« Je te l’ai mis devant ton box, j’ai rien compris, il parle hyper mal anglais, il a dit qu’il vient pour un bilan de santé… ». L’infirmier lève les yeux au ciel et soupire. Priorité du patient déterminée au triage à l’accueil des urgences ? Nulle. Il est donc orienté vers le « secteur court » dont je m’occupe, le circuit des urgences équivalent des consultations de médecine générale et dévolu aux patients non graves ne nécessitant aucun soin urgent. Derrière le soupir, le sous-entendu du reproche. Pourquoi venir grossir les rangs des urgences avec une demande considérée par beaucoup (trop) comme inappropriée ?
2 heures plus tard, c’est à lui. 26 ans. Souriant. Lybien arrivé en France il y a 2 ans, il a le statut de réfugié depuis 1 an. Il a été agressé dans la rue, il y a 6 mois. Des coups de couteaux dans le poumon, le ventre, le cou, la jambe. Hospitalisé chez nous pendant 2 mois. Il a failli y laisser sa vie. Sorti d’hospitalisation, il s’est retrouvé dans la rue puis en foyer puis a voulu retravailler dans le bâtiment, comme avant l’accident. Mais il se sent plus faible qu’avant. Son patron aussi a remarqué. Il le lui a dit.
Ses cicatrices qui lui balayent le corps de haut en bas lui font mal et limitent ses mouvements. Avant il aimait faire du foot, du volley. Courir avec des amis. Maintenant il cherche son souffle et calcule ses gestes. Il aimerait bosser. Il faut qu’il bosse. C’est une nécessité. Il n’a pas le choix.
Son sourire s’est effacé. Avant de venir en France, il a fait des études de lettres à Tripoli et puis tout s’est compliqué. La situation, l’insécurité. Ici, il sait que tout ce qu’il trouvera c’est le BTP ou la restauration, la plonge. Il le sait. Il l’accepte. Mais c’est physique, tout ça. Il est conscient, réaliste. Il veut gagner sa vie et pour ça, il a besoin de son corps et son corps lui fait défaut. « J’ai été chez un médecin généraliste près de mon foyer. Je voulais pas venir jusqu’ici mais il m’a dit qu’il ne savait pas et que c’était à l’hôpital qui m’avait opéré de gérer ça… J’ai 26 ans seulement docteur, je peux pas être faible. Si je suis faible, je meurs… Alors voilà. Je suis là. »
Là, en pleurs, à de 2h de chez lui, cherchant une porte ouverte.
Vraiment #0, 2018.