Il y a tout juste cent ans, lorsque l’élite argentine s’est retrouvée autour du Cabildo, l’ancien centre du pouvoir à Buenos Aires, pour fêter le premier bicentenaire, l’invitée d’honneur était l’Infante espagnole Isabel de Bourbon. Ce 25 mai 2010, Cristina Kirchner a tenu à rappeler que l’Argentine n’avait plus besoin de la tutelle espagnole. La commémoration s’est faite en présence des principaux voisins latino-américains, Evo Morales (Bolivia), Luiz Inácio Lula da Silva (é), Sebastián Piñera (Chili), Rafael Correa (Equateur), Fernando Lugo (Paraguay), José Mujica (Uruguay) e Hugo Chávez (Venezuela).
« Avec tout le respect que je dois à l’Espagne, j’ai voulu en ce moment être accompagnée par les hommes qui dirigent aujourd’hui les destinées de l’Amérique Latine. Nous avons des différences, mais nous poursuivons tous le même objectif : plus de liberté, plus d’équité dans la distribution des revenus, plus de santé et d’éducation pour nos peuples » , a lancé la Présidente dans son discours. Elle avait auparavant inauguré, aux côtés de ses collègues du sous-continent, une galerie des héros latino-américains du bicentenaire, constituée de photos et peintures argentines ou offertes par les voisins. On y trouve, entre autres, Agustín César Sandino, Hipólito Yrigoyen, Ernesto “Che” Guevara, Eva Duarte, Juan Perón, Juan Manuel de Rosas, Túpac Amaru II, Simón Bolívar, José Martí, José Artigas, Jacobo Arbenz, Hipólito Yrigoyen, Tiradentes e Getúlio Vargas.
La petite troupe de chefs d’Etat est ensuite sortie sur la place de mai, pour assister à un premier défilé son et lumières, puis à un spectacle mobilisant plus de 2000 danseurs. Là encore, c’est un autre mythe que Cristina a voulu briser : celui d’une Argentine composée d’Européens. La fête illustrait les immigrés européens, mais aussi asiatiques et venus du reste d’Amérique Latine, et donnait une grande place aux peuples indigènes, massacrés lors de la dite « campagne du désert ». Suspendue dans les airs, la jeune fille habillée du drapeau argentin, symbole de la République, arborait d’ailleurs de superbes traits indiens.
La présidente a voulu enfin briser un autre mythe, en en finissant avec la traditionnelle auto-flagellation argentine : celui d’une Argentine dans un état toujours plus déplorable, alors qu’elle était merveilleuse en 1910. Dans l’imaginaire argentin, le pays qui se considérait alors comme le grenier du monde était plein d’espérances, attirait des immigrés européens par centaines de milliers, et se destinait à faire partie du premier monde. La réalité est bien différente : l’Argentine de 1910, qui n’obéissait qu’à un modèle agro-exportateur, était beaucoup plus injuste que celle d’aujourd’hui, pour la majorité de la population. Les « descamisados », (sans-chemise), mourraient de faim, les droits civils n’existaient pas, et les syndicalistes étaient traqués. Ces mêmes immigrés dont on célèbre aujourd’hui l’appartenance européenne étaient l’objet d’une féroce répression. Car ils n’ont pas apporté que leur force de travail en Argentine, mais aussi des idées anarchistes et socialistes. La commémoration du premier bicentenaire a d’ailleurs eu lieu dans une Argentine en véritable état de siège. Une situation souvent similaire dans les pays voisins, qui fêtent pour leur majorité, leur bicentenaire entre 2009 et 2011 – le Brésil attendra 2022. «Que cela plaise ou non, nos peuples sont dans une situation nettement meilleure qu’il y a un siècle », a insisté la Présidente dans son discours.
Les Kirchner ont cette magie, qui consiste à avoir parfois un discours clair, limpide, qui donne envie de les suivre. Dommage que ce ne soit pas toujours le cas, qu’ils déçoivent aussi. Mais ils restent, dans le paysage politique argentin, ce qui donne le plus d’espérance.
Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, j’ai écris un long article dans la partie « journal » de Mediapart, sur le bicentenaire et le bilan des années Kirchner. En voici le lien : http://www.mediapart.fr/journal/international/240510/200-ans-d-argentine-perplexite-et-melancolie