Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. Rainer Maria Rilke – Pour écrire un seul vers (1910)
Un défi, et un défi gagné. Outre celui d'adapter « Le Feu Follet » de Drieu la Rochelle que Louis Malle avait immortalisé au cinéma avec Maurice Ronet et les gnossiennes d'Eric Satie, Joachim Lier livre avec Oslo 31 août, une oeuvre d'une force égale à la précédente, mais qui plus est, si inondée de ce soleil pur et noir qui illumine chacun de ses plans, il parvient à faire jaillir une mélancolie intense, qui de ne jamais être ni mortifère ni morbide, approche au plus près du silence de la poésie, à l'interstice de Rilke et de Pérec, d'Antonioni et de Bergman. Beau comme le souvenir et l'oubli, Oslo 31 août.

C'est par une séquence où plane le « Je me souviens » de George Pérec que s'ouvre le film d'un cinéaste qui entretient avec la littérature - et on peut l'avancer à mesure du film, avec le cinéma - une relation quasi ontologique, raréfiée au cinéma. Le langage sous forme de monologue ou de dialogue, le silence, la perception sensitive de l'être dans son espace et son histoire, tout dans Oslo 31 août renvoie à cette dimension métaphysique et éminemment poétique avec laquelle Joachim Trier approche, aime son personnage.
S'il retrace le dernier jour d'Anders (Anders Sanielsen Lie) dans les rues d'Oslo, de la sortie de sa cure de désintoxication jusqu'à son suicide, le cinéaste sans effet de style, dans une osmose qui jaillit à l'écran avec son protagoniste, jamais ne traque ni cerne ni ne dépèce Anders mais embrasse totalement son personnage en lui insufflant toute sa vie, la sienne. Sans esthétisme ni religiosité, aux confins de la poésie, chaque plan effleure le corps frêle, quasi enfantin dans son dénuement candide ou désespéré, de celui qui eut une vie, des souvenirs, une famille, des désirs, une ville où il vécu, dont il ne reste que le souvenir tenace et l'oubli féroce.

Si l'on évoque Duras, Tarkovski, Godard ou d'autres que le réalisateur, particulièrement francophile revendique dans son héritage, la surprise à l'écran est de taille, tant il parvient à filmer la vie et la ville sans théâtralité aucune, avec le parti pris de se situer à mi chemin entre le documentaire à l'arrachée, des dialogues et des monologues dans le vif de la vie, respectant cet espace qu'il existe entre ce que je pense et ce que je dis, ce que je fais et ce que je suis, un espace où l'image prend toute sa puissance d'évocation troublante, à l'aune de la démarche trébuchante, maladroite d'Anders, là où se situe un questionnement existentiel, jamais surfait, lettré ni abscons. Il en émane cette ultra lucidité, celle d'Anders absenté de sa propre vie, qui ne nous est pas donnée ni à comprendre, ni à analyser ni à juger mais à éprouver comme on entend la vie des autres, par bribes dans un moment d'égarement et d'extrême concentration, détachés, attachés, amusés, jamais indifférents.

C'est dans une scène particulièrement forte - elles sont nombreuses - celle où Anders perdu et si présent au monde dans une cafétéria écoute, le tout et le rien de ceux qui vivent de tout et de rien, que Joachim Trier fait montre de son immense talent. Ici plus vivant que tous les vivants, celui qui va mourir en l'ignorant encore, est seul au monde et avec le monde. Profondément empathique, profondément mélancolique, Anders est l'incarnation même de l'amour et de la vie qui ne vient pas, celle de l'un et celle de tous dans un bref moment de vérité que le réalisateur parvient à saisir à l'envolée.
De démonstration, de propos sur la littérature, la vie, la toxicomanie, le film en est exempt car c'est en privilégiant les sens, le lien qui unit le personnage aux choses, au souvenir et à l'espace – Georges Pérec est plus que présent ici - que Joachim Trier s'est définitivement refusé à explorer des fissures, des failles pour privilégier l'approche charnelle et forcément émouvante d'un homme, d'une vie balbutiante, celle d'un funambule qui tente de se tenir dans un équilibre précaire, et même si c'est perdu d'avance. La magnifique et longue scène centrale de dialogue en temps réel entre Anders et son meilleur ami Thomas (Hans Olav Brenner) est l'expression même de ce parti pris, celui d'ouvrir tous les possibles tournant le dos à la chronique d'une mort annoncée.

S'il faut saluer et souligner la performance d'Anders Danielsen Lie, qui parvient à déployer la complexité d'un être d'un seul tenant sans être monolithique, il faut éminemment saluer l'intelligence plus que le brio - adjectif qui décidément s'accorderait mal à cette adaptation si subtile du «Feu Follet » – de Joachim Lier qui parvient à baigner de lumière un film où la question du suicide se pose comme elle survient dans la vie : en aval du temps et a postériori. D'une pudeur qui force le respect, Oslo 31 août est poésie et comme telle, déroulant son propre langage, s'exprime autant par la force de sa construction, sa plainte, son chant désespéré et son propos éminemment existentialiste.
Laura Tuffery
Article mis en ligne lsur www.culturopoing.com
Sortie salles le 29 février 2012