« Elle avait l’air perdue, effrayée sur un banc. Elle n’a rien dit. On ne la connait pas sur le secteur. » Une femme est recroquevillée sur le sol. Ses cheveux et ses ongles sont sales, ses vêtements usés. Une porte claque et elle sursaute. Je m’agenouille et d’une voix douce lui demande ce qui lui est arrivé. Elle me regarde, craintive, ne sourit pas, ne parle pas. « Vous êtes blessée ? » Silence. J’essaye en anglais. Rien. Elle me regarde. Je répète. Sans succès. J’attends. Longtemps. Enfin, elle chuchote. Bribe par bribe. En anglais. Elle habite Dublin et des hommes la suivent, sans arrêt, où qu’elle soit. Elle a peur. Ils veulent la tuer, l’empoisonner. Elle ne les connait pas. Non, elle n’a été ni agressée ni violée.
Soudain, elle se redresse et me réclame l’asile politique. Je m’étonne. Politique ? D’Irlande ? Elle élude mes questions. Je suis incrédule, décontenancée. A demi-mots, elle me dit qu’elle fait partie de l’IRA, que sa famille n’en sait rien, qu’on veut la faire taire et qu’ils ont déjà essayé de l’empoisonner. J’écoute ce récit confus, improbable, impossible. Je ne sais plus s’il s’agit d’une victime menacée ou d’une femme qui délire ? Elle veut appeler l’ambassade puis se ravise. Ils sont sûrement complices. Elle se rallonge. Puis non, elle s’agite, s’emporte, hurle qu’ils vont la tuer et que nous ne faisons rien ! Je m’inquiète. Son discours s’accélère, anarchique, déstructuré et incompréhensible. Alors je remonte le fil. J’appelle l’ambassade, ses parents, l’hôpital et enfin son psychiatre.
Le nôtre entre dans la pièce. Il ne parle pas anglais alors je traduis. Elle se méfie mais parle des hommes, de l’IRA et surtout du poison. Après un long entretien, le psychiatre est formel : elle délire. Il faut la rapatrier à Dublin. Je l’en informe calmement. Silence. Puis elle explose, vocifère, jure et m’invective. « Il n’a rien compris ! C’est vous qui traduisez et vous mentez ! Vous travaillez pour eux ! Vous allez me tuer ! ». J’essaye de la calmer mais mes efforts sont vains. Le psychiatre lui donne un calmant. D’une main, elle le jette et fais valser le verre. Puis elle s’assoit et pleure. « Là-bas, ils vont m’empoisonner. » Je lui dis que non, on veut l’aider. On lui propose un repas. Elle accepte. Un peu de répis enfin.
Et dans l’office du service, je demande à l’infirmière de lui glisser quelques gouttes de sédatifs dans sa purée…
Vraiment, #2, 2018.