Ce livre à pour intérêt de souligner efficacement combien l’ignorance déforme le regard que porte l’Occident sur la Russie et a le mérite de passer en revue tous les lieux communs, les préjugés et les contre-vérités qui forment le corpus de la vulgate occidentale concernant la Russie, la seule qu’un lecteur européen, et spécialement français peut connaître car la seule à être diffusée par nos médias.
Pourquoi tant de haine à l’égard de la Russie, si proche de nous par sa culture et sa géographie ? L’auteur montre qu’elle trouve son origine dans les conflits religieux, idéologique et géopolitique depuis Charlemagne jusqu’aux rivalités d’aujourd’hui à propos de l’Eurasie exacerbées par la volonté des Américains et des Européens de vouloir rejeter la Russie hors d’Europe et de l’isoler pour mieux asseoir leur domination sur le reste du monde.
De fait, l’Occident a peur de la Russie et cette peur alimente aujourd’hui un russophobie rarement atteinte dans l’histoire, cette russophobie qui n’est rien d’autre qu’une forme de racisme. Dirigeants et médias occidentaux qualifient les Russes d’arriérés, de barbares, de non civilisés, d’inférieurs, discréditant « la Russie en l’enfermant dans des clichés négatifs de façon à pouvoir légitimer son exclusion de la communauté internationale auprès des opinions publiques occidentales », écrit l’auteur. La russophobie s’explique par la géopolitique : le choc de l’impérialisme européen contre la Russie à partir de la moitié du XVIIIe siècle), et par l’idéologie : l’instrumentalisation de la démocratie et de la théorie des droits de l’homme comme moyen d’imposer le libéralisme et la capitalisme anglo-saxon sur le monde – ce qui n’empêche pas les Occidentaux de soutenir les pires despotes de la planète s’ils servent leurs intérêts, tels les régimes autocratiques du Golfe persique, par exemple. Enfin, la russophobie actuelle est aussi une réaction de l’Occident, de l’Europe, qui n’a pas « d’identité constituée » contrairement à la Russie, nous explique Guy Mettan.
« La construction européenne manque de légitimité et ne respecte pas l’avis des peuples européens » soumis aux diktats d’autorités non élues à Bruxelles. Alors, l’Union européenne entend combler ce déficit de légitimité et se donner une crédibilité en s’inventant un ennemi à sa porte : la Russie, « repoussoir idéal surtout lorsqu’elle revendique sa place dans le concert des nations ». Un repoussoir idéal, oui vraiment et surtout pour les Baltes et les Polonais qui ont besoin d’un « grand méchant russe » pour justifier – et obtenir les aides financières qui vont avec –, leur intégration bâclée dans l’Union européenne et dans l’OTAN pour se placer sous la protection du bouclier antimissiles américain.
Poutine devient ainsi un excellent prétexte pour détester la Russie. Cependant, les dirigeants russes ont traversé l’histoire, mais les préjugés sont restés le mêmes, et ils ne datent pas d’hier puisqu’ils remontent à Charlemagne se faisant couronner empereur en 800 afin de s’emparer de l’héritage de l’Empire romain au détriment de l’empereur byzantin. « Ce premier conflit géopolitique entre l’Occident et l’Orient, nous dit l’auteur, a abouti au schisme entre catholiques romains et orthodoxes byzantins, lorsque les successeurs de Charlemagne ont réussi, dès 1014, à imposer des papes allemands à Rome », qui ont été les vecteurs de la nouvelle idéologie impériale. « Depuis lors, poursuit l’auteur, la propagande occidentale, des théologiens aux ambassadeurs, n’a jamais cessé de dénigrer les patriarches orthodoxes et les souverains grecs, puis les Russes lorsque ceux-ci ont repris l’héritage byzantin après la chute de Constantinople » en 1453. On s’aperçoit que les préjugés et les clichés antirusses n’ont pas changé depuis le XVe siècle. Dès lors que la Russie est devenue une puissance sur la scène mondiale, au XVIIIe siècle, la russophobie est devenue une constante des politiques européennes à son égard. En 1853, la presse anglaise stigmatisait le tsar Nicolas Ier exactement dans les mêmes termes que les médias occidentaux d’aujourd’hui le font avec Poutine : expansionniste, autocrate, oppresseur des peuples, liberticide, etc. Pour Guy Mettan, la russophobie « durera aussi longtemps que la Russie fera de l’ombre à l’Occident, et en tout cas aussi longtemps que les Américains pourront faire pression sur les Européens pour les empêcher de se rapprocher de la Russie ».
Pour les Américains, la Russie de Gorbatchev puis d’Eltsine était une aubaine. Affaiblie, elle ne pouvait s’opposer aux ambitions occidentales de faire main basse sur l’héritage soviétique et de contenir la Russie hors d’Europe, ce qui explique la guerre déclenchée en Géorgie en 2008, avec le résultat que l’on connaît – Poutine n’est pas Eltsine –, et l’ambition américaine de s’emparer de l’Ukraine après avoir fomenté le putsch de Kiev sans avoir prévu évidemment la résistance populaire de l’est de l’Ukraine et la sécession de la Crimée, aujourd’hui redevenue russe selon le souhait de sa population. Les Américains ne veulent pas lâcher leur nouvelle prise ukrainienne et les Russes n’ont aucune envie d’abandonner ce qui leur appartient, le conflit ukrainien durera donc encore longtemps conclut notre auteur, « avec des phases froides et chaudes ».
Pour légitimer la conquête de l’Ukraine, l’Occident déploie des moyens de propagande énormes (on parle de 5 milliards de dollars) afin de diaboliser la Russie et la personne de son président. L’Occident s’appuie sur de puissants lobbies russophobes américains, ceux des industries pétrolière et de l’armement, polonais ou baltes, actifs à Londres, ou sur des milliardaires qui ont accès à tous les grands médias, tels Soros aux États-Unis et Bernard-Henri Lévy en France. Toute voix, aux États-Unis et en Europe qui s’élève contre cette version occidentale biaisée est inaudible, n’ayant aucun espace dans les médias, relais complaisants des dirigeants occidentaux, qui citent exclusivement des sources proches des putschistes ukrainiens ou des thinks tanks affiliés à l’OTAN ou émargeant à la CIA. Diversifier leurs sources, appréhender la réalité sans parti pris en privilégiant un aspect, en escamotant les autres, est trop leur demander.
C’est ainsi, en privilégiant la caricature à l’éthique journalistique, que les médias occidentaux présentent le projet eurasiatique du président Poutine. Je quitte le livre de Guy Mettan pour tenter de voir ce que recouvre ce projet eurasiatique.
Qu’est donc en réalité ce projet ? Le changement structurel qu’est l’Eurasisme se traduit par la certitude que la Russie n’aspire plus désormais à rattraper l’Occident sur le plan moral, sociétal ou culturel, comme ce fut systématiquement le cas depuis 1991. Moscou a visiblement pris l’initiative de clairement accentuer la tendance à la rupture en insistant désormais clairement sur les différences de civilisation entre la Russie et l’Ouest. Une nouvelle politique culturelle s’élabore, qui permet de mieux comprendre le contour civilisationnel que la Russie souhaite s’attribuer et donc la direction que devrait suivre sa géopolitique dans un futur proche. Le modèle occidental fondé sur les « avancées sociétales » (mariage pour tous, théorie du genre, féminisme agressif…) et le multiculturalisme y sont clairement rejetés.
l’Eurasisme est un concept à multiples facettes servant à démontrer la particularité civilisationnelle russe. Ce concept qui est réapparu au sein des élites russes depuis le début des années 2000 semble s’imbriquer au sein du monde russe que l’on peut assimiler au monde de l’Est dans ses dimensions majoritairement slaves et orthodoxes. Cette « russité » semble basée sur le « monde russe », concept qui semble visiblement définir la sphère d’influence que la Russie souhaite vraisemblablement développer et travailler.
Peut-on parler d’Eurasie restreinte (des Balkans orthodoxes à l’Extrême-Orient russe en passant par le Caucase et la Sibérie, soit l’Eurasie intérieure) pour définir en gros le contour de ce monde russe et les plausibles sphères d’influence en son sein de la Russie et de l’Union douanière (Russie, Biélorussie, Kazakhstan, Arménie…),mais ce qui est certain, c’est que le point cardinal de la rupture civilisationnelle totale de ce monde russe avec l’Occident est le retour proclamé au christianisme. Ainsi, « la Russie sera peut-être l'un des derniers gardiens de la culture européenne, des valeurs chrétiennes et de la véritable civilisation européenne », dans la suite des conceptions du tsar Nicolas Ier (1796-1855), dont Vladimir Poutine conserve le portrait dans son bureau du Kremlin.
Une imbrication des valeurs chrétiennes au sein d’un monde russe en parfaite adéquation avec la définition donnée par Vladimir Poutine quant à la substance religieuse du citoyen de ce monde russe. D’après le président russe, « un Russe, ou plutôt une personne appartenant au monde russe, pense d’abord et avant tout qu’un homme a une haute destinée morale. Les valeurs occidentales sont (à l'inverse) que la réussite se mesure à la réussite personnelle ».
On comprend pourquoi le projet russe est haï par l’Occident dont la marche va à l’inverse des fondamentaux russes. Le libéralisme occidental, amoral et individualiste, ne profite qu’à une minorité oligarchique et méprise les intérêts des peuples qu’on amuse avec de pseudo-avancées sociétales présentées comme des progrès : pour les nantis, peu importe la déliquescence qu’entraînent ces déviances institutionnalisées pourvu que les marchés fonctionnent sans retenue et que leurs poches continuent à se remplir. Que Vladimir Poutine, à la tête d’une Russie redevenue grâce à lui une puissance incontournable dans le monde, puisse aller à l’encontre de cette doxa capitaliste affranchie de toute morale explique pourquoi l’Occident s’emploie à l’abattre.