Une émission hors sol, loin des réalités du terrain
Ce qui m'a le plus consternée c'est ce que l'émission de France 2 a choisi de passer sous silence.
Aucune allusion à la pénurie catastrophique de médicaments psychiatriques. Des molécules de plus en plus nombreuses sont en rupture ou en tension d’approvisionnement en France. Parmi eux : Des psychotropes jugés essentiels à savoir des traitements de fond indispensables tels que des antipsychotiques (la Quétiapine, l’Olanzapine injectable à libération prolongée, la Palipéridone injectable à libération prolongée, etc…) mais aussi des thymorégulateurs comme le Lithium ou encore des antidépresseurs notamment la Sertraline.
(source : https://uspo.fr/penuries-de-14-medicaments-en-psychiatrie-depuis-le-1er-janvier-2025-une-situation-intenable-et-qui-saccentue/)
Des traitements vitaux.
Conséquences pour les patients : ils doivent faire le tour des pharmacies, parfois plusieurs jours durant, ou changer de molécule au risque de rechutes sévères pouvant aller jusqu'à l’hospitalisation.
Mais à France 2, silence.
Silence aussi sur l’abandon du secteur public. De plus en plus de lits fermés en psychiatrie, pendant que le privé lucratif gagne du terrain. Oui, on le sait : un lit fermé, ce n’est pas juste un chiffre. C’est un lit manquant le jour où une crise survient. C’est une hospitalisation refusée. Une urgence repoussée. Un drame évitable qui devient statistique.
Silence toujours sur les CMP (Centres Médico-Psychologiques), où les délais d’attente dépassent parfois 6 mois pour voir un psychologue faute de personnel. Où les patients sortis d’hospitalisation doivent attendre des semaines pour un rendez-vous de suivi. Un quart des postes de psychiatres sont vacants dans les hôpitaux publics, selon la Fédération Hospitalière de France (FHF, 2023). Une désertification organisée, au mépris du droit aux soins.
Et à l’écran sur France 2 ? Des séquences sur l'équithérapie ou la "surf thérapie". Marginales, précieuses peut-être, mais totalement hors sol. Une anesthésie télévisée. Un enfumage.
Une invisibilisation brutale de certaines souffrances
Pas un mot sur les troubles borderline qui touchent pourtant entre 1 et 2% de la population et est encore largement stigmatisé, mal diagnostiqué, mal soigné.
Pas un mot sur les troubles dissociatifs, les hospitalisations sous contrainte, le chiffre terrifiant de suicides (9200 suicidés en 2022 soit 25 suicides par jour), les effets délétères de certains traitements.
On nous parle beaucoup de "bien-être mental" mais pas de psychiatrie. On parle "anxiété", mais pas trauma complexe. On parle "burn-out", mais pas tentatives de suicide. Cette émission a effacé les vécus les plus douloureux, les plus urgents. Comme si certaines souffrances étaient trop laides pour être montrées. Trop dérangeantes pour le service public.
Une mise en scène lisse, presque obscène
À la télé, tout était propre. Joli décor. Lumières éblouissantes. Invités souriants. Animateurs blagueurs. Zéro tension. Aucune contradiction. Un univers parallèle où la santé mentale devient un thème de plateau, un divertissement compassionnel. L’image dominante : celle d’un malaise flou, qu’un peu de sport, de bienveillance et une bonne alimentation pourraient résoudre
Aucune colère. Aucune parole dérangeante. Pas une seule voix pour dire : « J’ai eu peur qu’on m’attache. » « Je ne trouvais plus mes médicaments. » « J’ai attendu un an pour un suivi. »
C’est cette absence de vérité qui m’a mise en colère. Parce que ça tue, le mensonge. Parce que ça isole. Parce que ça dit, à voix basse : « Ton vécu ne passe pas à la télé. »
Un message final toxique : responsabilisation individuelle, déni collectif
Le message final était presque plus violent que le silence : Prenez soin de vous. Mangez mieux. Dormez plus. Consultez.
Mais qui ? Où ? Quand ? À quel prix ? Ce discours fait porter aux personnes en souffrance le poids de leur guérison, tout en niant les obstacles systémiques qui rendent cette guérison impossible.
C’est le renversement de culpabilité parfait : si vous allez mal, c’est que vous n’avez pas fait assez. Ce n’est pas que l’État a abandonné les soins psychiatriques. Non, c’est vous. Vous n’avez pas pris rendez-vous, vous n’avez pas fait de sport. Vous n’avez pas « parlé ».
Cette rhétorique tue. Elle tue symboliquement et parfois concrètement.
Ce qu’il faudrait vraiment montrer à la télé
Il faudrait montrer les couloirs d’un hôpital psychiatrique un dimanche soir. Montrer les infirmier·es en burn-out, seuls pour gérer 20 patients. Il faudrait entendre les cris, voir les chambres d’isolement, comprendre ce qu’est une contention. Il faudrait raconter ce que c’est, une nuit sans médicament. Un matin sans psychiatre. Un suivi coupé net faute de budget. Un diagnostic erroné qui fout une vie en l’air.
Il faudrait entendre les survivant·es. Pas seulement les "rescapé·es" déjà réinséré·es. Les vivant·es. Même cassé·es. Même en colère. Même pas "présentables".
Conclusion : la vraie urgence, c’est d’écouter les concerné·es
En 2025, la santé mentale est devenue une "grande cause nationale". Et pourtant, elle est toujours un grand mensonge collectif. Tout ce qui dépasse du cadre — le chaos, les troubles graves, l’inadaptation radicale au monde tel qu’il va — est renvoyé dans l’ombre.
Moi, je vis avec un trouble. Je vis dans un pays où les soins psychiatriques deviennent un luxe et un parcours du combattant. Je vis dans un silence institutionnalisé, entretenu par ceux qui prétendent nous donner la parole.
Alors je le dis sans détour :
Je suis fatiguée d’espérer. Fatiguée d’attendre. Fatiguée de ne pas exister dans vos récits.
Je veux une parole juste, radicale, politique. Une parole qui bouscule. Pas un storytelling d’antenne.
Je veux un service public qui informe, pas qui maquille.
Je veux qu’on parle. Pour de vrai. Et surtout qu’on écoute.
Laura Tournand
Autrice, militante, survivante
Juin 2025