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Billet de blog 6 février 2012

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Entretien avec l'argentin Ricardo Darín à l'occasion de la sortie de "El Chino" de Sebastián Borensztein

Laura Tuffery : Qu'est-ce qui vous a séduit dans le scenario de El Chino pour accepter le rôle d'un homme grincheux, replié sur lui-même et sur son passé, assez obsessionnel? Qu'est-ce que cela impliquait de nouveau dans votre manière de jouer?Ricardo Darín : La contradiction du personnage m'a énormément séduit.

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Laura Tuffery : Qu'est-ce qui vous a séduit dans le scenario de El Chino pour accepter le rôle d'un homme grincheux, replié sur lui-même et sur son passé, assez obsessionnel? Qu'est-ce que cela impliquait de nouveau dans votre manière de jouer?

Ricardo Darín : La contradiction du personnage m'a énormément séduit. J'ai beaucoup aimé cette cuirasse avec laquelle il se protège du système, de la communauté et de la société. Il est très endolori, blessé par la manière dont il a été traité, abandonné comme cela arrive généralement avec les ex-combattants, on a besoin d'eux et de leur corps qu'ils donnent totalement dans la bataille, et plus personne ne se souvient d'eux ensuite. Cela arrive pratiquement dans toutes les sociétés. On oublie les ex-combattants. C'est ce qui les amène à se construire une véritable cuirasse de défense pour se protéger contre la société car ils sentent l'injustice qu'il y a à être traités de cette manière. En même temps ce qui me plaisait dans ce personnage c'était la noblesse de son esprit, sa solidarité involontaire, ça c'est la véritable solidarité : celui qui ne peut pas s'empêcher d'aider celui qui en a besoin en dehors de sa propre volonté. C'était là quelque chose de très attirant dans le personnage, ce qui devait se passer finalement se passe : le public finit par trouver une forme d'empathie pour ce personnage grognon, grincheux, replié mais on devine dès le début que derrière cette personnalité particulière il y a quelque chose de plus profond, que le personnage féminin, Mari, voit.


LT : Quelle a été la principale difficulté du rôle, sachant qu'il n'y a pratiquement pas de dialogues, puisque le personnage de Roberto ne fait que pester?

RD : En soi, il est vrai que c'est une vraie difficuté car le dialogue, le verbe sont des outils majeurs dans une narration. Faire sans, était un obstacle majeur et presque un défi et c'est la raison pour laquelle le scénario a été construit autour de cela, dans ces points extrêmes, c'est à dire un argentin blessé, enfermé dans sa coquille face à un chinois qui ne parle pas un mot d'espagnol. Cette situation initiale m'a parue formidable, cela m'a paru quasiment comme une métaphore de ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, c'est à dire cette indifférence, ce manque de tolérance à l'égard de celui qui est différent de nous.
LT : C'est ce que dit Mari dans une tirade « Je m'imagine en Chine, seule sans parler un mot de chinois et heureusement il y aurait un Roberto qui serait là pour moi »...

RD : (Rires) Oui et en plus elle le lui dit quand Roberto vient juste de mettre à la rue le Chinois, presque à coups de pied aux fesses! Elle, elle le connait réellement au delà des apparences. C'est aussi ce que le public perçoit du personnage dès le début même si on ne sait pas pourquoi il est ainsi, ensuite le film se charge d'éclairer les raisons pour lesquelles le personnage en est arrivé là.


LT : L'histoire de deux tragédies qui se rencontrent...

RD : Et qui se réunissent à un moment précis.

LT : Comment, habitué à des dialogues assez truculents, êtes vous parvenu à contenir l'absence de paroles et travailler votre personnage très ritualisé et très expressif?

RD : Le film a une structure narrative assez particulière. Bien sûr pour un comédien c'est un obstacle, une complication car nous autres les acteurs savons que le verbe, la parole est un outil fondamental. Ce fut en tout cas un obstacle partagé avec Ignacio Huang, le Chinois. Tous les deux nous étions dans une économie de la parole très grande et nous étions obligés d'établir une connexion et travailler aussi cette absence de connexion, sans autre moyen que la gestuelle ou le registre émotionnel et ça se fut un travail très intéressant et méticuleux, très travaillé et très précis dans la direction de Sebastián et son sens du détail. Ignacio est génial, c'est un très bon acteur et un garçon qui travaille avec beaucoup de profondeur, très intelligent et très ouvert. Il a beaucoup collaboré et nous a aidé dans la compréhension de la culture chinoise, afin de ne pas être irrespectueux à l'égard de la communauté chinoise, il ne s'agissait pas de rire des chinois mais de Roberto, ou de ce qu'il paraît être.


LT : Vous avez évoqué l'Argentine, ses ex-combattants dans la guerre des Malouines dans El Chino, vous êtes l'acteur argentin le plus connu en Argentine mais aussi un des acteurs hispaniques les plus connus et reconnus en Europe. L'Argentine apparaît ici mais également dans la plupart de vos films comme un cadre majeur. Est-ce un choix personnel de poursuivre dans le sillage du cinéma argentin ou seriez vous disposé à tourner avec des réalisateurs européens par exemple?

RD : Moi je suis tout à fait ouvert aux différentes propositions. Ce qui se passe, et comme vous le disiez à l'instant, involontairement, je suis apparu comme un des figures majeures du cinéma argentin et ça c'est une grande responsabilité. Par ailleurs, ma manière d'appréhender profondément une histoire, un rôle est généralement accompagnée par ma proximité avec la vibration argentine. Il y a une lien qu'il est très difficile de rompre et d'éviter et d'autre part, je ne souhaite même pas l'éviter, bien au contraire. Ce n'est pas que je sois obsédé par le cinéma argentin. A partir du moment où on me propose des histoires venant d'autres pays, comme l'Espagne par exemple, où j'ai eu plusieurs opportunités et où je vais prochainement tourner à Barcelone avec Cesc Gay, Javier Cámara et beaucoup d'acteurs que je connais, que j'aime et respecte mais avec lesquels je n'ai jamais travaillé, ce sont des opportunités que je ne laisse pas passer car cela m'intéresse d'être en contact avec eux, précisément pour ne pas donner l'impression que je ne fais que du cinéma argentin.

Ricardo Darín © Bernard Rondeau

LT : Il est vrai qu'aujourd'hui vous apparaissez comme l'acteur argentin « mythique » et l'un des acteurs hispaniques les plus connus avec Antonio Banderas et Javier Bardem, vous faites presque partie de la même génération d'ailleurs...

RD : Non, Javier est beaucoup plus jeune, je pense être l'aîné de ceux que vous avez nommés...

LT : Vous êtes de la même génération qu'Antonio Banderas en tout cas (sourires)

RD : C'est fort possible! J'espère qu'il est plus âgé que moi! (rires). Moi je ne vais pas me comparer à Javier Bardem ni à Antonio Banderas, qui sont des acteurs internationalement connus.

LT : Une carrière internationale ne vous intéresserait pas?

RD : Ce n'est pas qu'elle ne m'intéresse pas, c'est qu'elle ne s'est pas déroulée ainsi. Banderas en a eu l'opportunité. Ce n'est pas quelque chose qui m'empêche de dormir ni un rêve que j'ai et ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus. Ce n'est pas une histoire de nationalité, ce qui me mobilise le plus ce sont les histoires, il ne s'agit même pas de l'aspect économique. Je sais qu'il est tout à fait possible de gagner beaucoup d'argent, ou beaucoup plus d'argent dans de grosses productions américaines. Je n'ai pas besoin d'argent... ce n'est pas l'argent qui me motive (sourires).


LT : C'est un chemin et un choix très personnels que vous avez emprunté donc?

RD : Un chemin personnel et aussi un choix artistique. Je me sens beaucoup plus consistant dans des films où je peux approfondir mon rôle, me mobiliser. J'ai eu des propositions qui me sont venues des États-Unis mais je me suis aperçu que je n'avais rien à apporter aux rôles proposés, cela me semblait très lointain de ce que je suis, très inaccessible avec un personnage qui ne gravitait pas dans l'histoire. Je ne suis pas habitué à ce genre de rôle. Je suis malheureusement habitué, par déformation professionnelle, à avoir une certaine responsabilité sur les épaules en ce qui concerne l'ensemble de l'histoire du début jusqu'à la fin. Par conséquent, quand on me propose un tournage où je dois dire « Bonjour! » et où on me répond « Voilà le texte! », si je l'acceptais ce serait pour des raisons purement économiques et je me sentirais très mal à l'aise, et pour tout dire ça ne m'intéresse pas. Je ne crois pas qu'apparaisse un producteur ou un réalisateur américain qui puisse me proposer un rôle intéressant dans une histoire où je puisse me reconnaître et me risquer à franchir la barrière de la langue et tout donner de moi, en me disant « Bon je le fais! ». Cela n'est pas encore arrivé, si un jour l'occasion se présentait, je te le ferais savoir (sourires).


LT : Je vous ai posé cette question car vous avez tourné quatre films avec Juan José Campanella, en particulier El secreto de sus ojos récompensé de l'Oscar du meilleur film étranger et qui lui, a mené une partie de sa carrière aux États-Unis...

RD : Ce qu'a expérimenté Juan aux États-Unis c'est la manière de travailler, mais il n'a jamais oublié qu'il est argentin. Ses films sont argentins bien qu'il ait beaucoup appris aux États Unis sur la manière de travailler, ce qui est très important, et cela se sent dans ses films. Il connaît la façon de travailler des américains en profondeur. Lui, il a fait un chemin d'apprentissage comme narrateur sachant très bien utiliser ce qu'est la structure narrative des nord-américains, ce qui est quelque chose d'important à apprendre d'eux car ils sont très forts sur ce terrain là. Mais Juan a adapté une histoire argentine avec un mode de travail américain et il est parvenu au résultat qu'est El secreto de sus ojos, c'est à dire deux histoires qui se mélangent et s'entrecroisent durant tout le film, et se rejoignent quasi simultanément à un même point au final, très surprenant et qui procure un impact très, très fort. Ça c'est très important et y compris pour lui dans sa carrière aux États-Unis car il y a gagné une forte réputation.
LT : Il a remporté l'Oscar du meilleur film étranger...

RD : Oui et le film a été nominé deux fois pour un film en langue étrangère, ce qui est assez rare.
LT : Vous avez aujourd'hui la réputation d'être un des acteurs hispaniques les plus virils et séduisant, avec « ce regard qui brûle » comme le dit Mari dans une réplique du film et pourtant vous n'usez pas de ces atouts dans aucuns de vos films. Dans El Chino, vous jouez, bien au contraire, un homme très maladroit dans sa manière de séduire, un homme qui ne sait pas s'y prendre...

RD : Exact! (rires)

LT : Avec un tel charisme pour ne pas dire « sex appeal » est-ce un choix de votre part de refuser des rôles de séducteurs ou bien est-ce un manque de propositions pour ce genre de rôles qui explique cela?

RD : Ce type de personnages et de rôles je les ai énormément joués dans ma jeunesse jusqu'à mes trente-cinq, quarante ans. Ces quinze dernières années je me suis dirigé vers des rôles de perdants, de personnages plus proches du simple citoyen. Le citoyen commun n'est pas un gagnant, ce n'est pas précisément un « latin lover », dans cette voie là j'ai trouvé beaucoup plus de possibilités d'expressions, cela m'a permis de m'approcher du citoyen banal et des gens en général. Par ailleurs, les rôles que l'on me propose sont aussi ceux-là. Cela doit avoir un lien avec ma détérioration physique... Je me détériore à pas de géant avec mes cinquante cinq ans...! (rires)

Ricardo Darín © Bernard Rondeau

LT : Je trouve qu'au contraire c'est depuis vos quarante ans et le succès de Las Nueve reinas que s'est imposée cette image d'acteur « charismatique »...

RD : Oui, c'est pour cela qu'aux États-Unis, on dit de George Clooney qu'il est le Ricardo Darín nord américain (éclats de rires).
LT : Quel accueil a reçu El Chino en Argentine?

RD : Extraordinaire, explosif! C'est une histoire simple, un film qui n'est pas prétentieux, et qui fait son chemin grâce au public. Les gens l'ont soutenu et recommandé. Le spectateur s'est fait complice du film et dans ce sens cela me rappelle beaucoup Las Nueve reinas. Le film s'est fait avec une simple production, de manière économique et avec la complicité des spectateurs qui racontaient le film sans dévoiler la fin ni quelle était l'intrigue et ça c'est la démonstration la plus claire que le spectateur se situe du côté de l'histoire et du film, en le recommandant à ses amis, à sa famille. Quand on parvient à cela, c'est extraordinaire! C'est comme une barrière qui saute, une barrière qui est franchie. Il n'y a rien de plus important dans le monde du spectacle que le bouche à oreille, aucune promotion ne peut rivaliser avec cela. Les grands studios américains investissent la moitié de leur budget dans la promotion. Nous autres nous n'avons pas cette chance, la seule chance que nous ayons est que le film soit aimé, soit bien reçu et recommandé. C'est la seule chose que nous ayons plus ou moins pour équilibrer la balance...


LT : J'ai trouvé que le film présentait d'autres similitudes avec Las Nueve reinas, dans l'enchevêtrement de deux histoires, celle d'une vache qui tombe du ciel en Chine et celle d'un vétéran de la guerre des Malouines, et la rencontre de deux personnages qui n'auraient jamais du se croiser. Peu à peu ces éléments s'emboîtent parfaitement pour livrer un conte philosophique. Votre jeu d'acteur emprunte plus en revanche a celui de El secreto de sus ojos par son aspect plus sentimental non?

RD : Exact, c'est parfaitement exact. La touche finale, ce dessin de la vache que le jeune chinois offre à Roberto, est la synthèse, la métaphore du film. La fin du film est une fin assez épisodique car même si on sait où il va, on espère et on attend qu'il y aille. Sebastián Borenztein, le réalisateur, a été très cohérent dans cette fin, y compris dans le dernier plan du film en laissant Roberto hors champ, ce qui sous entend l'ensemble du propos du film qu'on ne va pas dévoiler.


LT : On pourrait dire que le film allie l'humour argentin et la sagesse chinoise? RD : Oui, espérons que cela serve de synthèse et que le film parvienne ainsi au public car au fond, le thème central du film traite de l'incommunicabilité personnelle et collective, car chacun est dans une incommunicabilité personnelle mais aussi avec l'autre. C'est un peu la métaphore de ce qui se produit dans le monde aujourd'hui.

Laura Tuffery

Article mis en ligne le 5 février 2012 sur www.culturopoing.com

Sortie salles le 8/02/2012


Propos recueillis le 3/02/2012.

Photographies Ricardo Darín © Bernard Rondeau  à l'avant première de « El Chino » Cinéma Les Sept Parnassiens à Paris.

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