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Chroniqueuse cinéma, Historienne, professeur d'Histoire et de cinéma. Historiadora y crítico de cine basada en Paris.

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Billet de blog 31 octobre 2012

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Entretien avec Montxo Armendáriz à l'occasion de la sortie du film "N'aie pas peur" en France.

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Laura Tuffery : Je sais que vous vous êtes entouré de témoins et de psychologues avant d’écrire le scénario de « N’aie pas peur ». Pourquoi l’inceste est-il un thème qui vous a particulièrement touché ?
Montxo Armendáriz : Au cours de mes rencontres avec des personnes qui avaient vécu des abus sexuels et en voyant les graves séquelles qu’elles avaient conservé et qu’elles devaient surmonter, ce que j’ai constaté en général c’est la lutte de chacun contre l’adversité d’un passé dont elles avaient souffert contre leur gré. Ceci m’a semblé être d’une grande actualité dans le sens où nous sommes nombreux à avoir dû affronter l’adversité d’un destin qui nous a totalement changé à un moment précis de notre existence. D’un côté, c’est un élément qui sur le plan dramatique me permettait d’aborder la condition humaine de manière très basique, et de montrer comment nous sommes capables de surmonter des moments d’adversité qui ont totalement conditionné notre existence. D’un autre côté, par rapport à la question directe que vous m’avez posé, il me semble que des faits tels que les abus sexuels sont tellement tabous, tellement occultés et tus dans notre société que malheureusement toutes les personnes qui ont eu à vivre cette épreuve luttent en silence, et je crois que le cinéma doit pouvoir apporter quelque chose, faire la lumière sur ces faits afin que ces faits soient connus et puissent trouver leur résolution. D’une certaine manière se conjuguaient ces deux aspects qui sont sans doute ce qui m’intéresse le plus au cinéma, à savoir d’un côté des histoires humaines de dépassement, de lutte, de résistance pour survivre et s’extraire de conditions de vie extrêmes et de l’autre côté comme cinéaste, cela me permettait de livrer une réflexion sur le monde dans lequel nous vivons.

LT : A ce propos, je songe au violoncelle que Silvia porte sur son dos, il semble tantôt un point d’appui, tantôt la croix qu’elle doit porter seule, est-ce à cela auquel vous faites référence lorsque vous évoquez le silence de ceux qui ont eu à vivre cette épreuve, l’image est-elle intentionnellement lisible de ces deux manières ?
MA : Oui cette image du poids de sa vie qu’elle a à porter était vraiment pensée et préméditée. Depuis le début j’avais en tête que le personnage principal devait jouer d’un instrument de musique, qu’elle devait avoir une échappatoire, un monde propre à elle où elle puisse se retrouver et qui lui permette d’exprimer d’une façon ou d’une autre ce poids qu’elle est incapable de verbaliser. A travers la musique c’était un moyen de le raconter visuellement. Au moment de choisir l’instrument, le violoncelle m’est venu naturellement car c’est le seul instrument avec lequel on peut faire corps, être en symbiose quel que soit l’endroit où on le saisit , la musique semble alors sortir de la personne elle-même, ensuite lorsque l’on regarde quelqu’un de petite taille comme l’est la protagoniste, porter le violoncelle sur ses épaules, l’image du poids, de la souffrance qu’elle porte réellement sur ses épaules est à la mesure de l’instrument. Au fur et à mesure du film, quand elle décide de donner un autre rythme à sa vie, jusqu’à la dernière séquence, elle se détache de plus en plus de cet instrument encombrant jusqu’à l’abandonner dans la maison de son ami de manière assez symbolique puisqu’on ne sait pas si elle viendra le récupérer. Il ne s’agit pas qu’elle cesse de jouer du violoncelle mais j’avais besoin à ce moment-là du film, d’obtenir une image libérée de Silvia qui va de pair avec sa nouvelle coupe de cheveux. C’est d’ailleurs le deuxième moment du film, avec la scène du début, où elle regarde la caméra de face.

 LT : Vous étiez-vous fixé des contraintes éthiques ou morales sur ce que vous souhaitiez ou ne souhaitiez pas filmer, car vous avez usé énormément du hors champ, notamment pour représenter le père, et si c’est le cas pour qu’elles raisons ?
MA : Question morale non, je crois qu’il s’agit davantage d’une question d’éthique et de compréhension du cinéma, plus que d’éthique quant aux comportements. Je crois qu’il y a des films très explicites qui se doivent d’être très explicites, c’est justement ce qui leur donne leur force et leur consistance dramatique. Néanmoins, en ce qui me conserve je suis quelqu’un qui croit davantage à ce que l’on suggère qu’à ce que l’on montre directement, surtout avec un thème comme celui-là, celui de l’abus sexuel. Je crois qu’il n’est pas nécessaire de montrer pour que tous nous sachions et qu’intérieurement d’une certaine manière nous en venions à reconstruire et à voir cet épisode, ensuite je pense que lorsqu’on ne voit rien c’est beaucoup plus dramatique, beaucoup plus dur quand on ne voit rien et qu’intérieurement, inconsciemment nous reconstruisons ce que nous ne voyons pas.

LT : En quelque sorte le spectateur ne peut pas « profiter » de manière consciente ou pas de ce qu’il voit, c’est là où se situe la mince frontière avec le voyeurisme n’est-ce pas ? C’était un réel danger ?
MA : Oui, soit l’on montre et l’on dénonce ce qui se passe soit on l’ « améliore ». C’est sur cette ligne que je comptais me tenir, en fuyant toute la morbidité et toute la victimisation qui existe autour de ce thème mais sans perdre la force et l’horreur que supposent ces abus qui marquent à vie les différentes personnes que j’ai rencontrées. Je ne voulais pas que cette horreur, cette dureté se perde dans le film et en ce sens, le film n’est pas un film « agréable ». C’est toujours à hauteur d’homme et surtout de son point de vue à elle [Silvia] que j’ai tenu à filmer. Nous pouvons bien sûr tenter d’imaginer pourquoi le père a commis cela, il peut y avoir une quantité de réponses, pourquoi la mère ne veut pas affronter la situation et fui vers une vie meilleure ailleurs : mais à ce moment- là ce seraient d’autres films que celui que j’ai fait. Tout n’a pas à mon sens à être expliqué ! Moi je me suis centré exclusivement sur mon propos qui était d’évoquer la souffrance morale, psychologique, interne de Silvia et son combat pour sortir de cette situation, et c’est tout ce qui m’importait.

LT : Vous avez planté le décor dans une famille de milieu aisé financièrement et culturellement où l’on suppose que l’on parle ou on échange davantage. Pourquoi le choix de ce milieu social là ?
MA : Oui c’était volontaire, c’était le plus terrible qui puisse nous fait prendre conscience réellement de ce type de comportement. Autrement dit, si l’action et les faits se situent dans une famille marginale, déstructurée où le père est alcoolique par exemple, le spectateur se dira qu’évidemment c’est normal que ce genre de choses arrivent et dès lors il ne s’implique plus à partir du moment où cela est d’une certaine manière « acceptable » ou « dénonciable » et ceci est le plus terrible pour à mes yeux. Ce genre de situations surviennent autour de nous, ce peut être un ami ou une amie, mon voisin, ma sœur sans que je le sache car le problème majeur est le silence et le tabou qui entoure ce sujet. J’ignorais totalement l’ampleur du phénomène quand j’ai commencé à travailler sur le thème avant l’écriture du scénario ! Et il a suffi que je m’attèle au film pour qu’une quantité assez conséquente de relations ou d’amis me confesse qu’elles aussi avaient été des personnes abusées sexuellement. Pas seulement les victimes mais ceux qui abusent peuvent faire partie de notre entourage plus ou moins proche. Ce sont des personnes qui mènent une espèce de double vie comme Docteur Jekill et Mister Hide sans que l’on s’en doute car ce sont des personnes parfois très agréables, responsables, très bien installées même parfois etc. mais elles en sont capables du fait de leur situation de déséquilibre, car une personne qui commet cela  a ses propres raisons qui relèvent de sa névrose sans pour autant le justifier ! Dans ce sens  voilà quelque chose de terrible et de tragique dans notre société car le plus facile est quand ceci survient en pleine lumière dans une famille déstructurée, cela se sait beaucoup plus facilement…

 LT : Cette dimension sociale amplifie la relation de domination propre à l’inceste également, d’autant qu’il y a des conventions sociales à respecter et à protéger aussi, ainsi le père de Silvia qui est médecin continue d’exercer tranquillement dans son cabinet durant toutes ces années où il abuse de sa fille…
MA : Oui, c’est un homme affable, affectueux, respectable et reconnu socialement que personne ne soupçonnerais ! Ma plus grande surprise je vous le répète a été de rencontrer des familles de milieux aisés, voire que je connaissais, des gens comme des avocats, des médecins, des juges qui ont été des agresseurs et que j’ai rencontré durant la phase préparatoire du film. Donc l’idée reçue que ceci appartient à des milieux défavorisés, aux classes populaires est complètement erroné ! Malheureusement l’inceste et l’abus sexuel n’est l’apanage d’aucun milieu social, on le retrouve dans toutes les classes sociales et dans tous les pays et dans un pourcentage assez élevé dont les groupes de thérapies introduits dans le film donnent une assez juste idée. Beaucoup des témoins qui interviennent dans le film sont des victimes réelles, de même beaucoup de personnes abusées ont travaillé sur le film parce qu’elles souhaitaient participer à un tel projet. Cela ne m’a posé de problèmes, je suis habitué à faire à faire pas mal de castings avec des gens de la rue comme dans « Tacio », « 27 horas » qui sont en lien direct avec la problématique du film. Ainsi dans « N’aie pas peur » beaucoup de victimes rencontrées souhaitaient participer au film, nous avons donc réalisé un casting. En revanche les témoignages racontés dans le film ne sont pas leur propre histoire car je ne le souhaitais pas afin de préserver une certaine forme d’anonymat de leur vie ou de celle de leurs proches. Ils racontent donc le récit réel emprunté à d’autres victimes qui n’apparaissent pas dans le film.

LT : A ce propos, pourquoi dans un film de fiction avez-vous souhaité introduire cette part un peu documentaire qui apparaît comme un point de déséquilibre dans la fiction ?
MA : Parce que je voulais que d’une manière ou d’une autre le film soit déséquilibré. Je ne voulais pas d’un film linéaire pas plus que je ne voulais d’un film caméra à la main avec un léger mouvement de caméra sur les plans qui donne cette sensation d’instabilité psychologique du personnage. Pour cette même raison je ne voulais pas d’une structure linéaire pour le film. Ainsi on peut le voir comme un grand flash-back, du début jusqu’au moment de digression où elle saute du taxi et perd conscience. Ce n’est qu’à partir de là, que ce qu’elle raconte à la psychologue peut être considéré comme un long flash-back. D’un autre côté, je souhaitais introduire une espèce de rupture et de feed-back puisqu’au bout du compte, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’un documentaire mais que ce passage du groupe de thérapie fait partie de la fiction. De cette manière, en dehors de rompre la structure du film je suis parvenu à résoudre un problème qui était un véritable casse-tête. Dans tout le processus de reconstruction du personnage, la verbalisation est un élément essentiel à la thérapie, pas seulement dans ce cas mais dans tout traumatisme, que l’interlocuteur soit un psychologue, un ami, le père ou le frère, peu importe qui. Dramatiquement, si à ce moment précis du film, le protagoniste racontait à qui que ce soit ce qui lui était arrivé, cela freinait forcément le film puisque tout cela nous le savons, nous venons de la voir l’histoire.

 LT : Pourtant dans plusieurs scènes du film, je pense à celles avec sa mère ou son amie Maïté, le personnage principal tente de parler mais l’entourage n’est pas réceptif. Vous ne pensez-pas qu’il y a ainsi beaucoup de sujets tabous comme l’inceste mais aussi la mort, le deuil qui enveloppent de solitude parce que personne n’a envie d’entendre au fond ?
MA : Exact. D’un côté il y a l’incapacité durable à pouvoir verbaliser et de l’autre côté quand le moment survient de pouvoir le faire, tu sais que tu ne vas pas pouvoir le faire parce qu’on ne veut pas ni t’entendre ni t’écouter. C’est cet ensemble qui joue de pair. Mais vient un moment inévitable comme dans le deuil ou dans de multiples situations traumatisantes qu’il est pourtant nécessaire de verbaliser pour qu’un nouveau chemin puisse s’offrir à nous. Dans le film si le protagoniste verbalisait cela paralysait l’avancée du film, par conséquent j’ai songé que si ce n’était pas elle qui parlait mais que ce soit quatre ou cinq autres personnages qui témoignaient de ce qui leur était arrivé à différents âges de leur vie, cela nous donnerait la véritable dimension de l’abus sexuel qui intervient dans divers milieux, à des âges différents et dans des milieux ambiants, des contextes variés.

 LT : Est-ce que cela induisait dans votre esprit que le groupe de parole est une étape incontournable à la reconstruction ?
MA : Obligatoire non. J’ai choisi le groupe de parole parce que c’est l’image la plus reconnaissable, la plus visible et standard. Logiquement, mon protagoniste a un soutien antérieur qui est la musique et l’art qui l’aide durant toute son adolescence et au début de l’âge adulte, jusqu’à ce qu’elle entre dans cette crise dissociative qu’elle ne parvient pas à dépasser et qui l’amène à entrer à l’hôpital et à rencontrer un psychologue. Jusqu’à ce moment-là, elle avait eu une échappatoire qui était la musique et elle ne parvient plus à avancer. Il y beaucoup de gens qui parviennent grâce à l’art à oublier ou atténuer le problème, ce qui ne veut pas dire qu’il ait été surmonté. J’ai ainsi rencontré beaucoup de personnes qui au moment où ils ont vu le film, ont vu remonter à la surface ce qu’il avait vécu et m’ont appelé pour me le dire. Voir un film, lire un livre, entendre le témoignage de quelqu’un est un déclencheur et alors là oui, l’aide d’un professionnel est nécessaire.

 LT : Votre envie initiale était qu’un maximum de personnes puisse sortir du silence avez-vous dit. Que ne voudriez-vous pas alors à l’inverse que provoque ou suscite le film auprès du spectateur?
MA : Qu’il y ait des spectateurs qui nient la nécessité d’un film pareil, qu’il vaut mieux ne peut en parler, que le sujet est indécent puisqu’il appartient au privé et à l’intime, et que le cinéma soit se dédier à d’autres choses, qu’il a une autre vocation. C’est l’attitude de la politique de l’autruche ! Non seulement ces spectateurs ne souhaitent pas voir mais ne souhaitent pas que ce genre de film puisse exister et minimisent le sujet en l’isolant. Quand on regarde les pourcentages en Espagne publiés il y a trois ans par un groupe de psychiatres de l’Université de Salamanque, il est fait mention que 24% de femmes et 18% d’hommes ont subi des abus sexuels et cela va des attouchements jusqu’au viol en passant par les abus réguliers étendus sur une longue durée. Il est évident qu’ils en portent les séquelles même si curieusement elles ne sont pas proportionnelles à l’ampleur de l’abus. Il y a des gens qui ont étés abusé sexuellement durant de nombreuses années et qui sont parvenus à le dépasser tandis que d’autres ayant vécu des attouchements de la part d’un cousin du même âge à l’âge de 10 ou 12 ans par exemple, ne parviennent pas à s’en remettre. Je ne veux donc pas que le film classifie, hiérarchise ou minimise les séquelles du traumatisme, car elle cherche à montrer tout le contraire précisément.

LT : Dans cette dimension presque thérapeutique du film de par son casting et l’écriture du scénario, souhaitiez-vous au fond que le film fasse œuvre thérapeutique pour ceux qui sont restés dans le silence et pourront se reconnaître dans une telle œuvre et libérer leur parole ?
MA : Il y a deux choses. J’aime le cinéma et avant tout je souhaitais réaliser un film. La manière dont je l’ai bâti et construit répond à un concept formel pour moi de la façon dont traiter d’un thème et pourquoi. Outre ce fait et indépendamment de cela, je me suis posé cette problématique et qui correspond à ce que disait Renoir à qui il importait peu de faire des films parfaits pourvu qu’ils servent à faire un pont entre la connaissance des personnes et des peuples. Je crois que le cinéma doit collaborer à cette idée, faire le meilleur film possible et parvenir à la plus grande quantité de personnes possibles. Je me reconnais dans cette catégorie de cinéastes et cela a été très gratifiant de recevoir quantité d’appels, de courriers, de mails de personnes nous remerciant d’avoir fait ce film, que ce soit des victimes, des psychologues qui utilisent le film, ou la Communauté européenne qui a lancé une campagne d’information sur les chiffres alarmants des abus sexuels en Europe (une personne sur cinq !) en s’appuyant sur le film. Quand le tournage du film s’est achevé nous avons créé une page sur les réseaux sociaux et notamment sur Facebook pour la promouvoir. Voici un an que le film a quitté l’affiche en Espagne, et nous pensions fermer cette page mais il y a tant de personnes qui se sont mises à échanger sur cette page – la plupart ce sont des personnes ayant vécu des abus sexuels – qu’elles nous ont demandé de ne pas la fermer car elle s’est convertie en un espace d’échanges, d’entraide et parfois même de témoignages. Même si nous continuons à donner des nouvelles du film, comme c’est le cas pour sa sortie en France aujourd’hui, il est très étrange de voir cette page s’être transformée finalement en une sorte de groupe de parole, autonome du film. 

Merci à Montxo Armendáriz et Lluís Homar (Eva, Etreintes brisées, La Mauvaise education...) acteur principal du film N'aie pas peur.
Copyright photographies Catherine Faux.

Sortie salles de "N'aie pas peur" le 31/10

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