Ils étaient plus d’un million, ce dimanche à la Havane. Ils s’étaient massés dès l’aube sur la Place de la Révolution pour ce qui s’annonçait comme un concert historique. Tous vêtus de blanc, comme l’avait demandé le chanteur colombien Juanes, à l’origine de l’initiative de ce « Concert pour la paix ». Devant un public déchaîné, débordé par l’émotion, le jeune homme, à la tête d’un groupe de 15 chanteurs (dont X Alfonso, Miguel Bosé, Silvio Rodríguez, Jovanotti, Amaury Pérez, Luís Eduardo Aute, Carlos VarelaVictor Manuel...), a tenu à mettre en place un pont de la tolérance entre les Cubains, ceux de Miami et deux de l’île, traditionnellement exclus de tous les circuits des grands concerts commerciaux. C’est d’ailleurs lui-même qui, avec une poignée d’amis, a financé la manifestation, qui s’est déroulée dans l’après-midi pour ne pas avoir à mettre en place d’éclairage dans une Havane souvent frappée par les pénuries d’énergie.
Le concert, qui a duré cinq heures, s’est achevé par Chan Chan, de Compay Segundo, repris à l’unisson par tous les chanteurs. Un succès total, qui avait toutefois commencé sous des augures très polémiques. La proposition de Juanes, et la promesse des autorités cubaines de n’imposer aucune règle ni type de contrôle (le Colombien a même parlé au nom de l’exil de Miami en pleine Place de la Révolution, inimaginable il y a peu !!!) a été perçu comme un geste de bonne volonté de la Havane. Elle a toutefois provoqué une véritable crise à Miami, où les représentants traditionnels des cubano-américains ont dénoncé un « cadeau fait aux frères Castro ». Juanes a passé ces deux dernières semaines à tenter de justifier sa décision devant toutes les caméras, alors que les instituts de sondages multipliaient les questions auc Cubains dits de l’exil pour savoir ce qu’ils en pensaient.
Il en ressort une claire division entre les générations, qui met fin à la virulence omnipotente de près de cinq décennies. Dimanche, le concert a même été à l’origine d’une scène inédite. Alors que Juanes et les 14 artistes s’escrimaient sur scène, le mouvement « Vigila Mambisa » a organisé une manifestation au cœur de « Little Havana », devant le restaurant Versailles, surnommé localement le « Pentagonito », le « petit Pentagone », en référence aux dizaines de tentatives de conspirations anticastristes qu’il a hébergé. L’objectif de la réunion était de détruire sur le trottoir tous les disques des chanteurs qui ont osé se rendre à La Havane. Le petit groupe, composé essentiellement de Cubains de la première génération, hurlait « Dehors Juanes et tous les communistes qui chantent pour le tyran», ou «A bas Juanes, commandant des Farc castristes », une allusion à la guérilla colombienne. Mais rapidement, on a vu arriver des jeunes brandissant des pancartes en faveur du concert. Le dialogue acide a rapidement dégénéré en bataille, contraignant la police à intervenir. Du jamais vu : une bataille entre Cubains de Miami !
Pour les plus jeunes, il ne s’agit pas de soutenir Fidel, mais de dire basta à des mesures de représailles d’un autre âge contre l’île, dont leurs proches sont les premières victimes. Pour la première fois, on voit donc émerger un secteur progressiste au sein d’un exil marqué par le radicalisme. Ces jeunes ne se retrouvent pas dans le langage de la guerre froide, dénoncent bien sûr les prisonniers politiques, mais veulent qu’on mette fin à un embargo moyenâgeux. La fureur des jeunes ne s’est pas manifestée que dans la rue, mais aussi à l’égard des médias. Quatre canaux de télévision hispanophones de Miami ont retransmis en direct le concert, mais la musique était le plus souvent recouverte par les commentaires des analystes politiques conviés par les émissions. Les télévisions ont reçu tellement d’emails et de coups de téléphones de protestations qu’elles ont finalement décidé de mettre fin aux narrations. Là encore, du jamais vu à Miami, où selon les observateurs locaux, on n’a jamais mis fin à des commentaires anti-castristes suite à une pression du public.
Cuba change, peu à peu. Miami aussi. On ne peut que regretter que, la semaine dernière, Barack Obama ait renouvelé, d’un coup de stylo, l’embargo américain contre l’île, comme s’il s’agissait d’une simple mesure administrative.