Laura TUFFERY (avatar)

Laura TUFFERY

Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

Abonné·e de Mediapart

62 Billets

1 Éditions

Billet de blog 1 mai 2011

Laura TUFFERY (avatar)

Laura TUFFERY

Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

Abonné·e de Mediapart

"La Solitude des nombres premiers" de Saverio Costanzo - Sortie en salles le 4 mai 2011

Laura TUFFERY (avatar)

Laura TUFFERY

Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Loin des habituels archétypes sur l’enfance et ses traumatismes Saverio Costanzo nous offre un vrai film « à fleur de peau ». Avec ses héros dostoïevskiens contemporains, La solitude des nombres premiers s’attarde sans didactisme sur la singularité de deux êtres sensibles et lucides évoluant dans des familles austères et rigides, où un drame vécu dans leurs enfances respectives les confine dans une solitude contemplative.

Alice et Mattia sont des adolescents solitaires, spectateurs de la vie à laquelle ils tentent chacun à leur façon de s'adapter et de s'y faire une place. Porteurs de blessures anciennes qui se sont inscrites dans leur chair, ces deux là se rencontrent et se reconnaissent au collège, dans une complicité silencieuse sans pour autant parvenir à communiquer l'un avec l'autre. Ils poursuivent ainsi leur route, côte à côte, en parallèle jusqu'à leur trentaine d'années, Alice étant devenue photographe et Mattia chercheur en mathématiques.


Avec La solitude des nombres premiers, Saverio Costanzo relève haut la main le défi d’adapter le roman éponyme de Paolo Giordano, dont le succès a largement dépassé les frontières de l'Italie. Avec la collaboration de l’écrivain au scénario, il prend la matière littéraire et la fait sienne, en trouvant des correspondances cinématographiques novatrices, en particulier dans une narration éclatée dans le chassé croisé temporel, et des partis pris esthétiques courageux, quelque part entre l’anxiogène et le féérique, entre l’intime et le baroque, qui rappellent les grandes heures du cinéma de genre graphique des années 70. La seconde difficulté à laquelle devait se confronter le réalisateur était de ne pas tomber dans les inévitables écueils de la vulgarisation, schématisation et autres stéréotypes que peuvent donner lieu des thèmes aussi difficiles à traiter que sont les drames ordinaires et traumatismes de l'enfance, la gémellité, l'autisme, l'adolescence perturbée.

Là où il y avait matière à sombrer dans le pathos ou la démonstration appuyée, Saverio Costanzo met en place un dispositif cinématographique qui lui permet dès lors d'aborder avec pudeur, profondeur et sensibilité, ses personnages. Le recours à l'ellipse pour enjamber les années charnières des protagonistes (1984, 1990, 2001 et 2007) afin de mieux saisir leur évolution grâce à de subtils flashs back mais surtout le recours au genre fantastique et à l'onirisme, laissent la voie ouverte à différents niveaux de lecture de l'histoire et rendent possible le traitement des multiples thèmes brassés. La solitude des nombres premiers aurait pu facilement sombrer dans le clinique et le glacé, ce qu’il ne fait absolument pas. Le recours à un cinéma fantasmatique pour évoquer les douleurs intériorisées permet à l’œuvre de prendre son envol, là où un traitement purement réaliste aurait probablement réduit son aspect hypnotique et poétique.

Le réalisateur a privilégié ici le jeu des acteurs qui effectuent une véritable performance pour donner « chair » à une histoire aride. Ceux-ci ont du à l'occasion s'investir physiquement dans leur rôle, afin de restituer le cheminement psychologique de chacun de leur personnage. Alba Rorhwacher dans le rôle d'Alice est époustouflante dans ses métamorphoses - elle campait déjà un personnage tout en fragilité dans Io sono Amore de Luca Guadagnino - , Luca Marinelli dont il s'agit ici de la première apparition à l'écran a du pour l'occasion s'étoffer corporellement et jouer tantôt sur le registre de l'ironie, du mutisme mélancolique aidé en cela par ce travail sur le corps. Le film s'appuie aussi sur des seconds rôles totalement investis dans cette corporalité, ainsi Isabella Rosselini que l'on retrouve en une mère aussi aimante qu'étouffante que celle qu'elle incarnait déjà dans Two Lovers de James Gray.

La bande originale signée par Mike Patton, fait part intégrante du processus narratif. Chacune des périodes est ainsi représentée dans un va et vient musical entre passé et présent, l'horreur et l'étrangeté angoissante de l'enfance, empruntée aux films de Carpenter et Dario Argento, la perte de repères et la quête identitaire de l'adolescence portée par des morceaux Techno (et le Piume di cristallo d'Ennio Morricone, ritournelle qui relie Alice et Mattia dans leur rencontre) jusqu'à l'entrée dans l'âge adulte marquée par une forme de légèreté toute en surface grâce à des morceaux, reconnaissables de tous, tel que le Bette Davis Eyes de Kim Karnes.

Une des nombreuses qualités de ce film et son ingéniosité majeure, tient donc à l'ensemble de ce dispositif solidaire qui en fait une œuvre profonde, austère et malgré tout vivante. Le fantastique tout comme les flashs back distillés peu à peu, refusant ainsi de présenter de manière abrupte au spectateur un drame tel quel, dont un des pièges aurait pu être une forme de voyeurisme ou de morbidité permet au réalisateur de mettre en place une trame narrative qui se déploie telle une toile. Dès lors, chacun peut lire et recomposer avec son imaginaire, chaque épisode vécu sans augurer de l'issue finale à laquelle seront voués ces personnages emprisonnés dans leur souffrance et solitude.

Si les traumatismes de l'enfance génèrent des figures adolescentes et adultes fugaces, telles Alice et Mattia, Saverio Costanzo parvient à n'en pas faire un effet de causalité et à coller au plus près du titre qu'il a conservé. La particularité des nombres premiers est non seulement le fait qu'ils ne soient divisibles que par eux-mêmes et par un, donc voués à la solitude mais aussi qu'il soit impossible de les répertorier, autrement qu'en les énumérant, et enfin des nombres essentiels sans lesquels on ne saurait décomposer les autres. Par conséquent des nombres avec lesquels il faut « compter sur ». Ainsi, de manière métaphorique, Alice et Mattia ne sont pas prédéterminés, l'un par l'abandon de la petite sœur autiste sur un banc, l'autre par un accident de ski dont elle porte le boitement de la jambe en mémoire, mais évoluent sous nos yeux, de même ils attirent à eux des amitiés ambivalentes, tutélaires ou révélatrices, ainsi celle naissante entre Alice et Viola dans une scène centrale aux vestiaires du collège, tout aussi ambigüe.

La seconde qualité majeure de ce film, aux milles facettes et hautement métaphorique, est de se situer sans cesse à la frontière de deux genres, le fantastique et l'hyperréalisme, qui ne sont guère éloignés dans leur aspect cauchemardesque. Les références à Dario Argento ou à Shining de Stanley Kubrick ne sont pas anodines dans ce qu'elles ont en commun du traitement de la « folie ordinaire » sous la forme de l'étrangeté familière. Indubitablement, situé à cette frontière le film ne peut qu'inclure le spectateur lui laissant toute latitude d'émotion vive, de malaise et d'interprétation, sans nul effort. Ainsi, l'enfance, lieu et sujet de toutes les angoisses est tantôt vue et vécue par le prisme d'Alice et de Mattia, tantôt par le regard des adultes où l'enfant paraît tantôt cocasse tantôt monstrueux dans des accoutrements de fête, déguisements dont il ne peut jouir pleinement, portant en lui des exigences parentales démesurées mais inconscientes, il demeure spectateur. Cet effet de « monstruosité » est mis en abîme avec le discours parental, dans des dialogues abrupts dont celui de la mère de Mattia qui avoue avoir fait « deux monstres qui m'ont gâché la vie » ou encore dans ce plan subjectif où Alice, absentée, écoute les louanges de son père dont elle est n'est que l'objet, ou encore celui d'une force inouïe de Mattia, pris entre responsabilité et culpabilité, répétant à tue-tête à sa petite sœur autiste Michela de ne pas bouger du banc.

Film foisonnant où tout est corps et prend corps, tel est le parti pris majeur de Saverio Stanzo, et le plus profond de toute évidence, dans cette narration en parallèle de deux être abîmés au plus profond de leur chair. Les multiples références allégoriques ou clairement énoncées au dépeçage (la scène de vivisection en classe est éloquente dans l'admiration que suscite Mattia dans son sang froid), à la coupure, à la métamorphose des corps, à la scarification ont un véritable sens et prennent sens. Dans les mutilations que semble « s'infliger » Mattia, il s'agit bien par la coupure de redonner vie à ce qui a été de l'ordre du « ratage » (lui même clairement évoqué par sa mère), redonner vie à la sœur jumelle « disparue », et refaire peau neuve car à la blessure succède la cicatrice.


C'est avec beaucoup de délicatesse que Saverio Stanzo approche ainsi au cœur de souffrances plus courantes qu'il n'y paraît à l'adolescence, qui se taisent, que l'on tait au risque de choquer et qui trouvent leur propre résolution. Dans ce petit joyau de film dont on ne dévoilera pas l'issue finale mais où la parole émerge enfin dans un silence total, on songe à un autre compatriote de Saverio Constanzo, Curzio Malaparte, qui dressait ce constat implacable dans La peau : « Les plus courageux et les plus patients étaient les enfants. Ils ne pleuraient pas, ne criaient pas mais tournaient autour d'eux des yeux clairs pour regarder l'effroyable spectacle, et souriaient à leurs parents, avec cette merveilleuse résignation des enfants qui pardonnent à l'impuissance des grandes personnes et ont pitié d'elles qui ne peuvent pas les aider. »

Laura Tuffery

Texte mis en ligne le 1 mai 2011 sur www.culturopoing.com

http://www.culturopoing.com/Cinema/Saverio+Costanzo+La+solitude+des+nombres+premiers+-3976

Sortie en salles le 4 mai 2011

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.