Je m’appelle L., mais disons que je m’appelle Moi.
C’est plus simple, parce que cela me permet de résumer brièvement un fait essentiel : le ressenti.
Ou plutôt, comme je devrais l’écrire, le Ressenti. Avec une majuscule.
Une donnée bizarre, qui n’est ni quantifiable ni véritablement caractérisable, que l’on ne voit ni à l’imagerie, ni à la biologie.
Ce Ressenti a une source. Voilà près de dix ans, les disparitions successives de mes proches — mère, père, frère — ont en quelque sorte enclenché au plus profond de moi une série de mécanismes physico-chimiques dont j’ignore la nature-même qui, à l’inverse de la douleur brutale de la perte, se sont insidieusement mis en marche au plus profond de mon corps pour, au bout du compte, m’ouvrir la route vers un chemin de douleur.
Un interminable chemin dont, tout bien considéré, la souffrance physique finit par ne devenir qu’une contingence, une fâcheuse modalité et le Golgotha, son terminus annoncé... Un truc franchement pénible, épouvantablement lourd à porter, mais incontournable, quotidien, permanent, handicapant à un point que l’on n’imagine guère, qu’une partie du corps médical persiste néanmoins à considérer comme la production psychosomatique d’un inconscient perturbé, pour ne pas dire dérangé...
Le ressenti vous-dis-je ! Rien à l’imagerie, rien à la biologie, rien à l’examen clinique... Bienvenue dans le monde des neuropathies. Des maladies invisibles l’essentiel du temps et pourtant bien présentes.
Moi, si on devait faire une analogie entre notre condition à la naissance et un tirage quelconque, je pourrais dire que, faute de l’Euromillion, j’ai gagné le Tiercé gagnant, en mode Joker.
Je vais tout de suite résumer mon affaire, histoire de ne pas vous faire languir inutilement : je suis atteinte d’une fibromyalgie, aggravée d’une algodystrophie et d’une endométriose.
Que des maladies de gonzesse, autrement dit ! Je dis ça parce que la prévalence de ce type de pathologie, à l’exception de l’endométriose qui coche toutes les cases, concerne à 80% les femmes.
Qui dit maladie invisible dit invisibilité du patient. Au sens de la recherche, en particulier. Pour faire court : les femmes souffrent en accouchant, elles souffrent lorsqu’elles ont leurs règles, chaque mois, alors de quoi se plaignent-elles..? Que pourrions-nous gagner, que ce fût en efficacité ou en rentabilité, à nous-y pencher, nous, les hommes..?
Le pire, dès lors, s’avère certain : puisque la fibromyalgie est en temps normal invisible à l’imagerie ou à la biologie médicales, la fibromyalgie n’existe pas, ou alors dans la tête des patientes qui, comme l’inconscient collectif masculin le sait bien, sont par nature douillettes, inquiètes et émotives...
Dixit le rapport d’expertise collective de l’Inserm en date de 2020, consacré à cette neuropathie et intitulé « Synthèse et Recommandations : Fibromyalgie » (https://bit.ly/49glEY5 et pour la synthèse https://bit.ly/3SzRXKs ) : « ...son étiologie, son diagnostic, sa prise en charge, et même sa réalité clinique, demeurent des sujets soumis à controverse. Le fondement des débats est notamment de savoir si la fibromyalgie est « réelle ». En l’absence d’éléments cliniques tangibles, l’organicité de la fibromyalgie est en effet remise en cause et la nécessité d’une prise en charge parfois sous-estimée. Cette dernière est jugée (trop) difficile, chronophage et peu valorisante par certains professionnels de santé, du fait entre autres de ses nombreuses comorbidités ».
Tout est dit. En la matière, le petit monde des Carabins se divise entre fibro-sceptiques, fibro-conscients, et fibro-bienveillants. Inutile de préciser que ce dernier groupe est très largement minoritaire. C’est encore plus drôle lorsque l’on sait que la fibromyalgie est pourtant officiellement reconnue depuis 1990 par l’OMS comme une maladie en bonne et due forme : « La fibromyalgie a été reconnue comme une pathologie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1990. Elle est classée en tant qu’« autres affections des tissus mous, non classées ailleurs » (M79.7) dans la version n°10 de la Classification internationale des maladies (CIM) et en tant que « douleur chronique généralisée » dans la version n°11, publiée en juin 2018 (MG30.01 Widespread Chronic Pain). La Ligue européenne contre les rhumatismes (EULAR) a émis des premières recommandations de prise en charge en 2007. Aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA) a approuvé l’usage de la prégabaline, de la duloxétine et du milnacipran dans la fibromyalgie. En revanche, l’Agence européenne des médicaments (EMA) a refusé leur extension dans cette indication ». (Inserm, 2020)
Pour l’algodystrophie, la situation ne diffère guère. Une étiologie fort limitée, un diagnostic compliqué et des pronostics évasifs. En dehors des crises aigües, lorsqu’elle se fixe sur une articulation ou une autre, cette saloperie est en effet plus ou moins indétectable.
Et je ferai pour l’heure l’impasse sur l’endométriose, autre handicap invisible dont la cause est désormais plus documentée, bien que toujours pas soignée, et qui vient comme la cerise sur le gâteau...
La somme de tous ces maux, en définitive, est plutôt simple à décrire : imaginez que, sans le moindre préavis ni indice clairement lisible, votre corps se transforme en un bloc compact de douleur. Une douleur sourde, intense bien qu’à faible bruit et surtout, constante, lors de laquelle chacun de vos nerfs, dans chacun de vos membres et jusqu’au cœur de vos viscères, est brutalisé, tordu, sur-sollicité en permanence.
Imaginez, toujours sans préavis, qu'après avoir perdu dix kilos en moins de quinze jours, l’articulation de votre pied, de votre genou ou de votre épaule se mette à gonfler sous l’effet d’une inflammation brutale, avec à la clé un œdème massif et une hyper-sensibilité du membre qui interdisent le moindre mouvement ou déplacement, jusqu’à devoir ramper vers les toilettes et se hisser à grand peine sur la lunette, en évitant de penser au calvaire du trajet retour.
Imaginez enfin qu’après avoir consulté moult médecins et spécialistes, la conclusion demeure immuable : on ne voit rien, on ne peut rien faire, c’est psychosomatique. Ou pire : l’inflammation de la zone est trop aigüe pour que l’on puisse opérer, il faut prendre votre mal en patience, ça finira par disparaître...
Souvenez-vous enfin du rapport précité, qui précise que des traitements comme la prégabaline, la duloxétine et le milnacipran ont été homologués pour la prescription par la Food and Drugs Administration (FDA) américaine, mais que l’Agence Européenne des Médicament (EMA) s’y refuse obstinément.
Que pensez-vous que tout cela puisse produire sur un esprit humain ? Facile... l’on finit simplement par se demander si l’on ne serait pas fou, ou simplement maudit des Dieux.
Pour Moi, ça fait huit ans que ça dure. Avec, ces trois dernières années, une accélération sensible des symptômes, de concert avec une installation pérenne de l’algodystrophie dans mon genou droit.
Au point qu’aujourd’hui, l’on me réopère : il semble que la greffe que l’on avait réalisée sur ce genou trente ans auparavant se soit retrouvée colonisée, de concert avec la tête de mon tibia, par une bactérie immuno-résistante. On va nettoyer tout ça, bien sûr, curer la merde, désinfecter le bouzin, et enfin refermer.
Mais pour combien de temps..?
Voilà où je suis aujourd’hui. Endolorie, flippée, désemparée, sans la moindre garantie de guérison ou même d’amélioration durable de mon état. Sans même un pronostic digne de ce nom.
Tout ce que je sais, c’est que d’ici quelques heures, je vais devoir quitter ma chambre douillette et cette clinique chic, avec ses peignoirs en éponge pur coton (vendus 50€ à l’accueil) et ses savonnettes de luxe, pour réintégrer le studio de mon fils de 20 ans, 15 m2 en comptant le coin douche, où nous vivons l’un sur l’autre sans la moindre intimité.
Mais cette question fera l’objet d’une prochaine chronique, où je tenterai de montrer à quel point la précarité sociale au sens large et, en particulier, celle qui touche le logement, est un facteur majeur d’aggravation des comorbidités.
Car il est désormais prouvé que le stress et les émotions fortes induits par la précarité des conditions de vie sont non seulement des déclencheurs mais également des facteurs de persistance de ce type de neuropathies en particulier.
Aujourd’hui, depuis la première fois depuis bien longtemps, j’ai appris une bonne nouvelle : on va m’attribuer un logement social. J’ai les photos sous le nez. C’est petit mais c’est très clair, propre, en partie équipé et, pour tout dire, je ne l’échangerais pour rien au monde contre une chambre au Ritz.
Parce qu’ici, ce sera bientôt chez moi.
Un chez-moi où je pourrai me poser et me reposer, méditer, me concentrer sur ma douleur, en un mot me soigner.
Bien à vous, et à très vite.