Librement inspiré d’un fait divers - expression consacrée pour ce qui ne mérite que répulsion et chronique de presse sensationnelle - sans conteste Joachim Lafosse se hisse avec A perdre la raison au rang de réalisateurs tels qu’André Cayatte (Les risques du métier, Mourir d’aimer) ou Henri-Georges Clouzot (La Vérité) parvenant comme ces derniers à rendre de la chair, de l’humanité et une certaine cohérence et dignité à des personnages broyés par la tragédie.
L’exercice était périlleux et ne manquait pas de soulever de nombreuses questions, notamment celle du respect des protagonistes encore vivants et de leur droit à l’oubli. Si A perdre la raison, comme tout film librement inspiré d’un fait divers, repose et laisse ouverte la question de la responsabilité morale de l’artiste, il convainc totalement par sa capacité à tenir à bonne distance le spectateur du mortifère, là où le questionnement se doit d’être posé en place et lieu du jugement ou d’une certaine délectation morbide, là où il est inconfortable de se tenir face à « l’humain trop humain ». C’est là que réside l’intérêt majeur du film de Joachim Lafosse et probablement son intention et son propos : l’ « inexplicable » tragédie prend toujours racine dans un réel tangible, palpable dont l’apparente et trop rassurante normalité masque les ressorts pervers au sens étymologique du terme. A perdre la raison est sans conteste l’exercice très maîtrisé qu’il faut saluer - grâce à trois acteurs hors pair, Niels Arestrup, Tahar Rahim et Emilie Dequenne et une mise en scène elliptique – et auquel le cinéma purement fictionnel ne parvient par ailleurs que trop rarement, celui de placer le spectateur en position de « réfléchisseur » tendu et non pas de voyeur haletant.

Grâce à une mise en scène particulièrement réfléchie et adaptée à son sujet, Joachim Lafosse retrace l’histoire autant que le portrait d’une triade singulière, celle que constitue Mounir (Tahar Rahim) et Murielle (Emilie Dequenne) fraîchement mariés, avec le docteur Pinget (Niels Arestrup) père adoptif de Mounir qu’il a fait venir du Maroc lorsqu’il était adolescent et qui subvient totalement aux besoins du couple. Le parti pris de placer en ouverture du film le final de la tragédie, l’envol de cercueils d’enfants dans un avion à destination du Maroc, participe de manière habile du dispositif et du propos de Joachim Lafosse : aucun suspense en suspens, le spectateur est ainsi privé et épargné d’emblée tout en étant conduit à se fixer sur des plans qui se succèdent dans une valse de fondus, du premier baiser de Mounir et de Murielle jusqu’à la chambre d’hôpital où celle-ci se trouve dès le début du film.

Rythmé par des plans où domine le hors champ, le fondu, des choix musicaux pertinents (dont celui de Femmes je vous aime de Julien Clerc qui donne lieu à une des scènes les plus poignantes du film interprétée par Emilie Dequenne) et filmé à hauteur d’homme sans caméra subjective, A perdre la raison irrigue ainsi une tension parfaitement « cadrée » à la verticale de la tragédie, en parallèle aux quatre grossesses rapprochées de Murielle et à la répétitivité des tâches domestiques occasionnées. La cohérence des choix de la mise en scène permet à Joachim Lafosse, dès lors cette rythmique installée, quasi monotone dans sa répétitivité, de s’attacher et d’individualiser chaque protagoniste, notamment par l’usage du gros plan et du plan séquence, brossant ainsi des individualités dont la complexité émerge progressivement et un fonctionnement familial dont les premiers plans campent déjà les disfonctionnements.

C’est sans travail, sans revenus que Mounir épouse Murielle avec la molle réprobation attendrie du Docteur Pinget qui en lieu de lui suggérer la précarité de sa situation, s’empresse d’y pourvoir et d’installer la future épouse au domicile. Ce seul plan dans les premières minutes du film suggère et sous-tend ce qui se joue là dans la distribution des rôles. Loin d’être le père adoptif avec la fonction parentale éducative qui sied, le docteur Pinget se pose davantage en bienfaiteur qu’en père éducateur tandis que Mounir ne cherche ni ne parvient à s’émanciper de cette dépendance infantilisante qui dans la même scène lui fait déléguer à son père adoptif, son travail universitaire dans lequel fatalement il ne peut qu’échouer alors qu’à ce moment-là Murielle est professeur de français dans un collège.
Distillées au compte-gouttes quelques scènes filmées en temps réel, comme celle centrale du mariage où Murielle découvre toute une belle famille marocaine totalement dépendante et reconnaissante au Docteur Pinget ou celle de la discussion conjugale autour de la décision de quitter le domicile du médecin où aucune intimité n’est désormais possible avec les trois premiers enfants, marquent des pauses, fixent les expressions du malaise grandissant oscillant avec le flux continu d’une vie de famille calquée en apparence sur le modèle maghrébin où toute la famille cohabite dans la même demeure, loin du Maroc omniprésent dans le film par les rapports que chacun entretien avec ce paradis perdu ou rêvé pour chacun des trois protagonistes.

A perdre la raison, titre tirée de la chanson éponyme de Jean Ferrat, brosse aussi trois portraits qui constituent avec leur palette de nuances de véritables personnages bien plus que des archétypes et c’est aussi la force du film de Joachim Lafosse. Le docteur Pinget admirablement interprété par Niels Arestrup dont il s’agit ici d’un rôle à contre-emploi de sa filmographie, présente cette inquiétante douceur de ceux dont les actes complaisants sont en totale contradiction avec le discours moralisateur irréprochable ; Mounir auquel Tahar Rahim apporte sa véritable performance d’acteur permettant au personnage d’évoluer sur les dix années que relate le film, se campe dans une situation de totale impuissance, coincé dans le confort d’une situation dont il ne peut plus se libérer au moins autant qu’au regard de la reconnaissance à l’égard du docteur Pinget avec lequel il forme un duo pour ne pas dire couple bien antérieur à son mariage. Murielle, personnage central du film qui repose sur les épaules d’Emilie Dequenne, se livre également à une véritable performance (récompensée à Cannes du prix d'interprétation féminine Un certain regard) celle de faire traverser et basculer une mère aimante de l’étouffement à la soumission désincarnée jusqu’à l’irréparable infanticide de ses quatre enfants.

Loin de l’écueil de la reconstitution judiciaire, de l’enquête journalistique ou d' une prétendue expertise pseudo psychiatrique et sans jamais prétendre rendre compte des mécanismes de l’infanticide, Joachim Lafosse s’attache davantage à mettre en relief comment les disfonctionnements familiaux que génèrent la dépendance et son corollaire, l’emprise, conduisent fatalement à la tragédie comme ultime issue. La mise en scène particulièrement pertinente gage de l’intégrité autant que de l’intelligence du réalisateur à laisser en dehors du cadre, ce qui relève autant de l’inconscient que des zones d’ombre. Ceci n’abolit pas la question de départ qui s’impose aussi au critique de cinéma quant au droit à l’oubli pour les victimes, mais gage par la qualité et la maîtrise du scénario, du choix et du jeu des acteurs autant que de la mise en scène, d’une volonté d’interroger bien plus que de juger ou de condamner, ce qui somme toute permet d’ouvrir le débat plutôt que de le refermer comme un fait divers, ce qui est la vocation de toute œuvre d’art et de fiction.
Laura Tuffery
Article mis en ligne sur Culturopoing le 22/08/2012
Sortie salles le 22/08/2012