Avant de réaliser que nous faisons partie de Gaïa, nous sommes pour le moment irrémédiablement "Face à Gaïa". Bruno Latour. Transcription légèrement condensée et adaptée pour l'écrit d'une brève introduction de son livre "Face à Gaïa" par Bruno Latour lui-même, donné pour la Librairie Mollat.
Bruno Latour : "Dans Gaïa, qui est un terme à la fois mythologique par son origine et scientifique dans l'usage nouveau qui en a été fait par James Lovelock, j'y ai trouvé une façon de continuer des choses que je fais depuis quarante ans quasiment, qui est une collaboration avec les scientifiques, mais traitée un peu différemment, à propos de leur appartenance au monde, au fond.
"Il se trouve que dans le cas de la crise écologique, les scientifiques jouent un rôle absolument essentiel, puisque rien de ce qui nous arrive en quelque sorte n'est facilement détectable sans les moyens scientifiques. Je suppose que les vignerons Bordelais, comme les vignerons Bourguignons d'où je viens se seraient aperçus de quelque-chose, mais ils n'auraient pas eu les moyens d'en réaliser l'ampleur, et surtout évidemment d'en faire un phénomène mondial.
"Donc Gaïa est un personnage intéressant, parce que c'est à la fois quelque-chose qui ressemble un peu au globe, au global disons, qui a certaines de ses propriétés : le CO2 qui se déplace dans l'atmosphère se déplace effectivement partout. Mais qui en même temps a des propriétés très différentes de ce que j'appelle le global, le globe, la fameuse planète bleue.
"D'abord parce qu'on est dedans.
"Ensuite parce que c'est une toute petite pellicule de vie qui fait quelques kilomètres. Et qui est la seule chose qu'on connaisse, qu'on soit scientifique ou pas. On est tous dans cette même petite pellicule de vie. Quelques kilomètres en l'air et quelques kilomètres en bas.
"Et elle a aussi comme propriété d'être violemment politique. D'être devenue depuis une trentaine d'années, à cause du climat mais pas simplement, une question essentielle de politique.
"Et donc pour toutes ces raisons, Gaïa est très intéressant comme concept, même si c'est un concept évidemment disputé. Ça permet de dire quand on nous bassine les oreilles avec le fait qu'il faut être mondialisé ou globalisé : c'est pas du tout pareil d'être sur Gaïa ou sur le globe.
"Pour moi, c'est ça qui est très essentiel. Le globe c'est une abstraction, c'est quelque-chose qui a essentiellement un intérêt financier, commercial, de déplacement très rapide, à toute vitesse, de finance, de containers, et malheureusement beaucoup moins de gens,
"tandis que Gaïa c'est tout à fait autre chose. C'est l'interruption de tous les déplacements, de toutes les facilités d'habitation, par le simple fait qu'on dépend de tout un ensemble de créatures qui rendent notre vie possible.
"Ceci dit, ce n'est pas un personnage très amusant. C'est un personnage de limites, c'est un personnage de souveraineté. C'est un personnage de violence qui a un horizon très très différent de l'horizon qu'on avait avant quand on était modernes.
"D'une part c'est un décentrement, auquel on est supposé être habitués : nouvelle blessure narcissique. Et en même temps c'est un recentrement sur une activité humaine que nous ne savions pas avoir. Dont nous n'espérions pas en avoir la possibilité, et surtout pas la culpabilité, qui nous tombe dessus comme un poids énorme,
"et qui nous dit : vous les humains, vous êtes collectivement central [sic], pas dans toute la nature, depuis les étoiles jusqu'au centre de la Terre, mais pour ce petit vernis, cette petite pellicule qu'on appelle les zones critiques, qu'on appelle Gaïa, là vous êtes essentiels.
"Donc il y a un décentrement d'un côté et, bizarrement une offre très troublante : de se retrouver de nouveau en position de responsabilité et de nouveau de prendre ou accepter un poids politique qu'on nous donne.
"C'est pour ça que faire face à Gaïa ce n'est pas du tout la même chose qu'être dans la nature. Naguère, les humains étaient dans la nature. Maintenant ils sont face à Gaïa, et c'est pas du tout pareil. On n'a pas du tout le même régime de réaction et on n'a pas la même sensibilité.
"La question apocalyptique au sens propre, c'est à dire la question de la fin des temps, n'a rien à voir avec la catastrophe, et ne peut pas être éliminée de cette question écologique.
"Effectivement, on peut dire que ceux qui nient que nous soyons en situation de catastrophe, donc qui accusent d'être apocalyptiques, les écologistes ou les scientifiques qui travaillent sur la question de l'anthropocène, nous préparent par contre, d'une façon assez explicite, à quelque-chose qui est une fin.
"Enfin la fin du Monde évidemment. Pas la fin de la vie, pas la fin de la terre. La fin d'un mode de développement disons. Alors que ceux qui disent comme moi et comme beaucoup d'autres, et beaucoup de scientifiques : nous sommes dans une situation de tragédie, disons, parce que nous continuons exactement comme avant.
"Malgré le succès de la COP21, rien n'a changé. C'est ceux-là qui, précisément parce qu'ils encaissent la situation tragique, disons, c'est ceux-là qui peuvent avoir un espoir d'en infléchir le développement. C'est un argument que fait souvent Jean-Pierre Dupuy avec raison : il faut anticiper et absorber de l'apocalypse pour qu'elle n'arrive pas.
"C'est ce qu'un très grand auteur qui s'appelle Günther Anders disait à l'époque de la bombe atomique, c'est-à-dire que c'est seulement ceux qui acceptent la situation apocalyptique, qui ne la dénient pas, qui ont un espoir d'en empêcher la situation.
"Donc il y a quelque-chose de très grave dans cette situation. La solution générale de 95% des gens c'est de dire : j'y pense pas, ou j'y pense et puis j'oublie, mais c'est pas ça qui va nous éviter de réaliser ce qui est pourtant la décision solennelle de tous les pays du monde, le 12 décembre 2015, qui est de faire très rapidement quelque-chose.
"On imagine la quantité d'énergie, de prise de conscience, qu'il faut arriver à diffuser pour suivre les décisions qui ont été prises. On a pris des décisions, on s'est même donné cette chose inouïe qui est de rester en dessous de 1,5 degrés, alors qu'on est déjà à 1 degré, ce que tous les scientifiques disent est totalement fictionnel, mais on considère qu'il faut rester dans des attitudes morales et mentales classiques.
"Ça c'est invraisemblable. Il faut au contraire se mettre dans des situations nouvelles parce que la situation est totalement nouvelle. Personne n'avait anticipé l'anthropocène. Nous avons ni l'équipement intellectuel, ni la sensibilité esthétique, ni la moralité, et évidemment pas la politique."