Angélique, compassé, mièvre le cinéma de Robert Guédiguian? Certainement pas. Elles n'ont jamais, jamais été si blanches Les Neiges du Kilimandjaro et le cinéaste jamais aussi lucide, aux aguets même d'un monde qui a radicalement changé, pour raconter ici la balade des honnêtes gens, les « pauvres gens » heureux qui n'ont pas et n'ont jamais fait d'histoires. Avec Les neiges du Kilimandjaro, Robert Guédiguian, vieillissant et inquiet, à l'image de ses personnages, parvient sans misérabilisme ni grandiloquence, à nous arracher un sourire et des larmes au passage, pointant le fil ténu qui existe entre distance et indifférence, le même qui guette ceux pour qui la loyauté et la solidarité - et pourquoi ne pas le dire, l'amour et l'amitié – ont été le sens même de leur vie et se voient à leur tour, floués. Admirable et digne.
D'aucuns verront dans Les Neiges du Kilimandjaro une forme de charité aux relents chrétiens assez malvenue dans une période où la gentillesse poisseuse et de circonstance reçoit la gifle bien méritée après tant de bons et sincères sentiments depuis belle lurette passés au rouleau compresseur de la méfiance. Encore une fois, certainement pas. Les personnages de Robert Guédiguian appartiennent depuis trente ans à un monde bien réel et identifié, pas si loin de nous. Ces syndicalistes et militants de base ne l'ont pas été par pur réflexe de classe, et c'est probablement là que se tient, comme dans un nid douillet, le noyau central du film. L'engagement n'est pas seulement affaire d'intérêts communs, il est surtout pour toute une génération même pas la foi en une idéologie mais bien au delà de ça, une façon de se tenir droit, de se tenir digne, contre vents et marées même quand la lutte des classes se métamorphose en un slogan chic et choc « La lutte c'est classe » dans un des premiers plans du film.
Tout le propos du film de Robert Guédiguian tient dans ce fameux courage porté, dans une scène en apparence aussi anodine que la ritournelle de Pascal Danel, par la voix de Michel (Jean-Pierre Daroussin) récitant Jaurès « [le courage c'est ] de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques »(1). Les Neiges du Kilimandjaro est donc aussi le courage d'un réalisateur, celui de porter un regard sur lui même, sur son cinéma qu'il ne renie pas, à l'instar d'un Nanni Moretti dans Habemus Papam.
Michel (Jean-Pierre Daroussin) et Marie-Claire (Ariane Ascaride) ont dépassé la cinquantaine, ils sont mariés depuis trente ans ont désormais deux enfants, Gilles (Adrien Jolivet) et Flo (Anaïs Demoustier), devenus parents à leur tour. Ils s'aiment en épluchant les haricots verts ou en jouant aux cartes avec leurs meilleurs amis, Raoul (Gérard Meylan) et Denise (Marilyne Canto). Ce n'est pas ringard, c'est au contraire ces scènes qui pointent une forme de ringardise à un quotidien vidé de toute moelle épinière : c'est la vie que de manger et de s'occuper le soir entre amis. Le tarot, le rami ou le pull over en col V existent toujours et côtoient sans contradiction - pourquoi y en aurait-il d'ailleurs? - le téléphone portable et la salsa improvisée de Marie-Claire et de Denise. Lorsque Michel est licencié et mis en préretraite, pas de drame à bord du navire, la famille et les amis sont là, il faudra prendre son mal en patience et se présenter au Pôle Emploi.
Le drame ne vient d'ailleurs pas de ce qui fait voler en éclat cette quiétude : le braquage de toutes leurs économies et de leurs cartes de crédit, un beau soir où ils sont attablés à jouer de manière débonnaire aux cartes. C'est ailleurs qu'est le drame. Il se situe dans un incommensurable sentiment de honte, cette humiliation éprouvée sans qu'on ne soit responsable de rien, honte irrationnelle mais légitime des bonnes personnes, admirablement campée par Anaïs Demoustier peu à peu gagnée par l'aphasie du chagrin. C'est de cette humiliation que surgit l'émotion et pourquoi le nier, la nostalgie qui berce le film, rythmé par des séquences à fleur de coeur. Le courage de surmonter les sentiments qui traversent différemment les personnages dans toute la palette des possibles, de l'incompréhension à la haine, en passant par le dégoût et la tristesse donne au film cette teinte emprunte à la tradition du cinéma réaliste qui marque le second temps des Neiges du Kilimandjaro, celui où la vie ne passe pas, ne passe plus. Dans une des scènes les plus poétiques du film, Marie-Claire prend l'habitude de boire un petit remontant concocté par un serveur omniscient qui shake selon la tête des clients des « marie brizard pour les chagrins d'amour » et des chocolats chauds pour les prémisses du doute.
Robert Guédiguian sait tailler des dialogues dans le vif pour une situation qui l'est tout autant, celle d'un couple de travailleurs honnêtes cambriolé par un jeune licencié de l'entreprise, Christophe (Grégoire Leprince-Ringuet). Là où le film pourrait facilement dévier dans l'escalade du fait divers que le film n'occulte pas, c'est la force du cinéma et de l'intelligence humaine à l'oeuvre – toujours celle de Jaurès/Guédiguian qui parcourt le film – qui le mène sur un chemin plus ardu. Du dépôt de plainte, à la gifle assénée à Christophe au commissariat, en passant par la colère de Raoul qui souhaite « que ce môme prenne le maximum », c'est la chronique de la bêtise humaine que Robert Guédiguian passe en revue dans sa chair, sans jamais tomber dans le didactisme. Le réalisateur préfère de loin, lui proposer non pas un monde utopique mais un monde qui saurait anticiper sur l'inévitable drame.
En ce sens, c'est un regard généreux mais lucide et pessimiste que Robert Guédiguian dévoile dans Les Neiges du Kilimandjaro. L'homme n'est naturellement pas bon, seul le courage de se dominer est une victoire sur lui-même. C'est cette idée force qu'incarnent admirablement Jean-Pierre Daroussin et dans ses contradictions Grégoire Leprince-Ringuet, qui élève ses deux frères et veille sur eux, avec un père aux abonnés absents et une mère qui a lâché prise parce que « elle a pondu déjà trois fois » et que « Personne baise les mères, personne! ». Chacun de revisiter son monde, ses certitudes et incertitudes, c'est la vie qui cogne à la porte de ceux que la solidarité, la famille étroite et large avait épargnés des scories du doute et de la peur du lendemain. Les enfants de Michel et de Marie-Claire, qui ont épousé le choix de leurs parents n'hériteront pas forcément du même ni de leurs convictions et le film de poser la question essentielle du sens d'un chemin engagé et à engager. Robert Guédiguian laisse ses personnages évoluer exactement comme dans la maison en chantier de Gilles : il faudra continuer à construire après le premier coup de main donné par leur père Michel pour la pergola, et si transmission il y eu, l'héritage n'est jamais acquis que lorsqu'on le fait sien.
Cette troisième et dernière partie du film, construit comme une tragédie en trois actes, est de loin la plus douce-amère, nostalgique, en demi-teintes, moins haute en couleur mais la plus convaincante pour ne pas dire la clef de voûte de ce film résistant au charme presque suranné d'un monde qui « n'ira pas beaucoup plus loin, il va mourir bientôt : elles n'ont jamais été si blanches, les neiges du Kilimandjaro... ».
Mais c'est aussi le véritable tour de force de Robert Guédiguian que d'offrir un blanc manteau où dormir, simplement dormir et non pas s'endormir. Cela semble peu, sur fond de crise sociale. Mais face au fleurissement récent de comédies réellement utopiques pour ne pas dire à des fins d'endormir, c'est beaucoup. Beaucoup.
1) Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, Albi, 1903.
Laura Tuffery
Mis en ligne sur www.culturopoing.com
Sortie salles le 16 novembre 2011