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Billet de blog 7 avril 2015

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La fabrique de sacs

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les parents ont décidé : il ira travailler à la fabrique de sacs à patates. Andrée, la voisine, l'a présenté aujourd'hui au patron. "Costaud, bons bras. Montre tes mains… oui, ça ira, pas beaucoup de corne, mais ça vient vite. Viens demain à 8 heures moins le quart, la porte en haut de l'escalier de la cour, là, à gauche". "L'a l'air gentil le patron". "T'y fie pas, c'est un patron". Andrée n'a pas voulu qu'il travaille dans le même atelier qu'elle : "On est voisins, ça pourrait faire causer".

Andrée l'accompagne à la fabrique, le montre à la pointeuse qui écrit son nom, la date et l'heure sur un cahier, et le laisse au bas de l'escalier. Au milieu de l'escalier, par un châssis ouvert, il voit des cuves fumantes.  Monte, pousse la porte. Brouhaha. Neuf femmes le regardent, âges divers, jamais vues, le brouhaha s'éteint. La chaleur des cuves en-dessous chauffe le local, pas très grand, des tas réguliers de toile de jute ici et là. Une table au milieu, de longues aiguilles courbes piquées dans des bouchons, des bobineaux de fil de jute éparpillés. Regarde une des femmes, "C'est pas moi la cheffe, c'est Louise". Louise s'avance. "t'as pas d'aut' culotte ?". "Fait rien, j'va t'en donner une"."Germaine, tu vas l'y montrer qué faire". La culotte est un grand short, large, en toile de jute. Il va l'enfiler derrière un tas de toile, il n'a pas de sous-vêtements. Des rires, "ah ! L'b'lin, y s'cache !" Il sort de derrière le tas et s'arrête, bloqué par la surprise. Elles sont toutes torse nu, vêtues d'une jupe de la même toile que son short. Germaine le prend par le coude, lui donne une aiguille et un bobineau de fil, empoigne au passage quelques toiles, le fait asseoir par terre, à côté d'elle. Elle lui montre comment rouler le premier côté pour faire la gueule du sac, coudre le rouleau au point de chaînette, replier la toile, rouler les bords superposés, les coudre ensemble et déposer le sac fini près de la porte. "Vas-y, j'te r'garde". Il comprend pourquoi la corne sur les mains. Le fil le blesse quand il tire dessus. Germaine lui amène une languette de cuir et un lacet. "Pou t'main". La protection est efficace, il finit son sac, l'emmène près de la porte. Il fait chaud, la bourre de tissu se colle sur la sueur, sur tout son corps

Il fait des sacs, il est tranquille dans le brouhaha qui a repris. De temps en temps, des rires aigus, des mots s'échappent, intacts, des visages hilares qui se tournent vers lui. Il sourit, gêné par les mots intacts. Une voix d'homme, il lève la tête. Un bel homme. "Ah ! Vous avez un gars, vous avez plus b'soin d'mi !". " Un b'lin, y nous r'garde même pas !". "Henriette, viens m'aider pou les sacs finis". Derrière le tas de sacs, un remue-ménage, des grognements, un cri "Sors !" et le beau gars tombe à la renverse, le pantalon sur les chevilles. Henriette sort de derrière le tas de sacs. "C'est pas à mi qu't'en f'ras un mon salaud", mi rieuse mi colère. Le beau gars fait plusieurs voyages de sacs, mais sans demander qu'on l'aide.

En descendant l'escalier pour aller aux cabinets, il s'arrête pour regarder l'atelier des cuves. Il voit Andrée et un homme, aucun doute sur leur activité. "Ca pourrait faire causer".

Il fait des sacs. Chaque jour, la même gêne devant ces femmes presque nues. Chaque jour la même scène du beau gars qui demande de l'aide à l'une ou l'autre. Les femmes ne l'appellent pas par son prénom, elles disent "Le b'lin".

Louise s'assied auprès de lui, un peu derrière, contact d'un sein sur son bras. "Tu fais des sacs solides, tu tires bien su' l' fil et t'as pus b'soin d'la languette". Rires aigus des autres. "Viens m'aider aux sacs finis"…

Sur le bas-côté de la nationale, sa quinzaine en poche, il fait du stop. Un camion s'arrête. Sur la portière, en lettres bleues "Marseille-Rotterdam-Marseille". Va pour Marseille. Il monte, serre la main du routier au bel accent.

"Mais comment font-ils?". "Quoi ?". "Rien, excusez-moi s'il vous plaît".

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