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Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

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Billet de blog 8 février 2012

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"El Chino" de Sebastián Borensztein, "La vache, le chinois et l'argentin" avec Ricardo Darín

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El Chino s'annonce être, gageons-le, l'une des plus savoureuses et lumineuses comédies dramatiques de l'année 2012, venue tout droit d'Argentine. C'est qu'il est rare de voir un film concilier légèreté et gravité de l'existence, aborder de manière transversale autant de thématiques universelles et proprement nationales avec une telle parcimonie d'effets, usant d'un véritable langage cinématographique, d'une mise en scène très soignée et d'une formidable direction d'acteurs procurant ainsi le comique et le cocasse des situations tout autant qu'une douce et joyeuse mélancolie.

Le réalisateur argentin Sebastián Borensztein dont il s'agit ici du troisième long métrage, livre avec El Chino et cette parfaite combinaison, un triplé gagnant : un divertissement complètement surréaliste, un conte philosophique et une réflexion tonique sur la tragédie collective et individuelle. El Chino ou « La vache, le chinois et l'argentin » est l'alliage intelligent et jamais prétentieux, d'une sagesse venue de Chine et de l'humour décapant propre aux argentins, illustrant ainsi selon la formule consacrée, que l'humour est bien la politesse du désespoir.

Avec un scénario d'une simplicité très efficace dans sa narration, Sebastián Borensztein, construit son film de manière totalement linéaire sans effet d'annonce, ni postulat d'une supposée intrigue. Ainsi, l'ouverture du film, une vache tombée du ciel au beau milieu d'une barque ou un jeune couple s'apprête à se marier, prête autant à rire qu'à s'émouvoir et n'augure en rien de la suite de l'histoire. Dès la seconde séquence, celle d'une quincaillerie argentine au rideau de fer baissé, dont il fait pivoter l'image à 360 degrés, nous voici en Argentine dans un Buenos Aires qui s'apparente plus à celui des années 80, et qui n'apparait pas comme un protagoniste central du film, jusque là. Grâce à ce parti pris d'une mise en scène extrêmement précise dans les moindres détails visuels, chacun étant porteur d'un sens symbolique et presque métaphorique, Sebastián Borensztein parvient ainsi à duper le spectateur et dérouler avec fluidité son histoire, celle d'un malentendu au sens propre et figuré, entre un chinois perdu à Buenos Aires et un argentin qui le voit se faire éjecter d'un taxi.

D'emblée, à chacun de lui accorder une valeur cocasse et/ou dramatique, personnelle ou universelle et d'imaginer comment les vaches pleuvent du ciel et les chinois tombent des taxis. Jun (Ignacio Huang) est un chinois débarqué dont ne sait où et perdu dans Buenos Aires à la recherche de son oncle, ne parlant pas un mot d'espagnol, lorsque il croise le regard de Roberto (Ricardo Darín), tranquillement assis près de sa voiture à observer la scène qu'il juge aussi cocasse qu'absurde; l'absurdité de la vie étant devenu non seulement une philosophie de vie pour lui autant qu'un véritable passe-temps, au propre comme au figuré. Car le temps n'est pas passé pour Roberto qui le passe justement à l'égrener, en comptant les clous dans sa quincaillerie ou en découpant les articles des faits divers les plus saugrenus et tragiques qu'il découvre dans la presse et qu'il collectionne soigneusement, étayant ainsi sa perception absurde que revêt la vie et sa propre vie, non sans une certaine délectation.

Couple remarquable que celui formé par Jun, jeune chinois serviable, enthousiaste et d'une grande sensibilité et celui de Roberto, dont l'asociabilité affichée et revendiquée masque néanmoins une empathie « involontaire ». Ainsi naît le cocasse de la situation entre deux personnages aux personnalités diamétralement opposées, qui ne peuvent pas communiquer oralement et dont on suit l'histoire somme toute assez simple. Roberto, solidaire malgré lui, a accepté pour son grand malheur de conduire Jun chez son oncle lequel demeure introuvable. Pris et désarmé par la situation, Roberto le neurasthénique misanthrope se voit « contraint » de cohabiter avec Jun, après avoir effectué toutes les démarches possibles et inimaginables pour se débarrasser au plus vite de ce jeune chinois qui perturbe un quotidien ritualisé à l'extrême, réglé avec une précision d'horloger à 23h00 pétantes, celle où justement quotidiennement il s'endort.

Mais derrière ce comique de situation au jour le jour, El Chino se déroule avec une dimension qui échappe bien au registre du burlesque, sans le quitter sur la forme, dans son traitement des personnages qui fait s'opposer deux perceptions de la vie et deux tragédies qui se rencontrent et parviennent finalement à dialoguer sans paroles et dont on se gardera bien de dévoiler le moment de bascule. Si l'incommunicabilité est un des thèmes majeurs du film, la mémoire et la manière d'appréhender le souvenir et l'avenir en est un autre. Il faut saluer ici le remarquable jeu d'acteur, voire la performance de Ricardo Darín, habitué à des rôles plus physiques et généralement servis dans des dialogues corrosifs où il excelle – les monologues de El Chino sont néanmoins succulents – et celui de Ignacio Huang, dans son apparente placidité et contenance, tout autant que la très méticuleuse mise en scène, relevant de l'art impressionniste du détail qui fait le tableau, de Sebastián Borensztein.

Quand l'un, vétéran de la guerre des Malouines(1), collectionne dans une sorte d'hypermnésie frénétique tout ce qui le rapproche du drame vécu - notamment le petit avion miniature accroché à son rétroviseur - l'autre qui a laissé la Chine et son drame derrière lui, peint en grandeur nature et en guise d'offrande une vache souriante et attachante qui a pour vocation de dire que rien ne vaut le malheur d'aimer. Jubilatoire et humaniste, El Chino porte en lui ce que Victor Hugo aimait à appeler le bonheur de la tristesse, la mélancolie; et ce que Mari (Muriel Santa Ana) le personnage féminin du film nomme, la noblesse et la douleur, avec le panache d'une auto-dérision toute hispanique, digne de Cervantès.
1) Il y a comme un formidable clin d'oeil du destin et un retournement de l'Histoire à ce que "El Chino", film argentin où il est aussi question de la guerre des Malouines, sorte une semaine avant "La Dame de Fer" de Phyllida Lloyd, comme un droit de réponse anticipé à un film qui brosse le portrait d'une vieille dame qui aurait oublié d'être Madame Tatcher, celle qui mit à sang l'Argentine et empêcha Pinochet d'être jugé.
Laura Tuffery

Article mis en ligne le 7/02/2012 sur www.culturopoing.com

Sortie salle le 8/02/2012
Entretien avec Ricardo Darín

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