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Billet de blog 26 août 2011

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Pa negre d'Augustí Villaronga

D'une beauté âpre et austère, aux teintes brunes et ocres, Pa negre d'Agustí Villaronga est déjà un film-phénomène en Espagne, puisque pour la première fois lors de la 25ème cérémonie des Goyas, un film en langue catalane reçoit 9 récompenses dont celle du meilleur film, meilleur réalisateur et de la meilleure adaptation.

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D'une beauté âpre et austère, aux teintes brunes et ocres, Pa negre d'Agustí Villaronga est déjà un film-phénomène en Espagne, puisque pour la première fois lors de la 25ème cérémonie des Goyas, un film en langue catalane reçoit 9 récompenses dont celle du meilleur film, meilleur réalisateur et de la meilleure adaptation. En compétition avec Balada Triste de Trompeta d'Alex de la Iglesia donné grand favori avec 16 nominations aux Goyas, Pa negre prend lui aussi comme toile de fond le franquisme et ses ravages sur l'enfance dans l'immédiat après-guerre.

Il faut comprendre l'importance de ce prix en Espagne pour mieux cerner ce qui risque d'échapper au public français. Pa negre est un film essentiellement catalan et sur la Catalogne, non seulement par l'usage de la langue catalane – conservée dans sa version originale – la distribution d'acteurs catalans mais surtout parce que l'adaptation d'Agustí Villaronga du roman éponyme d'Emili Teixidor s'est essentiellement concentrée sur la catalanité portée et incarnée par le personnage central du film, Andreu (Francesc Colomer) qui reçoit à l'âge de 14 ans le Goya de la révélation masculine de l'année(1). Le sous-titrage du film en français ne permet pas aux spectateurs non coutumiers de la langue de Cervantès, de saisir les subtils allers-retours du catalan au castillan qui sont une des composantes essentielles à la compréhension globale du film.
Tout comme Balada triste de trompeta d'Alex de la Iglesia, Pa negre présente pour le public étranger - et c'est la seule réserve que l'on puisse émettre quant à l'audience du film – un référentiel tel à l'histoire complexe des relations entre catalans et castillans sur fond de franquisme, qu'une partie de la puissance du film et son propos risquent d'échapper aux spectateurs français.


Néanmoins, la facture « classique » de Pa negre, la trame extrêmement fluide, réaliste et poétique de la narration contribuent à la beauté sombre du film et à la force du propos d'Agustí Villaronga qui opte ici pour une narration linéaire moins abrupte que dans ses précédents films comme Tras el Cristal (1987) ou le très controversé El Mar (2000) traitant de manière crue de l'homosexualité sur fond de franquisme avec pour la première fois à l'écran Roger Casamajor qui tient dans Pa negre le rôle du père d'Andreu. Le réalisateur catalan, plus coutumier du cinéma fantastique ou pop, a su dans Pa negre adopter un ton plus poétique et résolument onirique pour narrer un destin, tant dans le style austère et semi fantastique du traitement de thèmes qui lui sont chers – les tourments de l'enfance, la pédophilie et l'homosexualité – que l'on pourrait rapprocher dans certaines séquences au style de Roman Polanski dans Tess. La maîtrise des plans larges en extérieur, la très belle photographie et la direction des acteurs sur lesquels repose toute la puissance du film, en font une œuvre aux accents rimbaldiens – qui ne sont pas si éloignés du cinéma catalan - dans sa capacité à réconcilier la retenue et la fougue, la mise en scène de l’histoire collective et l’examen aigu des voix intimes.


Après une ouverture vertigineuse, celle de la mort accidentelle d'un petit garçon et de son père projetés du haut de la montagne dans leur charrette dont Andreu un petit garçon âgé de 11 ans est témoin, le film se déploie la séquence suivante comme les ailes d'un oiseau. Grâce aux procédés du thriller et ceux d'une dramaturgie appuyée par le jeu très physique des acteurs, c'est toute la vie d'un village rural catalan dans l'immédiat après-guerre qui est ainsi saisie dans ses haines, rancœurs, secrets et mensonges, qui s'épaississent et s'éclaircissent dans le regard d'Andreu, dont le père est accusé du crime, un village qui mange son « pain noir », celui qui devient de plus en plus hebdomadaire, pour lequel il faut renoncer à ses idéaux afin de survivre, celui sur lequel le franquisme prend racine et s'appuie.

Une des qualités majeures de Pa negre, dont recèlent souvent les œuvres au noir, est d'avoir su s'emparer de l'Histoire et de ses ravages sans jamais s'en référer autrement que par le procédé du détournement. Ainsi, El cant dels ocells (le chant des oiseaux) prend un double sens ici, celui poétique et pittoresque de l'élevage traditionnel d'oiseaux en Catalogne – dont vit le père d'Andreu militant communiste - et celui plus métaphorique du chant traditionnel catalan de Noël repris par Pau Casals comme chant antifranquiste, symbole de paix et de liberté. De même, c'est subrepticement, à mesure que s'exacerbent les passions et les peurs autour du meurtre commis qui prend les allures d'une tragédie collective, que le castillan se faufile ou se substitue au catalan comme la langue de l'ordre, témoin de l'oppression qui s'abat sur toute l'Espagne.

C'est donc sur la crête du vénéneux et du candide qu'Agustí Villaronga perche ainsi son village catalan, ayant opté pour le parti pris de l'action, au détriment de la dimension plus contemplative et littéraire du livre, afin de maintenir la tension de l'intrigue en laissant les éléments naturels du paysage montagnard jouer un rôle majeur. C'est entre l'opacité des montagnes et les trouées de lumière des clairières, que se révèlent naturellement dans un huis clos intimiste extérieur, la force des émotions qui traversent tous les personnages du film, pris dans leur nudité et crudité, autre parti pris majeur du réalisateur que de se refuser à toute conceptualisation privilégiant ainsi l'éclosion psychologique de personnages ambivalents et complexes.


De remarquables scènes d'une grande sensualité alternent avec des scènes d'une férocité inouïe, mettant en scène les enfants qui tiennent le rôle principal, comme les porte voix intérieurs et justes d'adultes pris dans une mascarade où il faut sauver sa peau et où de simples querelles de voisinage ont force désormais de règlement de compte avec une portée dont l'issue ne peut être que fatale. Face au maître d'école pédophile qui aime « les vainqueurs car ce sont eux qui écrivent l'histoire », le maire (Sergi Lopez) prend sa revanche en amoureux jadis éconduit par la mère d'Andreu, Florencia (Nora Navas) en poursuivant sa chasse à l'homme contre Farriol (Roger Casamajor).

Tel Le portrait de Dorian Gray, les enfants ne sont que les pantomimes cruelles d'adultes pris dans le terreau de haines enfouies et attisées par la peur et la faim. Avec des dialogues d'une grande férocité, ils rejouent dans cette forêt lieu symbolique d'oppression et d'obscurantisme, le théâtre morbide qui se joue sous leurs yeux. Pa negre a les accents de Cria Cuervos de Carlos Saura, dans toutes les perversions, fantasmes enfantins que les secrets et mensonges faisaient naître chez la petite Ana (Ana Torrent) face à l'enfermement oppressant du silence. Mais il n'en n'a que les accents, car Agusti Villaronga accorde une étoffe, un destin et un rôle à Andreu, celui d'incarner métaphoriquement la Catalogne. Si dans Balada triste de trompeta d'Alex de la Iglesia, Natalia (Carolina Bang) est la métaphore de l'Espagne massacrée qui ne veut pas choisir entre un camp ou un autre et préfère littéralement se jeter dans une troisième voie, dans Pa negre Andreu incarne la métaphore de la Catalogne, du propre aveu du réalisateur.


En découvrant que dans la pauvreté, toutes les trahisons, les atrocités commises démentent les valeurs profondes qui lui ont été inculquées, perverties et bafouées, (le père d'Andreu est communiste mais également l'homme de main par nécessité de la famille la plus riche du village) Andreu n'a pas d'autre choix que de tourner le dos au passé même s'il ne choisit pas non plus l'avenir auquel il est contraint, celui de se fondre dans une Espagne où il vaut mieux parler le castillan et s'éloigner de sa famille et de la pauvreté qui lui a été désignée du doigt comme indignité, celle de manger son pain noir...


Il fallait un certain courage pour aborder la complexité de l'identité catalane prise dans l'histoire du franquisme, et le film en ce sens échappe à tous manichéisme, tout relent vindicatif ou revendicatif, bien au contraire. Augustí Villaronga dresse le portrait impressionniste d'une Catalogne appauvrie qui n'échappe pas à la lutte des classes, une Catalogne qui n'est ni rouge, ni républicaine, ni anarchiste, ni catholique, ni franquiste, ni catalane mais tout ceci à la fois, par conviction, couardise, opportunisme, nécessité ou obligation. Dans le regard d'Andreu, par le prisme de l'enfance, c'est la plongée impressionniste et profondément humaine, loin de l'imagerie d'Épinal d'une Catalogne qui n'aurait été que résistante et épargnée des haines fratricides communes au reste de l'Espagne, qu'Augusti Villaronga dresse, sans désigner de coupables autre que les conséquences morales de la guerre civile.

La mise en perspective de Pa negre et de Balada Triste qui concourraient tous deux aux Goyas est instructive non seulement par la concordance des thèmes traités de manière métaphorique, mais elle indique surtout par la réception certes respectueuse mais silencieuse des deux films, du courage à se plonger dans l'Espagne franquiste mais également de la virulence que le sujet a généré. Ainsi, certains se seront émus en Espagne que Pa negre, film en langue catalane ait été récompensé par le Goya du meilleur film espagnol de l'année...

1. Depuis juin 2011, il ne sera désormais plus possible de décerner un Goya aux jeunes « prodiges », l'Académie du Cinéma Espagnol ayant porté à 16 ans l'âge auquel un acteur pourra prétendre à recevoir cette récompense.

Sortie en salles le 24 août 2011

Laura Tuffery

Article mis en ligne sur www.culturopoing.com


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