Bouleversant, inspiré, d'une sincérité absolue, Balada Triste de Trompeta d'Alex de La Iglesia est un cri d'amour à l'Espagne et le rideau enfin déchiré sur la mémoire de quarante années de franquisme. Alex de la Iglesia signe ici son film le plus personnel, un chef d'œuvre baroque, grotesque, cruel, poignant et finalement lumineux sur l'Espagne, ses larmes ravalées et son impossible réconciliation, avec un film frontal sur le franquisme, comme le cinéma espagnol n'en n'avait probablement pas livré depuis le mémorable Cria Cuervos de Carlos Saura en 1976.
De son propre aveu, c'est illuminé par la chanson éponyme du chanteur Raphael (1964) qu'Alex de la Iglesia entreprend l'écriture du scénario de Balada triste de Trompeta dont on peut dire qu'il est calqué dans sa puissance émotionnelle sur les paroles épurées de cette « balade triste d'une trompette pour un passé qui n'est plus, et qui gémit et qui pleure comme moi... » comme sur la voix profonde du chanteur connu pour la très forte expressivité de son visage, qui figure lui aussi dans le film. Proche du llanto (ndlr requiem chanté), le film épouse ainsi la rythmique et la sinuosité de cette chanson entêtante et imprime à l'intégralité du film l'indélébile tonalité du processus du deuil qui prend forme ici de catharsis. Là réside toute la force et la singularité du film d'Alex de la Iglesia, celle d'exorciser en traversant tous les genres cinématographiques, l'absurdité, la cruauté, l'injustice, la peur, la lâcheté, l'humiliation dans toute leur crudité et leur grotesques apparats, les séquelles de quarante années de franquisme qui ont marqué au fer rouge la mémoire d'une Espagne ferrée dans son silence et invitée à en sortir en entonnant cette balade triste pour un passé qui n'est plus.

Quoi de mieux qu'un cirque, comme espace clos métaphorique pour aborder de manière, grandiloquente et loufoque, le grotesque de la figure du dictateur? Chaplin en avait fait autant avec son Dictateur en en révélant toute sa fatuité et son inanité, derrière ses facéties et pitreries autour d'un ballon globe. Si Alex de la Iglesia opte pour ce parti pris de la théâtralité de l'Espagne comme un cirque (puis plus avant dans le film, celui du cabaret), c'est qu'il lui permet de clouer, plein écran, non seulement le visage de Franco, mais de mettre en relief tous les mécanismes pervers sur lesquels repose les postulats d'une dictature et d'un dictateur, sans jamais perdre de vue son fil conducteur, cette balade triste d'un passé révolu dont il faudra désormais se passer.
Avec un scénario à l'écriture nerveuse, construit comme une balade folle et vertigineuse à travers l'épopée d'un cirque espagnol où le clown auguste et le clown blanc tiennent la place centrale du spectacle, toutes les métaphores autour de ces deux personnages qui s'affrontent pour l'amour d'une trapéziste prennent alors un sens politique profond et peuvent se décliner à l'infini grâce au ressort même de la mascarade que suppose le cirque, appuyé d'un humour noir hors pair.
Madrid 1937, Javier assiste à l'irruption de républicains venus réquisitionner le cirque où son père officie comme clown gracieux, pour combattre « ceux d'en face ». La troupe est embarquée dans une guerre dont elle ne comprend nullement l'essence ni les enjeux, sous le regard de Javier, orphelin de mère, qui assiste aux combats, à l'arrestation puis à la captivité de son père. Celui-ci se retrouve condamné comme beaucoup de prisonniers républicains à la construction de la plus grande croix du monde, celle surplombant la vallée de ceux qui sont tombés (valle de los caïdos), monument symbolique du franquisme construit sur 35 000 cadavres morts durant la guerre civile et qui aujourd'hui abrite la tombe pharaonique de Franco. Impuissant à délivrer son père de ces travaux forcés, malgré le sabotage qu'il entreprend et qui coûte involontairement la vie à son père, Javier porte désormais son héritage comme son message, celui qui le condamne à être le clown blanc, le clown triste, celui condamné à se taire où à se venger.

Avec cette ouverture flamboyante d'un point de vue filmique – la scène de l'affrontement entre républicains et franquistes, d'une violence très romancée se réfère discrètement au Cuirassé Potemkine d'Eiseinstein dans son rythme machinal - et avec un générique époustouflant qui intervient à ce moment précis du film laissant Javier abandonné avec une bicyclette et un lion, Alex de la Iglesia annonce ce qui se joue là. Dans une rafale d'images empruntées à l'iconographie espagnole, au cinéma d'horreur comme aux démonstrations franquistes, ainsi qu'à tous les clichés folkloriques véhiculés sur l'Espagne, le générique brosse le portrait haut en couleur d'une Espagne allégorique. Ce procédé elliptique, grâce à l'inclusion du générique placé avant les combats, est un passage subtil pour traiter du lourd héritage laissé aux espagnols et situer ensuite les deux tiers du film en 1973 deux ans avant la mort de Franco.

Javier (Carlos Areces) a une quarantaine d'années quand il revêt pour la première fois son habit de clown triste et intègre le cirque « parce que s'il n'était pas devenu clown, il serait devenu un assassin » et fait face à la figure tyrannique et perverse de Sergio (Antonio de la Torre), le clown joyeux qui tient le cirque et la belle trapéziste Natalia (Carolina Bang) sous sa coupe et sous ses coups. Crapule à la belle gueule, personnage falot et phallocentrique, brute sans envergure, despote à l'humour ringard, il fait « vivre » le cirque où le lui fait croire grâce à son numéro de clown, d'amuseur public pour qui les enfants sont un gagne pain.
C'est sans manichéisme, qu'Alex de la Iglesia fait s'opposer, s'affronter, se métamorphoser, se défigurer in crescendo ces deux clowns opposés et solidaires au sein du cirque isolé et habilement inclus dans l'Espagne de 1973 grâce aux informations officielles abracadabrantes ou inquiétantes qui parviennent par le truchement de la télévision, tenant ainsi d'une même main, réalité et fiction, par un fil ténu comme l'est celui du cauchemar surréaliste. La lutte qui s'ensuit alors entre Javier et Sergio – la scène du combat au sommet du Valle de los caidos est un mélange savoureux de celle fratricide des Vikings de Richard Fleischer tant que du final de La mort aux trousses d'Hitchcock – déborde alors largement le cirque pour se poursuivre dans une Espagne peuplée d'enfants privés de pères, une Espagne dont la grande figure absente est celle de la mère.

In Nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti pourrait ainsi être inscrit en exergue au film, tant les références paternelles, au Pater familias et à Dieu le père, jalonnent le film où Javier porte l'héritage du sien et tous celui de Franco comme substitut et modèle imposé. La scène centrale du repas, où tous à l'exception de Javier rient de la blague terriblement cruelle de Sergio, celle de l'enfant mort né placé amoureusement dans les bras du père avant d'être fracassé sous ses yeux est la scène de la bascule, premier acte de résistance à la clownerie pathétique et où pour la première fois dans un innocent « Où est la mère? » lancé par Javier, surgit le nom de la grande oubliée de l'Histoire, celle qui donne vie et non la mort, à l'enfant.
Ce sont d'abord les rires des enfants que l'on entend en préambule aux premières images de Balada triste de trompeta, car ce sont bien les enfants du franquisme qui en furent les spectateurs les plus ahuris, porteurs d'une morbidité, d'une haine fomentée par le silence auquel l'Espagne franquiste put réduire tout un peuple à une infantilisation totale, en l'affamant et en réécrivant l'histoire comme une farce. A l'instar de Carlos Saura (Cria Cuervos) Guillermo del Toro (El Laberinto del fauno) ou Victor Erice (El Espíritu de la colmena), traitant du franquisme, Alex de la Iglesia se place lui aussi du point de vue de l'enfant, celui qui demeure muet d'incrédulité – étymologiquement l'infans est celui qui est privé de la parole – lucide mais néanmoins impuissant à porter dans sa besace autre chose que sa frayeur et son angoisse face à un objet indéfini de terreur.

Les scènes affluent où l'enfant doit faire face, ainsi celle de la cafeteria où tout sourire un petit garçon reste inerte devant un Javier armé jusqu'au dents à la poursuite de Sergio, qui comme dans un étrange monologue intérieur, lui avoue ne pas avoir peur de lui avant de mitrailler le plafond ou celle encore désespérée du seul fils du film qui se fracasse dans un numéro d'acrobatie loufoque sur sa moto turbo devant les yeux ahuris de ses parents. Infantilisé, redevenu enfant c'est aussi un Javier « enfant sauvage », enfant perdu, recroquevillé, qui retrouve ses pulsions premières, retourne à l'état primal de bête et mord la main de Franco dans une scène digne de Buñuel.

Récompensé du Lion d'argent et de l'Osella d'argent du meilleur scénario à la dernière Mostra de Venise, Balada Triste de Trompeta s'inscrit certes dans la continuité de l'œuvre cinématographique d'Alex de la Iglesia avec des films tels que Muertos de risa ou Crimen Ferpecto et comme le point d'aboutissement de ceux-ci dans ses thématiques récurrentes de la cruauté, de l'humour et de l'humiliation comme point de rupture et de coïncidence avec l'amour.
Riche de métaphores et de références au cinéma comme l'est souvent le cinéma allégorique ou fantastique qui aborde ainsi plus aisément la violence d'un pays et sa mémoire, celles-ci pourraient donner lieu à un foisonnement d'exégèses sur l'amour, la haine, la lâcheté, la culpabilité, l'animalité, la perversion, tant chaque plan, chaque personnage est porteur d'un discours, d'une image plus universelle. Pourtant, Balada Triste de Trompeta se démarque des précédents films d'Alex de la Iglesia, au point peut-être d'étonner ses fervents admirateurs et d'attirer aussi un public plus large avec un film politique au sens noble du terme.

Ainsi puisque le je l'aime à mourir de Francis Cabrel dans sa version espagnole, arrache au spectateur un sourire et une émotion sincères quand Javier déambule dans la rue avec une rage vaine teintée de désespoir embrassant au passage un boucher et son morceau de barbaque, alors l'attentat contre le Général Carrero Blanco, premier ministre de Franco, intégralement reconstitué dans le film, devient aussi crédible que la précédente scène et a probablement été commis par des gens d'un autre « cirque » comme le demande Javier. C'est donc pari tenu pour Alex de la Iglesia d'avoir su habilement plonger le spectateur dans les soubassements tragiques et burlesques du franquisme.
Audacieux et courageux le film d'Alex de la Iglesia l'est assurément. Au delà de son esthétique irréprochable, de la performance du trio d'acteurs et des personnages secondaires, il ne se contente pas d'exorciser le passé ni encore moins de renvoyer dos à dos républicains et franquistes. Il n'est pas consensuel d'avancer l'idée que lorsque la réconciliation est impossible, il n'existe qu'une seule issue : celle d'aller vers une troisième voie, qui n'est pas une négation du passé de la dictature mais la fin de sa hantise. Celle-ci a le mérite dans un final bouleversant et hautement symbolique, d'atteindre l'objectif que s'était fixé Alex de la Iglesia, chanter une balade triste mais salvatrice à tous les enfants d'Espagne, à ceux qui portent encore le cauchemar de leur enfance, la mort ou la culpabilité de leurs parents, et peuvent enfin sortir de leur silence.
Sortie en salles le 22 juin 2011
Laura Tuffery
Article mis en ligne sur www.culturopoing.com