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Billet de blog 30 avril 2014

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Au Brésil, nous ne sommes pas des singes (ni des bananes)

La scène a fait le tour du monde. Dimanche dernier, au cours d’un match à Villarreal, en Espagne, Dani Alves, défenseur brésilien du FC Barcelone, reçoit une banane des tribunes. Un classique qui fait désormais partie de la panoplie raciste de certains supporters à l’encontre des joueurs noirs ou métis. Sans se démonter, le joueur épluche la banane, et l’engloutit avant de tirer son corner.

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La scène a fait le tour du monde. Dimanche dernier, au cours d’un match à Villarreal, en Espagne, Dani Alves, défenseur brésilien du FC Barcelone, reçoit une banane des tribunes. Un classique qui fait désormais partie de la panoplie raciste de certains supporters à l’encontre des joueurs noirs ou métis. Sans se démonter, le joueur épluche la banane, et l’engloutit avant de tirer son corner. « Cela fait 11 ans que je suis en Espagne et depuis 11 ans c'est pareil. On ne peut rien faire. Il vaut mieux rire de ces attardés », a-t-il expliqué après la rencontre.

Dans la foulée, son coéquipier Neymar, joueur vedette de la sélection brésilienne, poste une photo sur Instagram sur laquelle il est sur le point de manger une banane, au côté de son fils qui en fait de même avec une peluche. Sous le cliché un slogan : #somostodosmacacos, littéralement « nous sommes tous des singes ». Dans un Brésil où le réseau social semble être une seconde nature, c’est l’avalanche : dès dimanche, des milliers de personnes s’affichent en plein « manger de banane », des anonymes, comme des stars du foot, de la télévision, de la musique ou du cinéma.

Difficile de ne pas considérer avec sympathie le geste de Dani Alves : face à une offense devenue habituelle, sa réaction, toute en élégance et ironie, restera dans les annales comme l’une des meilleures, dans sa spontanéité. L’équipe de communication de la présidente Dilma Rousseff, en campagne pour sa réélection en octobre, s’est d’ailleurs empressée de poster sur son compte twitter ce message : « Le joueur @DaniAlvesD2 a donné une réponse audacieuse et forte au racisme dans le sport. » Sans doute aurait-il été plus judicieux de s’arrêter là, et ne pas saluer la campagne #somostodosmacacos de Neymar, aussitôt condamnée par le mouvement noir comme totalement dépolitisée, voire dangereuse.

Ainsi Douglas Belchior, qui tient un très bon blog dédié à la cause noire, a mis en avant, aux côtés de la photo de Neymar, celle d’Ota Benga, un pygmée qui a été exhibé avec des singes dans le jardin zoologique du Bronx, à New York, en 1906. Traîné du Congo, il était là pour représenter l’inférieure de la race noire. Son histoire est contée dans le documentaire « The human zoo ». « Non, cher Neymar, nous ne sommes pas tous des singes, en tout cas, l’expression ne peut en rien être un instrument de combat contre le racisme », déclare-t-il dans un billet.

« Depuis onze ans, c’est pareil, on n’y peut rien », avait conclu Dani Alves à la sortie du stade. Trop facile, s’insurge Belchior. « Bien sûr que le racisme les gêne, mais de quelle manière ? Après tout, ils sont riches, il vaut mieux rire et ignorer les racistes », explique-t-il. Mais au Brésil, où la majorité des Noirs sont pauvres, le racisme s’exprime aussi par la torture dans les commissariats de police et les exécutions. « Je suis noir, né dans un pays où la violence et la pauvreté sont des présupposés à vie pour la majorité de la population, qui est noire », conclut-il. Aux ambassadeurs de bonne volonté, il lance un défi : « Pourquoi ne pas lancer plutôt une campagne "nous sommes tous noirs" » ?

D’autant que la bonne volonté de Neymar est remise en question. Jamais il ne s’est engagé contre le racisme. L’an dernier, dans une interview, il assurait qu’il n’en avait jamais été victime, ni au Brésil, ni à l’étranger « parce qu’après tout, je ne suis pas noir ». Pire, dans la foulée, on a découvert que le geste de solidarité de Neymar avait en fait été élaboré il y a plusieurs semaines par une grande agence de publicité, la Loducca, qui gère son image. Neymar est un joueur exceptionnel qui parvient à éviter plusieurs écueils de ses pairs brésiliens, en ayant longtemps refusé les surenchères des clubs nationaux et internationaux, en restant en parfaite forme, et assidu aux entraînements. Mais il pèche par une surexploitation de la propagande publicitaire, au point de se transformer en un nouveau David Beckam. Il était prévu que Neymar mange la banane lors du prochain épisode raciste, et par coïncidence – l’agence assure que Dani Alves n’était pas associé à la campagne –, c’est son coéquipier qui l’a fait.

Du coup, à peine quelques heures après l’incident dans le stade, c’est le présentateur de TV Luciano Huck qui est apparu en train de dévorer une banane avec sa femme, Angélica. Au même moment, son site mettait en vente des t-shirts bardés du slogan de Neymar. Au-delà de la regrettable utilisation mercantiliste (où le capitalisme s’arrêtera-t-il ?), en postant sur les réseaux sociaux leur photo une banane à la main, stars et anonymes voient dans le geste de Dani Alves une opportunité idéale d’appuyer une cause sympathique, de se mettre en avant, tout en fuyant tout débat complexe et remise en question. Pour leur immense majorité, ils sont, à l’instar de Luciano Luck, contre la discrimination positive introduite au cours des dix dernières années à l’université, et qui a permis d’y faire rentrer, pour la première fois, des milliers de Noirs.

Qui plus est, en se bornant à manger une banane et en se déclarant singe sur le ton de la boutade, ils réduisent l’importance du problème, en font un fait isolé. Pourquoi faire des lois contre le racisme et pour augmenter les chances des Noirs dans ce pays ? Il suffit d’ignorer les racistes et de rire de leurs gestes, et de se féliciter de la merveilleuse démocratie raciale qu’est le Brésil. En ce sens, l’adoption du geste (qu’on espère spontané) de Dani Alves par les milliers d’internautes devient un outil d’oppression de plus. Au service du statu quo, les grands médias, à l’image du journal Globo, se sont empressés de saluer ce « soulèvement citoyen ». Mais les choses ont changé, les réseaux sociaux ont rapidement permis de faire connaître la réaction des principaux intéressés, à commencer par les militants noirs.

Comme on dit au Brésil, nous ne sommes pas des bananes, c’est-à-dire des imbéciles.