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Billet de blog 6 octobre 2022

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Le foot indonésien sous le choc après une émeute meurtrière

Le soir du 1er octobre 2022, au moins 130 personnes dont 33 enfants ont été tuées et 320 blessées, dont deux grièvement, dans le stade Kanjuruhan. La plus grande tragédie du monde du football indonésien s'est produite à Malang, une ville de l'est de Java, à la fin du match entre les équipes rivales de longue date, Arema FC, représentant Malang, et Persebaya, représentant Surabaya.

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Illustration 1
© Benar News

Après avoir perdu le match sur un score de 2-3 pour Persebaya, les fans d'Arema, agités et poussés par la frustration, ont commencé à occuper le terrain en contre-bas. Pour contenir le mouvement de foule, la police a tenté de repousser les fans. Au fur et à mesure que des centaines de supporters descendaient sur le terrain, il devenait de plus en plus difficile pour la police de les arrêter mais elle était toujours en contrôle du virage sud. Les fans de Persebaya ayant été interdits d'assister au match, probablement pour éviter la situation d'émeute qui s'est finalement réalisée, seuls les fans d'Arema FC étaient présents dans le stade.  

L'incursion de manifestants par le virage nord a compliqué la situation et augmenté les affrontements avec la police, qui a commencé à lancer des gaz lacrymogènes. Cela a créé la panique parmi les fans qui se tenaient dans les tribunes, qui se sont précipités vers les couloirs de sorties du stade. Plus de 30 000 personnes se sont ruées dans les allées pour fuir les dizaines de bombes lacrymogènes, grenades assourdissantes et fusées éclairantes, créant un goulot d'étranglement et conduisant à la mort de nombreuses personnes par piétinement ou suffocation.  
Le média Surua rapporte le macabre témoignage de Eko, qui se trouvait à l'extérieur du stade pour finir son café quand la bousculade a commencé. Eko, entendant les cris provenant de la porte 13, s'est précipité pour voir. La porte était scellée, rendant impossible la fuite des supporters hors du stade. Eko a également entendu des gens appeler à l'aide car la police avait lancé des gaz lacrymogènes sur la tribune. Eko a couru pour demander de l'aide aux policiers qui se trouvaient à l'extérieur, mais il n'a pas été écouté. La police l'a attaqué. Quand il est retourné vers la porte 13 avec son ami Yuli, Eko a compris qu'il était trop tard ; ils étaient tous asphyxiés à présent. 

Mme Salustri, les larmes aux yeux, a aussi raconté avoir perdu son mari pendant la panique générale. Après avoir perdu connaissance dans le stade, elle s'est réveillée et a découvert que son mari avait été victime des piétinements de la foule en essayant de sauver son petit-fils.  

Quant à Aiulia, elle dit qu'elle ne comprend toujours pas que la police ait commencé à tirer des gaz lacrymogènes. Seuls les supporters d'Arema FC étaient présents dans le stade et Aiulia dit que la police a répliqué à leur descente dans le stade avec les gaz lacrymogènes, mais en visant les tribunes et non le terrain. En souffrance et ayant des difficultés à respirer, Aiulia s'est réveillée dans la salle VIP du stade après avoir perdu connaissance. 

L'utilisation de gaz lacrymogènes est strictement interdite par la FIFA (Fédération Internationale de Football Association). En effet, selon le chapitre 3 du Règlement de sûreté et de sécurité des stades de la FIFA, l'utilisation de gaz et d'armes à feu pour le contrôle des foules est strictement interdite pendant un match, pour la sécurité des joueurs et des supporters. 

Selon Akmal Marhali, coordinateur de Save Our Soccer, le principal problème qui a causé la mort de nombreuses personnes, est dû aux embouteillages dans le stade et  le non-respect des règles de sécurité, comme le nombre maximum de spectateurs. Marhali accuse le comité d'organisation d'Arema FC (PanPel) d'avoir vendu plus de billets qu'autorisé. Alors que la police, qui avait ordonné à PanPel de ne vendre qu'un maximum de 25 000 billets, PanPel a imprimé et vendu environ 45 000 billets, soit presque le double. En outre, PanPel a ignoré l'avertissement de la police de déplacer le match dans l'après-midi, plus précisément à 15 heures au lieu de 20 heures, pour éviter les débordements nocturnes. Ce n'est que le dernier de nombreux cas de corruption et de mauvaise gestion dans le football indonésien.  

La Commission X de la DPR - commission de la Chambre des représentants de la République d'Indonésie en charge de l'éducation, du sport et de l'histoire - a décidé de suspendre les matchs des ligues 1, 2 et 3 jusqu'à la fin de l'enquête. Cette suspension a été confirmée par le ministre des affaires politiques, juridiques et de sécurité, Mahfud MD, et approuvée par le ministre de la jeunesse et des sports. Le président de la Commission X a déclaré que le ministère indonésien de la Jeunesse et des Sports, la police, la PSSI et la nouvelle ligue PT indonésienne seraient également convoqués pour discuter de la tragédie de Kanjuruhan, en premier lieu du préjudice subi par les civils qui ont perdu un proche et de l'application de la loi n°1 de 2022 sur la sécurité dans les sports. 

En Indonésie, le football est le sport le plus populaire et l'équipe nationale a été la première d'Asie à participer à la coupe du Monde, depuis 1938 en France, sous le nom colonial de Dutch East Indies jusqu'à l'indépendance du pays en 1945. Plus de 52 millions d'Indonésiens suivent avec ferveur les matchs du week-end selon Reuters, entraînant parfois des violences entre fans. 78 personnes avaient déja péri dans des incidents liés au football dans le pays depuis 1995 selon Save Our Soccer. Cette tragédie n'est pas isolée dans le monde du football. En 1964, 320 personnes ont été tuées et plus de 1 000 blessées lors d'un match de qualification olympique Pérou-Argentine au stade national de Lima. Le 15 avril 1989, la catastrophe de Hillsborough en Angleterre, 96 personnes sont mortes pendant une demi-finale de la FA Cup entre Liverpool et Nottingham Forest.

Dans le TIME, Dex Glenniza, expert du football indonésien, affirme que les habitants considèrent ce sport comme étant plus qu'un jeu, mais davantage comme un moyen de "s'accomplir". "Pour les Indonésiens, le football est tout et leur présence dans les tribunes semble être une évasion de leur vie difficile ou ordinaire. Malheureusement, cela se produit de manière excessive et disproportionnée."  

Le cocktail de corruption chronique allié à la passion populaire et à la répression policière incontrôlées lui font dire que l'incident du stade de Kanjuruhan est le résultat d'une "stupidité collective", qui laisse des centaines de familles traumatisées et brisées dans son sillage. 

Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé en mai 2022 par Alter-Sea and Shape-Sea.