Avec pareil titre, La piel que habito - La peau que j'habite - on s'attendait à ce que le cinéaste espagnol le plus «charnel» exploite comme nul autre toutes les thématiques obsédantes de sa filmographie qui figurent ici dans un scénario rêvé pour le réalisateur de Matador, La mala educacion, Atame et Todo sobre mi madre auxquels le film se réfère par des clins d'oeil appuyés. A la frontière du cinéma de genre et du cinéma d'auteur, Almodovar réalise avec La Piel que habito un film, certes à part dans sa filmographie, mais qui ne parvient jamais réellement à se départir de cette hésitation constante entre deux genres. Tantôt timoré et sans prises de risques dans des scènes qui souffrent cruellement d'émotions, tantôt excessif et trop appuyé dans une démonstration servie par une mise en scène trop maîtrisée et un découpage pesant, La Piel que habito laisse une sensation de rendez-vous manqué.
Si la griffe d'Almodovar est reconnaissable dès les premières minutes du film dans une ouverture qui n'est pas sans rappeler celle de Todo sobre mi madre avec le cadre clinique et celui du bloc opératoire, l'ouverture du film apparaît néanmoins convaincante et prometteuse par les trouvailles empruntées au film de genre.
Dans une riche demeure isolée à Tolède, Richard Ledgard (Antonio Banderas) éminent chirurgien esthétique mène ses expériences sur la création d'une nouvelle peau dans son laboratoire de pointe installé en sous sol, tandis qu'une gouvernante aux fourneaux Marilia (Marisa Paredes) veille grâce à une caméra de surveillance aux moindres faits et gestes d'une jeune femme, Vera, (Elena Anaya) qui s'exerce au yoga vêtue d'un body couleur chair, recluse dans une pièce totalement déserte.
La relation qui unit ce trio improbable est laissée ainsi en suspens grâce à une distanciation et une froideur volontaires et efficaces tant de la caméra que du jeu mécanique des acteurs et du décor volontairement design voire précieux. L'étrangeté de la situation ainsi campée n'est pas sans rappeler Les yeux sans visage de Franju auquel Almodovar avoue avoir songé dans un premier temps pour mettre en scène son adaptation du roman de Thierry Jonquet, Mygale, après avoir finalement renoncé à toute référence cinéphile pour faire oeuvre d'originalité.
Si le parti pris de l'austérité et de la sobriété voulu par Almodovar se tient durant cette première partie, l'introduction d'un élément extérieur permettant d'ouvrir le film de l'impasse dans laquelle se situent les trois personnages, par l'arrivée de Zeca (Roberto Alamo) en mastodonte tout droit venu du carnaval dans son costume de tigre, loin de relâcher la tension, apporte un picaresque propre au cinéma d'Almodovar qui, s'il ouvre le film vers une narration en de multiples flashs back ramenant à la situation initiale, vient mal à propos briser une tension savamment mise en place précédemment.
Dès lors, le traitement de l'histoire ne cesse d'osciller entre austérité froide et lyrisme contenu, empêchant toute véritable émotion d'émerger des situations et du jeu des acteurs. En dévoilant ainsi l'opacité des personnages, par ce tangage incessant, aucune ambivalence – ô combien importante compte tenu de l'intrigue et du sujet!- n'émerge réellement des personnages et par la même occasion le film se dévoile dans une fin beaucoup trop tôt prévisible, si cousue de fil blanc qu'elle aplanit fatalement les qualités néanmoins présentes du dernier opus si attendu de Pedro Almodovar.
Sans dévoiler l'intrigue du film, le transexualisme et l'identité en sont les thèmes majeurs, des thèmes de prédilection d'Almodovar dans lesquels il excelle. Dans Todo sobre mi madre (le personnage d'Agrado) mais plus encore dans Tacones lejanos (Miguel Bosé tient trois rôles dont celui du juge Domingez, d'Hugo et du travesti Letal) Almodovar aime à dérouler autour de la sexualité et du transexualisme son fil d'Ariane jusqu'à des problématiques plus souterraines et toujours solidaires, tissant ainsi une toile d'araignée où filiation, homosexualité, inceste, rivalité, séquestration et mutation s'imbriquent les uns aux autres, avec une aisance qui en ont fait sa marque de fabrique.
Dans La piel que habito, Almodovar parvient assez brillamment, malgré le découpage très elliptique du film, à narrer l'écheveau complexe de l'identité profonde et l'ambiguïté sexuelle grâce au procédé du subterfuge quasi fantastique. Ainsi, une des plus belles séquence du film, centrale dans l'intrigue, reste probablement celle où Vicente (Jan Cornet dont il faut saluer la très belle interprétation) séduit Cristina, la fille du docteur Ledgard, (Barbara Lennie) dans une scène à mi chemin entre onirisme fantastique et romantisme orgiaque, ou bien que reprise une seconde fois avec un second angle, nul ne saurait dire ce qui s'est exactement passé.
De même, la trouvaille du body couleur chair que revêt Vera a même la peau , parvient à s'imposer malgré l'apparence kitch, comme l'élément visuel moteur et extrêmement capteur de par l'androgénie qui en émane. On ne fera donc pas à Almodovar le reproche d'absence de style, ni de maîtrise de la mise en scène particulièrement travaillée avec la photographie très soignée de Jose luis Alcaine et la bande son crissante d'Alberto Iglesias collant parfaitement au sujet.
Les très attendues retrouvailles du réalisateur avec Antonio Banderas (Docteur Legard) ne parviennent pas non plus à donner chair à un film qui ne pouvait s'en dispenser. Là où Antonio Banderas campait avec brio le rôle du geôlier retors et obsessionnel dans Atame! avec une psychologie rythmée par un scénario qui lui laissait suffisamment de fluidité pour qu'elle puisse trouver son étoffe et son évolution crédibles, on retrouve ici un Antonio Banderas dont il est difficile de cerner les motivations dans un jeu très dépouillé, essentiellement axé sur le regard et qui en dépit de la force de ce dernier ne parvient que trop rarement à se déployer dans l'ambivalence inhérente au rôle, comme coincé dans une mise en scène et un scénario travaillés au scalpel.
Là où Almodovar tenait probablement d'une main, son sujet « En chair et en os » on ne peut donc que s'étonner devant le manque de conviction que suscitent les personnages et une oeuvre trop brillante, trop précieuse et contrôlée pour être vivante. Devant ce rendez-vous manqué entre le cinéaste et ses thèmes récurrents réunis dans un titre phare, son manque d'audace dont il a su faire preuve dans ses premiers films, on ne peut que plaider, parce qu'un film est aussi une histoire d'amour, qu'à trop vouloir serrer son sujet on le broie....
Laura Tuffery
Sortie salles le 17 août 2011
Texte mis en ligne sur www.culturopoing.com