur tenir tête. A sa décharge, ce n’est pas facile au Brésil : contrairement à l’Argentine par exemple, où la junte est haïe par une majorité de la population, après avoir tué, torturé, perdu lamentablement la guerre des Malouines, et surtout très mal géré économiquement le pays (le seul argument qui vaille aux yeux de la classe moyenne), les militaires brésiliens ont quitté le pouvoir sans être humiliés. Le climat politique était pesant, être syndicaliste, leader étudiant, journaliste indépendant ou communiste était périlleux, mais les officiers ont accéléré l’industrialisation du pays, et maintenu la croissance économique pendant un temps. Les connaisseurs de Lula vous leur diront tous : le président est un génie de la politique, mais il a la confrontation en horreur. Sur le plan économique, cela lui a peut-être réussi, mais un recul sur la division des pouvoirs serait inquiétant, 25 ans après le rétablissement de la démocratie.

A chaque manifestation de la droite contre le gouvernement, on voit fleurir des affiches réclamant le retour des militaires au pouvoir. Bien sûr, ce n’est pas au programme. Mais si l’armée parvient, grâce à sa pression sur les médias et le pouvoir judiciaire (très conservateur) à s’imposer sur des débats comme celui de la réserve Raposa Serra do Sol, ce serait une véritable marche arrière. A Brasilia, on craint désormais que pour mettre fin au conflit, le tribunal suprême annule l’homologation de la réserve, créant un dangereux précédent. On ne sait pas si la prétendue souveraineté nationale y gagnera, on est en revanche sûr que les grands groupes de l’agrobusiness sauront dignement festoyer cet échec des Indiens, leur permettant d’accroître leur avancée en Amazonie… et sa destruction.