Une introduction succincte pour ceux qui ne savent pas pourquoi et comment fonctionne un haut fourneau. Un haut fourneau sert à produire de la fonte et du laitier. Avec la fonte, on fait des objets en fonte et de l'acier. Avec le laitier on fait du ballast pour les voies ferrées, du ciment et d'autres choses encore.
Un haut fourneau est construit avec deux troncs de cône placés l'un sur l'autre, celui du bas a la tête en bas, celui du haut a la tête en haut. Vous suivez ? Dans le trou du haut (qu'on appelle gueulard) on verse un mélange de minerai de fer, de coke et d'autres produits utiles pour l'opération (Le coke est du charbon de terre qu'on a fait brûler en vase clos dans une cokerie). Tout ça brûle ensemble, se liquéfie, et par gravité tombe dans le cône du bas. De densité inégales, la fonte liquide se sépare du laitier liquide en bas du haut fourneau. De temps en temps, on perce un trou en bas pour faire une coulée (retenez ce mot). La fonte et le laitier liquides sont séparés par un système de siphon et sont dirigées par des rigoles vers des contenants sur rail, "poches" à laitier et "torpilles" à fonte.
Les torpilles sont envoyées à l'aciérie et les poches à la ballastière. Description sommaire, mais ça ira.
Son échec à s'adapter à la mine avait blessé son père qui le recommanda pour un autre emploi. L'aciérie était trop dure pour lui : costaud mais pas assez de résistance sur la durée. Il restait la ballastière, moins noble mais moins pénible : on passait son temps sur des wagons de "poches" de laitier, à rouler sur des rails. Presque un boulot de feignants disait-on.
Une poche à laitier ressemble à un bol de 4 ou 5 m. de diamètre montée sur un chariot ferroviaire. En acier épais, elle est revêtue d'un enduit réfractaire et peut se basculer sur le côté pour vider son contenu. Le train comporte 6 poches, chacune manœuvrée par deux ouvriers installés devant ce qui ressemble à la barre à roue d'un vaisseau du 18ème siècle.
On l'a confié à Slimane, qu'il connaît : il a quitté l'école 2 ans avant lui. Ils se retrouvent au vestiaire, en bas du haut fourneau, poste de 10 heures à 6 heures du matin. Un coup de sifflet et Slimane l'entraîne en courant vers son nouveau boulot. Le changement d'équipe se fait entre deux coulées, au pied des rigoles à laitier. Vides ou pleines, les poches doivent être arrimées la gueule en haut. L'équipe arrivante doit monter à la poche pour vérifier que la barre à roue a bien été enchaînée, puis redescendre sous l'abri pendant le remplissage. Coup de sifflet, le train démarre, on remonte façon cow-boy. La poche est brûlante, à 50 cm de la joue. Elle irradie les plus de 1000° de son contenu. L'odeur de soufre est très forte. Secoué comme salade, il s'accroche à la chaîne de la barre "Pas ça !" hurle Slimane "Ca va renverser !". Il s'accroche à la rambarde. Tout est inondé de la lumière rouge-orangé du laitier en fusion. Une tôle les protège des éclaboussures de lave qui se brisent en mille étincelles autour de lui. Il pense au film d'Haroun Tazieff qu'il a vu à "Connaissances du Monde". Le train pénètre dans un brouillard épais qu'il reconnaît : celui de l'épandage où un système pulvérise de l'eau pour refroidir le laitier déversé par les trains précédents. Il ralentit, secousses, s'arrête, secousses, à chaque fois des éclaboussures, plus fortes que quand il roulait. "Vite" dit Slimane qui empoigne la chaîne de son côté de la roue et, du doigt, lui dit de faire la même chose de son côté. Tourne, tourne, tourne, le mécanisme est très démultiplié, la poche s'incline lentement, lentement, un filet de feu liquide apparaît sur la lèvre de la poche, s'enfle, devient ruisseau, rivière et s'arrête. La chaleur est infernale, au sens propre. Devant lui, un lac de lave, comme dans Tazieff, pareil. Pas le temps de regarder, le train repart en marche arrière. Slimane lui crie "Contraire!" et tourne la roue en sens inverse pour redresser la poche, arrime à la chaîne. Retour aux rigoles de laitier, puis la ballastière, puis rigoles, puis ballastière et ainsi de suite pendant 4 heures. Pause. La gamelle, dans un renfoncement près de la poche est bouillante. Ce n'est pas une pause, on mange en roulant. Le vin ou la menthe sont gratuits, pas d'eau, tout le monde boit du vin. Tiède.
Il tient quinze longs jours. "Comment font-ils ?".
Sa mère va demander à la voisine qu'elle le fasse embaucher à la fabrique de sacs à patates, à travailler avec des femmes.