Il est des mots qui, si on y pense un instant, gênent plus que d'autres quand on les utilise. Réhabilités à la faveur d'un retour de la monarchie au 19ème siècle, ils nous ramènent l'air de rien à une époque que notre histoire révolutionnaire semblait avoir permis de dépasser. Parmi ces mots il en est deux, voire trois, qui portent l'essence même de la société d'Ancien Régime et qui, ayant obtenu une sorte d'exclusivité langagière, véhiculent l'idée qu'il ne serait plus possible d'employer une terminologie alternative quand bien même cette terminologie a participé à l'émancipation du peuple dans l'histoire. Ces mots de tous les jours sont si communs qu'il ne vient à l'esprit de personne d'en questionner l'origine, le bagage symbolique...et de s'en méfier. Il s'agit des appelatifs de Madame, Monsieur qui de mon point de vue doivent être déclassés et relayés aux oubliettes de l'histoire au profit des Citoyennes, Citoyens qui donnèrent toute leur dimension politique aux individus.
En effet, Madame, Monsieur sont de bien vieilles guenilles. Ma-Dame est avant tout un titre porté dès le 12ème siècle par la noblesse comme signifiant de la supériorité sociale des femmes dont les époux avaient droit de vie ou de mort sur le reste des gens "du commun". L'appélatif a bien entendu été repris au 16ème siècle par la Bourgeoisie qui cherchait à remplacer politiquement l'aristocratie tout en conservant les spécificités sociales de cette dernière. Au 17ème siècle ce titre fut attribué aux filles du roi de France et du dauphin ainsi qu'à la femme de Monsieur (nom donné au frère du roi). Le nom de Dame a d'ailleurs conservé sons sens historique en Grande-bretagne où il est toujours utilisé pour désigner une personne de sang noble ou élevée à cette dignité par le souverain afin de placer des individus d'exception au dessus du commun des mortels (Margaret Thatcher pour son extaordianire contribution poltique a bénéficié de cet honneur tout comme des artistes comme Maggie Smith ou Barbara Cartland). De son côté Monsieur a connu la même évolution que Madame, à ceci près qu'il symbolisait l'origine même du pouvoir sur les autres, Madame n'existant que par association avec Monsieur (une Madame répudiée par un Monsieur redevennait évidemment roturière). En effet, Monsieur c'est avant tout l'histoire d'une domination car c'est à l'origine une contraction de Mon-seigneur. C'est celui qui assujettit les hommes, en usant de violence s'il le faut, afin de les soumettre à sa loi. C'est également au 16ème siècle le titre donné au jeune frère du roi de France. Bref, Madame ou Monsieur portent intrinsèquement l'histoire des dominations et, bien qu'ils soient aujourd'hui utilisés pour présenter un homme ou une femme en société, restent encore réservés à des situations qui placent ceux qui se font appeler ainsi en position de maître (Madame et Monsieur sont encore largement utilisés par ceux qui sont "au service" des maîtres et maîtresse de maison autant qu'ils sont utilisés dans le commerce pour flatter obséquieusement l'acheteur potentiel). Madame et Monsieur sont en réalité les marqueurs nominaux de la violence d'une reproduction sociale élitiste qui n'a laissé aucune place au peuple.
A ceux qui liront ces quelques lignes et pourront se sentir froissés dans leur dignité car ils estiment que ces appellations sont autant de marque de respect je réponds ceci: N'y aurait-il pas de mots moins pompeux pour témoigner de notre respect aux autres dans nos interactions sociales? Ne nous reste-t-il que ces mots vides, expressions d'un passé qui refuse de mourir, pour se reconnaître les uns et les autres dans l'espace public? Ne pourrions-nous pas dépasser ces termes lourds, chargés des humiliations subies par ceux qui les pronoçaient, et dans certaines situation les prononcent encore en les marquant du fer de l'infériorité sociale ?
Il me semble que nous pourrions redonner toute la dimension poltique des individus en utilisant des mots dont l'éclat et la puissance a permis l'élévation de tous les êtres humains en les plaçant au rang d'égal. Nous pourrions par la même occasion faire un sort au corolaire pronominal de ces noms en renonçant au "vous" lorsqu'il n'y a qu'un seul interlocuteur? Voltaire ne disait-il pas que "le tu est le langage de la vérité et le vous celui du compliment"? C'est donc de cette essence d'artificialité, c'est à dire de volonté de mise à distance par le masque des mots, dont nous pouvons nous défaire pour abolir la distance. "Notre vous est un défaut des langues modernes" en l'employant "on choque la nature" écrivait aussi Montesquieu dans ses Lettres familières.
Le jeu de pouvoir qu'opère ces usages d'un autre temps ne peut perdurer dans un pays qui se dit démocratie. Nous avons la chance en France de pouvoir nous tourner, quand le climat politique redevient rance et réactionnaire, ce qui est le cas aujourd'hui, vers la grande Révolution de 1789 pour retrouver nos esprits et boire à la fontaine intarissable de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. C'est plus précisément au cours de l'été 1792, quelques jours avant la victoire populaire de Valmy et l'installation de la Convention, qu'un arrêté de la commune de Paris du 22 Août 1792 change officiellement la donne. Elle décide dans son procés verbal "Qu'il sera écrit aux ministres pour les inviter à ne plus se servir du mot Monsieur dans les lettres qu'ils adressent aux membres du conseil et à substituer celui de Citoyen" explicitant jusqu'au vocabulaire les droits politiques conquis par les français au cours de cet épisode révolutionnaire majeur. Quelle évidence! Les français porteront désormais le nom de Citoyen. Les Messieurs, Mesdames en faisaient des sujets du Roi; ils seront hommes et femmes libres appelés Citoyen-nes ! Citoyen fait référence "au droit de cité", c'est à dire qu'il confère à celui qui le porte le droit poltique de décider pour lui-même, de contribuer en égal à la détermination et l'organisation du destin commun des groupes humains dont il fait partie. Le Citoyen Malbec, délégué des Sociétés populaires en 1793 à même failli, si une technicalité ne l'en avait empêché, faire adopter par la Convention, qui y était favorable, la fin de l'utilisation du vouvoiement quand on ne parle pas à plusieurs personnes, bref, le tutoiement obligatoire. De son côté Annie Geffroy, chargée de recherches au CNRS dans le laboratoire d'analyse des discours politiques va au delà de l'analyse que je fais du vocable citoyen en expliquant les effets que ce mot produit quand il est employé au féminin. Elle écrit dans son Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815) que "la généralisation de citoyenne marque un changement plus grand que pour citoyen: le nouvel appellatif remplace bien sûr le système ancien mais il fait beaucoup plus, puisqu'il supprime toute spécificité au statut marital! Jeune ou vieille, mariée célibataire ou veuve, toute femme reçoit un appelatif propre, Citoyenne, qui la rattache à la collectivité politique sans passer par l'intermédiaire d'un homme. C'est là que je vois la véritable nouveauté qui s'installe en 1792, qui disparaît vers 1800 et dont le français d'aujourd'hui n'a pas retrouvé d'équivalent".
Nous avions donc arraché les vieux oripeaux de la société d'Ancien-Régime, qui conservait les êtres humains dans un état de passivité politique, et revêtu l'habit qui faisait de nous des acteurs politiques dans une démocratie balbutiante certe mais qui cherchait desespéremment à faire de la volonté populaire une alternative à la "démocratie des meilleurs" auto-proclamés. C'est donc le premier Empire et le pouvoir absolu restauré à cette occasion qui a enterré le Citoyen-ne pour en refaire des sujets. Les moments révolutionnaires qui ont suivit n'ont pas réussi à réanimer l'esprit démocratique de la Convention de 1792 et de la Constitution de l'An 1 en 1793 qui est, soit dit en passant, sans cesse convoquée au chevet des luttes sociales d'aujourd'hui. Etre réellement considéré comme un citoyen rendrait incontestabelement légitime des épisodes insurrectionnels tels que celui des gilets jaunes car l'article 35 de cette constitution qui proclame que lorsque "le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Ne pas inclure ce texte dans le corpus de constitutionnalité en dit long sur le rôle de spectateur qui est essentiellement le nôtre aujourd'hui.
Il est donc de notre devoir de rompre avec toutes les pratiques et usages en lien avec la monarchie en reprenant le fil de l'histoire populaire du pays et en adoptant des mots qui sont bien plus que de simples substituts esthétiques. En effet, cette manière de s'adresser aux autres étaient au centre d'un processus politique dont ils étaient un des symboles concrets. La place que devaient prendre les individus, qui avaient été privés d'existence politique, pouvait se résumer par les " Bonjour, Citoyen !" qui claironnaient la victoire du peuple à chaque rencontre. Nommer l'autre Citoyen-nes et se faire appeler ainsi permet d'affirmer que nous assumons totalement l'héritage de 1792 et que nous ne laisserons plus les mains libres aux gouvernements qui n'ont de cesse de nous rabaisser et de nous contrôler. Tant que nous nous donnerons du Monsieur et Madame nous laisserons aux seuls "élus/élites" l'appélatif de citoyen. Les gouvernants sont les citoyens, c'est à dire ceux qui ont la responsabilité du pouvoir politique permanent, et nous sommes les Madame et Monsieur lots de consolation pour les presque riens en phase de déclassement total vers une insignifiance bientôt achevée (des "riens" qui se croiseront "dans les gares", E. Macron).
S'appelez Citoyen-nes, en soutenant le regard de la personne à qui nous nous adressons, c'est reconnaître que nous nous parlons d'égal à égal et que nous portons ensemble, sans que nous puissions en être privés, une fraction d'une souveraineté nationale qui ne peut en aucune circonstance nous être retirée. Essayez de remplacer Madame, Monsieur les mots "courbettes" des mondanités, du négoce et des courtisants par les appélatifs de Citoyens et de Citoyennes et vous constaterez immédiatement les effets que ce changement va produire sur vous-même et sur vos interlocuteurs. Constater les effets que peuvent avoir ces mots sur les personnes à qui vous parlez et sur votre ressenti. Je suis sûr que nous sortirons grandis et plus puissants que jamais en pronçant les mots d'une incarnation politique retrouvée.
Enfin, n'oublions pas que l'usage du mot Citoyen était associé à la familiarité du tutoiement qui associé à Citoyen achevait de consacrer une sincérité nouvelle dans les échanges. Le tu est tout le contraire d'un manque de respect car ni le vouvoiement ni les Madame, Monsieur ne garantissent un traitement respectueux des individus. Bien au contraire. Ce language de l'évitement qui affaiblit la cohésion sociale est aussi celui d'un mépris hypocrite qui peut, sans déroger à la bienséance aristo-bourgeoise, produire une avalanche d'insultes sur les personnes qu'ils étaient censés protéger. Agnès Jaoui dans le film Un air de famille se fait reprendre par sa mère qui lui reproche la crudité de son vocabulaire alors que cette dernière congédie ceux qu'elle considère comme des inférieurs avec un mépris froid, une attitude et un ton condescendant sans jamais prononcer le moindre mot "grossier". Elle lui répond alors qu'il : " y a des choses que je trouve bien plus choquante que mon vocabulaire... on peut être extrèmement grossier sans dire un seul gros mot".
Cessons donc nos grossièretés et appelons-nous à nouveau Citoyen-nes !