Le compte à rebours a commencé. Dans moins de six mois, le Brésil célébrera une élection historique, la première depuis 1989 sans la présence de Luiz Inacio Lula da Silva comme candidat. Un choc pour des millions de Brésiliens, accoutumés à voir le barbu au verbe batailleur, assagi au cours des années, tenter sa chance à plusieurs reprises (1989, 1994, 1998) avant de l’emporter en 2002 puis en 2006.
Même s’il jouit d’une considérable popularité (près de 80% des Brésiliens plébiscitent son action), l’ancien métallo n’a pas cherché à modifier via un référendum la Constitution afin de briguer un troisième mandat. Il tire sa révérence, en plaçant bien sûr dans la course une candidate, Dilma Roussef, qui était jusqu’au mois dernier la chef de la Maison civile (l’équivalent brésilien de premier ministre). Une femme du Parti des travailleurs, ex-détenue de la dictature pour son appartenance à un groupe guérillero à la fin des années 60. Dilma est encore peu connue du grand public, mais elle représente la continuité, qu’elle revendique de façon assez légitime puisqu’elle a été l’un des principaux artisans du gouvernement ces dernières années. Face à elle, le candidat de la droite est l’ex-gouverneur de Sao Paulo José Serra, un homme de gauche repenti, qui a choisi le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) pour faire carrière, en étant notamment ministre de Fernando Henrique Cardoso. On lui reconnaît une bonne gestion au ministère de la santé (il est notamment le père de la bataille contre les grands laboratoires autour des médicaments génériques), et un assourdissant silence dans les années 1990 lorsqu’il s’agissait de dénoncer les désastreuses et frauduleuses privatisations qui ont mis une partie du service public brésilien à genoux.
On le sait, le Lula barbu, syndicaliste, qui n’avait pas compris que le vent tournait lorsque le Mur de Berlin est tombé, faisait peur aux patrons et à la classe moyenne. Il a poli son discours, taillé sa barbe et s’est acheté des complets trois-pièces pour lever l’hypothèque qui lui interdisait l’entrée au palais présidentiel du Planalto. Pire, il a pactisé avec le diable, fait d’un ex-financier de droite le président de la Banque centrale et s’est transformé en super VRP des multinationales brésiliennes en sillonnant le monde pour défendre leurs intérêts. Parallèlement, il a mis en place, c’est une première, une politique de redistribution et de soutiens des revenus les plus bas, qui lui a gagné la reconnaissance des plus humbles et ravi le commerce, qui découvrait que le Brésil avait des dizaines de millions de consommateurs potentiels.
Le Brésil devrait enregistrer une croissance de plus 6% cette année, a créé plus de 12 millions d’emplois formels durant les années Lula, et s’affirme aujourd’hui comme l’un des plus solides pays émergents. Tout le monde est d’accord là-dessus. Il y a quelques jours, le quotidien financier Valor a réuni 142 grosses pointures du patronat brésilien à l’occasion de la remise d’un prix. Il en a profité pour leur demander de dresser un bilan des huit dernières années. Tous ont reconnu que leurs entreprises ont crû durant les mandats de Lula, dont 75% de façon considérable. Mieux, ils sont 53% à juger le gouvernement de Lula « bon ou excellent », alors que seulement 6% le considèrent « mauvais ». Ils applaudissent la création du Programme d’accélération de la croissance (PAC) qui a investi des dizaines de milliards dans les infrastructures, la mise en place de Bolsa Familia (« Bourse Famille », une allocation pour les plus pauvres à condition qu’ils scolarisent et vaccinent leurs enfants) et la politique de revalorisation régulière du salaire minimum qui a permis à des millions de Brésiliens de passer de la pauvreté à la classe moyenne, et devenir ainsi des acheteurs potentiels.
L’appréciation positive ne se transmet pourtant pas dans les urnes. Le journal Valor a demandé aux mêmes patrons, de façon anonyme, pour qui ils comptent voter. Ils sont 78% ( !) à se prononcer en faveur du candidat de l’opposition José Serra, alors que la candidate de Lula, Dilma Roussef, n’a que 9% des votes. La pré-candidate des verts, la sénatrice Marina Silva, séduirait 5,6% des votes, et e trublion Ciro Gomes, qui lui fait vraiment peur au marché, 0,7%.
L’écart est gigantesque et rappelle que le chemin est encore long au Brésil. La rationalité n’a rien à y faire, le patronat plébiscite Lula mais votera là où le cœur et le foie le lui dictent, pour un des siens. Pas question de confier son vote à une femme de gauche, même si c’est elle qui est en grande partie responsable de la politique qu’ils applaudissent. Ils l’ont déjà démontré en 2006 : Lula a réuni près de 60% des suffrages au second tour, mais il a perdu à Sao Paulo, la capitale économique et financière. La campagne officielle n’a pas encore commencé, mais le sondage rappelle à tous les naïfs que la bataille des valeurs sera plus rude que jamais. Qui a dit que la lutte des classes était dépassée ?