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Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

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Billet de blog 6 décembre 2011

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"Shame" de Steve McQueen

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Filmer la honte, ce sentiment si intime d'ébranlement personnel, sans braquer ni traquer l'avilissement qui y conduit ni placer le spectateur dans la position du voyeur, tient de l'exploit. C'est l'exploit parfaitement maîtrisé de Steve McQueen qui avec Shame parvient à tenir son regard à bonne distance, celle où le spectateur ne peut ni se délecter, ni se révulser de l'objet cinématographique qui lui est proposé : la jouissance sexuelle masculine dans sa version la plus solitaire, la plus amoindrie qui soit. Ni clinique, ni analytique, Shame est le film d'un grand réalisateur qui n'oublie jamais que la honte est toujours l'alliage d'un regard sur soi-même décuplé par la sensation d'être sue et vue de tous et refuse dans son dispositif d'y faire participer le spectateur. Brillant.

Peu de films ont su traiter de la sexualité masculine sans tenir un discours provocant ou moralisateur. Bernardo Bertolucci marqua son temps avec Le dernier Tango à Paris considéré encore aujourd'hui comme sulfureux et Adrian Lyne tout en s'en défendant véhicula un certain discours moral voire puritain, avec les deux succès que furent Neuf semaines ½ ou Fatal attraction. La comparaison n'est pas fortuite tant la sexualité ne peut être détachée de son époque et de ses pratiques. De là à vouloir la réguler, la juger, jauger ou la glorifier il n'y a qu'un pas. C'est ce pas que ne franchit pas Steve McQueen en se focalisant sur le titre de son film, Shame, dont la traduction littérale est « honte ».

Si la comparaison avec Le Dernier tango à Paris ou Neuf semaines ½ est intéressante, c'est que leurs acteurs principaux, Marlon Brando et Mickey Rourke, ont fixé par ces rôles l'archétype de l'acteur de performance d'une part, et d'autre part des figures de sex symboles devenues emblématiques. Michael Fassbender dans la composition qu'il livre dans Shame se rapproche bien de ces deux figures dans la performance à laquelle il se livre et sans laquelle Shame ne saurait exister. Néanmoins, s'il y a une parenté de jeu entre celui de Michael Fassbender et celui de Marlon Brando – le personnage principal qu'incarne Michael Fassbender dans Shame se prénomme Brandon - celle-ci est à rapprocher de l'aisance à se laisser filmer au plus intime de lui même, dans le rapport solitaire au corps, à sa nudité et une vulnérabilité première. Michael Fassbender, dans cette aptitude à se faire et se défaire du jeu de séduction jusqu'à atteindre un dépouillement total de toute image d'icône sexuelle ou au contraire sexualiser à son apogée la figure masculine désirante et désirable se situe davantage dans la lignée d'un Jeremy Irons ou encore d'Harvey Keitel, ce qui n'est pas rien!

On l'aura compris, Shame n'est ni un film moraliste ni un film érotique, ni une réflexion glamour sur la sexualité masculine débridée, autrement dit l'addiction sexuelle au temps du virtuel qui exciterait les pulsions premières masculines. Réflexion sur la solitude sexuelle masculine et l'enfermement dans celle-ci dans sa première partie, Shame pose avec intelligence un regard dénué de toute vulgarité sur la difficulté d'abandon à l'autre, au désir et au plaisir, jusqu'à la souffrance à double tranchant de la jouissance mécanique, celle qui conduit à une anesthésie totale des affects, qui rend sourd - si l'expression n'était pas grivoise - jusqu'à ce qu'un événement extérieur ne vienne ouvrir symboliquement une porte où toute la honte de soi surgit alors comme une conscience de soi. Ce qui n'est jamais la caractéristique d'une perversion mais plus d'une perdition.

Brandon (Michael Fassbender) a une trentaine d'années, il pourrait en apparence être identifié au stéréotype du métrosexuel vivant à New York jouissant d'une certaine assise sociale dont il jouit seul, que le cadre extrêmement froid de la photographie et des décors soulignent dans une esthétique épurée. En apparence seulement, car dès les premiers plans du film, les appels téléphoniques désespérés de sa soeur Sissy de passage à New York (Carrey Mulligan) introduisent des éléments biographiques qui donnent sens et consistance au personnage de Brandon, sans fournir aucun autre élément d'ordre sociologique ou familial passé. Ce n'est pas le propos du film pas plus que de surligner l'humanité du personnage mais plutôt sa surdité atteignant ici son paroxysme. Pris, enfermé dans une solitude fondamentale qui s'épanche et se conjugue sur le mode de la sexualité masturbatoire, partenaire ou pas, Brandon a ritualisé sa vie sur le même mode. Hygiénisme, ordre, méticulosité, parviennent ainsi à faire tenir debout, au même titre qu'une sexualité mécanique et tout aussi ritualisée, l'édifice intérieur d'un homme se sachant fragilisé, dépendant et renforçant de plus en plus ces béquilles. L'arrivée de sa soeur Sissy, son « désordre » émotionnel introduit la faille dans l'ordre de ce qui est devenu un système de vie pour Brandon, une faille qu'il tente de canaliser non par égoïsme mais parce qu'elle constitue l'élément qu'il ne peut pas contrôler.

Car s'il y a bien un thème central dans Shame, c'est celui du contrôle obsessionnel et obsédant. On peut y voir là une réflexion très contemporaine qui dépasse de loin la stricte sexualité et la relation à l'autre dépourvue de toute émotion, et inscrit Shame bien au-delà de la problématique de la sexualité masculine compulsive. Ne peut avoir honte que celui qui a conscience de l'autre et qui s'en émeut. C'est tout le sens du second personnage féminin, Marianne (Nicole Beharie) qui s'introduit, elle aussi, comme une faille dans la vie de Brandon qui la perçoit comme telle, en générant par son trouble amoureux et le désir qui l'accompagne, l'impuissance sexuelle. Incapable de s'abandonner tant par la parole que par le corps, Brandon n'a d'autre solution que de renforcer son système défensif qui progressivement a pris le contrôle de lui-même

C'est la grande force de ce film magistral que de parvenir à traverser avec autant de retenue, des scènes qui ne le sont pas, sans jamais prétendre mettre à plat la mécanique masculine, ni passer à la radioscopie une époque sans doute pitoyable mais sur laquelle Steve McQueen ne pose pas de regard apitoyé mais d'une grande humanité et qui place le spectateur dans un questionnement personnel sans jamais chercher à le heurter gratuitement et encore moins facilement.

Entre la réitération à l'identique de la dernière scène du film avec une des premières, celle du joli minois croisé dans le métro, Brandon a parcouru sans doute le chemin qui mène à la honte mais aussi à son identité, au prix certes d'un avilissement de lui-même, mais toléré si ce n'est encouragé par un environnement ou l'ordre à son apogée masque le plus grand désordre intérieur. Ainsi, dans son dispositif Steve McQueen ne démontre pas mais campe le décor épuré de l'ultra moderne solitude avec ses open space et ses after work, des personnages secondaires lisses et nickels. Si la force du dernier plan de Shame, les mains de Brandon contorsionnées donnent l'illusion et la sensation qu'elles sont sales, alors qu'il n'en n'est rien, c'est d'avoir suivi du bar lounge aux couloirs du métro de New York, cette petite mort quotidienne qui n'a rien à voir avec celle de l'orgasme, mais plus fondamentalement avec un incommensurable manque d'amour – le premier plan du film offre un long plan fixe quasi christique de Brandon - pour lequel il y aurait cher à payer, le prix étant ici la perte de toute souvenance de ce qui fut soi pour devenir tout le monde, soit personne.

La marque d'un grand film est d'offrir un véritable objet cinématographique - ce que Shame est sans conteste de par son visuel où l'esthétique l'emporte sur l'esthétisme - capable de susciter des émotions très nuancées et une réflexion qui l'est tout autant. Aussi, on ne sort pas indemne de ce film qui l'air de rien parvient à poser en son entier et après coup ce qu'il y a de prometteur, d'angoissant et de ré-jouissant au coeur d'un faire l'amour jamais montré dans le film, et qui pose ainsi la question grâce à ce postulat et ce parti pris ...

Laura Tuffery

Sortie en salles le 7 décembre 2011

Mis en ligne le 6 décembre 2011 sur www.culturopoing.com

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