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Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

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Billet de blog 31 janvier 2012

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«Detachment» de Tony Kaye, plongées et contre plongées dans le système éducatif.

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Vingt ans après Dead Poets Society (Le cercle des Poètes disparus) de Peter Weir qui avait en son temps généré avec son « Carpe Diem » un véritable débat sociétal autour de l'Éducation et quelques remous au sein du corps enseignant, Detachment de Tony Kaye - le réalisateur de American History X - dans une présentation de l'institution scolaire au bord de l'abîme,  suscitera-t-il le même débat à défaut d'engouement? Il le devrait, car avec pareil titre en parfaite adéquation avec le sujet traité, Tony Kaye parvient avec une mise en scène totalement – parfois trop - éclatée, à s'attacher à la figure de l'enseignant et de l'administration scolaire mais surtout à pointer le « détachement » inquiétant qui prévaut au coeur des relations entre professeurs et élèves, institution scolaire et société, et de crier de façon sous-jacente, à la disparition de la famille et des parents qui n'épargne ni élèves, ni enseignants ni proviseurs tous confrontés à leurs solitudes, qui se croisent sans jamais se rencontrer.

Avec une ouverture assez remarquable où se succèdent en noir et blanc des témoignages se rapportant tous à la souvenance de l'école et l'expérience que celle-ci a indubitablement laissé sur tout un chacun, Detachment invite le spectateur à se remémorer ou s'interroger sur le poids inévitable que le parcours scolaire a joué dans l'itinéraire, la réussite ou l'échec d'une vie personnelle ou professionnelle. Par ce procédé astucieux Tony Kaye parvient ainsi à éviter le film didactique à destination des élèves ou des enseignants et d'interroger, ce qui semble être le propos majeur du réalisateur, les parents que nous sommes, les élèves que nous fûmes. En exergue du film, une citation d'Albert Camus, qui si elle alourdit de manière ostentatoire le propos – se hisser à la hauteur de Camus comportait le risque couru de souffrir forcément d'une comparaison avec le Nobel de Littérature – cherche visiblement à s'inscrire dans la lignée d'une culture et éducation française, signes de l'excellence, et on ne sera donc pas surpris que le personnage principal du film, un professeur de Lettres modernes incarné par Adrien Brody - qui livre ici une très belle performance - se nomme Henry Barthes.

Le préambule au film posé par la succession des récits permet d'introduire assez naturellement le personnage D'Henry Barthes, puisqu'il induisait la part de hasard, de volonté, de chance ou de malchance, d'opportunité qu'il entre parfois dans les épousailles d'une carrière d'enseignant. Ainsi posé, la précarité ou mieux encore la part de fragilité d'un tel parcours est d'emblée posée sans pour autant être le postulat d'une quelconque démonstration. Le personnage de Henry Barthes, professeur remplaçant pour une durée de trois semaines dans un Lycée de la banlieue New-yorkaise, apparaît ainsi dans son entité et non pas dans son seul apparat de professeur, ce qui est souvent l'écueil des films autour de l'Éducation où l'archétype du professeur, chahuté ou adulé, souffre d'une désincarnation totale du personnage au bénéfice d'une vocation ou d'un sacerdoce.


Autour d'Henry Barthes c'est toute une galerie de portraits singuliers qui défilent à l'écran, détachés les uns des autres. Tony Kaye saisit à grands traits des figures d'enseignants croqués dans l'établissement, dans leurs rapports entre eux, avec la hiérarchie mais également le portrait de celle-ci. Chacun ici est en prise à sa propre fragilité. Le proviseur Carol Dearden (Marcia Gay Harden) est soumis au diktat de son taux de réussite aux examens et à celui de la politique locale afin de conserver son poste et finalement logée à la même enseigne que Sarah Madison (Christina Hendricks) la jeune professeur stagiaire chahutée mais soucieuse de « faire carrière ».

Dans ce panorama général éclaté et fragilisé qu'il pose comme dispositif et comme cadre, Tony Kaye centre Detachment sur une contre plongée, serait-on tenté de dire - tant le réalisateur use et abuse de ce procédé- sur Henry Barthes, professeur d'une trentaine d'années et auquel le réalisateur prête la citation de Camus « Jamais je n'ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde » afin d'apporter au film une source de lumière qui apparaît moins convaincante que la fresque du monde éducatif côté cour, assez justement filmée. Si le portrait du professeur remplaçant, nomade par essence, est convaincant dans son immersion improvisée et détachée au sein de ce Lycée de la banlieue New-Yorkaise, son rapport aux élèves – ceux-ci ne sont essentiellement existants dans le film qu'en sa présence – apparaît quelque peu brouillé par le versant privé de sa vie qui disperse le propos initial du film et parfois peu crédible dans l'attachement qu'il génère, notamment auprès de la jeune Erica – qui n'est pas élève au Lycée - admirablement campée par Sami Gayle et de Meredith (Betty Kaye) l'élève douée mais en souffrance qui incarne ici un véritable archétype.

La résilience progressive de ce professeur, en prise avec un passé-présent tourmenté par un passé familial incarné par un grand-père à soigner au quotidien qui pèse dans sa solitude, si elle s'inscrit bien dans la narration initiale de ces chemins hasardeux mais humanisés d'enseignants, vient mal à propos – notamment par le choix de multiples procédés filmiques tels le flash back - déconstruire la narration du film. Dès lors la relation de paternité qui se construit entre Henry Barthes et Erica occupe progressivement le film au risque de le faire dévier. Cette jeune fille de quinze ans que Henry Barthes croise dans sa propre errance dans le bus et qui au p'tit bonheur la chance monnaie son corps, offre certes un portrait assez crédible dans sa quête affective mais inscrite hors les murs du Lycée disperse le propos sans l'aboutir. Si la relation affective qui se tisse entre Henry Barthes et Erica offre quelques scènes assez plausibles notamment dans la distance que s'efforce de maintenir le premier, en revanche elle ne convainc guère dans son issue finale.

De même, la forte relation de transfert qui s'opère entre Meredith sur Henry Barthes durant les cours, tout comme le final désespéré de cette élève, apparaissent quelque peu sur-joués et poussifs, voire anachroniques quand on considère les trois courtes semaines de remplacement qu'effectue Henry Barthes et le délai plausible d'attachement qu'un professeur peut susciter. Si le parti pris de la mise en scène de Detachment dont le lien de parenté avec le clip (1) est très net, il contient les qualités de ses défauts et inversement. L'éclatement et l'insertion de divers procédés filmiques restitue bel et bien l'atmosphère chaotique de l'impossible conscience de soi et d'autrui que génère l'impasse dans laquelle se situe aujourd'hui le système éducatif et ainsi questionne implicitement l'autre lien fondateur et fédérateur qui le précède, celui de la famille. Néanmoins, une telle mise en scène, que certains pourront juger audacieuse ou prétentieuse, tombe malheureusement dans l'écueil du survol, inévitable sur un sujet si vaste, que la scène d'ouverture avait pourtant savamment posé, balisé. Malgré ces défauts qui brouillent quelque peu le thème central du film et le déplacent parfois, Detachment a le mérite de proposer une lecture plurielle et actuelle du monde enseignant avec, et c'est une originalité, un centrage sur le monde enseignant au détriment - certes -  de la relation professeur-élève, la plus souvent privilégiée au cinéma.

Un autre film, avec un autre parti pris filmique, français celui-là, Donoma de Djinn Carrénard, pose au même moment et avec une même acuité cette question cruciale du détachement et de la déliquescence vertigineuse du lien familial et parental. C'est dire si le sujet nous est contemporain et en ce sens Detachment se situe, reflet de son temps, aux antipodes de l'ordre oxfordien et du « Carpe Diem » qui fit le succès de Dead Poets Society.
1) Genre dans lequel Tony Kaye s'est illustré à plusieurs reprises notamment dans le clip réalisé sur Johnny Cash en 2006.
Laura Tuffery
Article mis en ligne sur www.culturopoing.com le 31/01/2012Sortie en salles le 1er février 2012

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