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Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

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Billet de blog 6 mars 2013

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"No" de Pablo Larrain

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Dans la mémoire collective, le Chili, à une période de l’histoire très différente, a eu un impact aussi fort  que la guerre civile et le franquisme en Espagne ; c’est dire si le film de Pablo Larrain, ne peut-être que très attendu par toute une génération qui s’est engagée aux côtés des exilés chiliens, des victimes de la torture et de la répression de Pinochet. Retraçant un épisode moins connu, et pour cause, que l’arrestation de Pinochet à Londres le 16 octobre 1998, le film "No" de Pablo Larrain met en scène le référendum du 5 octobre 1988 qui devait statuer conformément à la constitution chilienne de 1980, sur le maintien ou le départ du général Pinochet et procéder à l’organisation d’élections libres.
Axé uniquement sur la campagne publicitaire menée par les deux camps, celui du « Oui » et celui du « Non » et sur son impact direct dans la victoire du « Non », le film de Pablo Larrain laisse pourtant un sentiment mitigé, entre sa nécessité intrinsèque d’un point de vue historique et le point de vue du réalisateur dont le propos demeure flou ou ambivalent politiquement, en dépit d’un regard pertinent mais lacunaire et parcellaire, celui-ci apparaissant sans doute de manière plus évidente à quelqu’un qui a vécu de manière directe la situation du Chili durant ces années-là, ce qui est le cas du présent auteur.

Oui, l’organisation du référendum telle qu’elle est présentée dans « No » est conforme à la réalité. Des clips télévisés de quinze minutes pour chacune des parties, tous extraits des archives de l’époque, jusqu’à la composition de la Concerta (alliance des partis politiques participant au référendum) en passant au jingle « Chile la alegria ya viene » et au logo en forme d’arc en ciel, synonyme de pluralisme : il y a là une stricte conformité documentaire au regard de l’Histoire.


Non, la démarche de Pablo Larrain n’est pas une démarche historique ou mémorielle comme peut le sous-entendre l’incipit placé dès le début du film « En 1973, les Forces Armées chiliennes organisèrent un coup d’Etat contre le gouvernement de Salvador Allende. Le Général Pinochet pris le contrôle du pays. Après 15 ans de dictature, Pinochet dû faire face aux pressions internationales afin de légitimer son régime. En 1988, le gouvernement appela à un référendum. Le peuple aurait à se prononcer sur le maintien ou non du gouvernement pour huit années supplémentaires. La campagne durerait vingt-sept jours à raison de quinze minutes d’antenne pour l’option « oui » et quinze minutes d’antenne pour l’option « non ». Ce préambule induisait d’une part le choix soit documentaire, soit fictionnel pour traiter du processus politique qui conduisit à la campagne pour le référendum. Or, délibérément « No » mélange fiction et documentaire, se concentrant d’une part exclusivement sur la force prêtée au spot publicitaire et à l’ingéniosité du publiciste chargé de la campagne du « Non » René Saavedra (Gael Garcia Bernal), lui accordant un poids historique et providentiel qui tend à laisser croire au spectateur que la campagne télévisée aurait eu un rôle majeur dans la transition démocratique au Chili ; d’autre part incluant des cameos dont ceux de Patricio Alwyn(1), d’Isabel Parra, tout en construisant une autre identité, d’exilé politique, au réel publiciste qu’était Eugenio García. Cette prise de liberté avec l'histoire à de quoi désorienter le spectateur non averti mais mis dès le prologue en confiance.

Oui, le néolibéralisme des « Chicago boys » de Milton Friedman, le capitalisme pur et dur que Pinochet a mis en place dans les moindres poblaciones (bidonvilles) est parfaitement restitué à l’écran, et le propos de Pablo Larrain se dévoile à mesure du film avec conviction : ce qui a permis à Pinochet de conserver le pouvoir, sa politique ultralibérale est justement ce qui le fait chuter. René Saavedra produit de ce système, sait user du mode de communication publicitaire, soit le seul espace de communication qui demeure, télévisuel, pour déloger Pinochet du pouvoir, sans mettre en avant les exactions de la dictature. Tout le propos de Pablo Larrain tient dans cette idée force, qu’il met magistralement en scène. De là à prêter à la campagne publicitaire le rôle central il n’y a qu’un pas, que le propos parcellaire de Pablo Larrain tant à franchir, dans un huis clos excluant le mouvement social et politique.(2)

Non, la campagne publicitaire n’est pas à l’origine de la chute de Pinochet, ce serait faire l’économie de la mobilisation politique qui l’a précédée en 1987 appelant les chiliens à s’inscrire sur les listes électorales (3) mais aussi faire également l’économie des stratégies politiques tant dans l’entourage de Pinochet dont nombreux souhaitaient son départ (4) que dans celui de l’opposition qui doit tenir compte de l’échec des immenses protestas (manifestations) de 1983 et 1984 pour repenser ses alliances et sa stratégie. Enfin, le contrôle et le comptage clandestin des voix étaient un formidable moyen de pression pour peser sur une partie du gouvernement. Voilà des éléments essentiels à la compréhension du processus démocratique qu’augure le référendum du 5 octobre 1988 qui auraient pu être mis en scène tout en gardant le parti pris de la « guerre médiatique » par spots télévisés interposés.

Oui, le referendum et le départ de Pinochet ne changent pas fondamentalement la donne politique et économique du Chili, malgré l’enthousiasme réel du 5 octobre 1988. La dernière séquence du film où René Saavedra poursuit malgré tout sa carrière de publiciste dans la même agence que son patron Lucho Guzman (Alfredo Castro) qui a mené, lui, la campagne publicitaire du « oui » crisse d’un cynisme parfaitement bien touché et mis en scène. A elle seule cette séquence est le moment le plus fort du film tant elle dessine ce que devient, dans les années qui suivent, la société chilienne confrontée à sa mémoire et dont Pablo Larrain (5) témoigne aussi dans un film où son protagoniste principal, René Saavedra, semble totalement déconnecté de la réalité, faisant figure de héros absurde presque camusien (6), en prise au désir de vouloir s’accomplir individuellement dans une période où le destin collectif d’un pays rendait ce projet si ce n’est impossible pour le moins absurde.

Non, l’opposition à la dictature n’avait pas imaginé que Pinochet mourrait en 2008 dans son lit, sénateur à vie, sans avoir été jugé ni que ceux qui l’avaient soutenu au moment du coup d’Etat seraient au commandes au moment de la transition, représentés dans la Concerta. Oui, cet « échec » à déloger la dictature malgré des années de lutte au Chili ou depuis l’exil, a eu pour conséquence la division des partis de gauche qui ont lutté contre elle, du MIR (Mouvement de la gauche Révolutionnaire) au Parti Communiste en passant par le Parti socialiste.
Non, le Chili n’en n’a pas fini avec sa mémoire, ni les séquelles qu’une telle cohabitation engendre, entre tortionnaires (7) d’hier et familles de victimes, Pinochetistes repentis et exilés nostalgiques de la lumière, il ne fait que l’aborder à sa lisière.
« No » condense ainsi, en dépit de ses lacunes et de ses maladresses historiques, par le prisme de son protagoniste principal, toute la difficulté pour cette génération qui a grandi sous Pinochet à donner sens et racine à son histoire personnelle. Pablo Larrain présente ainsi presque une œuvre en miroir de lui-même et de la société chilienne : Entre fiction et réalité, entre centrage individuel et besoin de mémoire collective, entre cynisme et colère, culpabilité et oubli…
Oui, il faut voir « No » de Pablo Larrain, parce que c’est une autre Bataille du Chili (8) qui s’engage désormais, celle de ceux qui, enfants, ont alors vécu l’histoire sans pouvoir l’écrire. Ainsi, et pourquoi l’occulter davantage, en est-il de mon fils, né par et dans l’exil chilien, âgé de deux ans lors du référendum et de douze ans lors de l’arrestation de Pinochet…

Laura Tuffery

Sortie salles le 6/03/2013 


1) Futur chef de l’Etat, issu de la Démocratie Chrétienne, successeur de Pinochet.
2) Santiago 73 post mortem offrait déjà cette individuation de son protagoniste principal, dans un huis clos extérieur d’où était absent le mouvement et le bruit de l’histoire.
3) Ce qui est peu commun, et c’est un truisme de le rappeler, sous une dictature.
4) Dans une des ultimes séquences du film, lors de l’annonce des résultats, on voit apparaître le Général Fernando Matthei annoncer la victoire du « No » et prendre de cours Pinochet.
5) Né en 1976, Pablo Larrain est âgé de 12 ans au moment du referendum.
6) Bonsai de Cristian Jiménez présentait ce type de protagoniste déconstruit, dans le Chili contemporain.
7) Carne de Perro de Fernando Guizzoni, relate l'histoire, dans le Chili d'aujourd'hui, d'un ancien tortionnaire qui tente de se réinventer pour retrouver un sens à sa vie. Le film sera en compétition au Festival CineLatino à Toulouse le 19 et 22 mars 2013
8) On a en tête bien évidemment toute l’œuvre mémorielle de Patricio Guzman durant le film, de la Bataille du Chili jusqu’à Nostalgie de la Lumière, en passant par Salvador Allende

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