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Billet de blog 10 novembre 2024

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Les dauphins de l'Irrawaddy en eaux troubles

Dans une Birmanie plongée dans un conflit généralisé, le lien durable entre les dauphins de l'Irrawaddy et leurs partenaires humains est en péril. Les efforts de conservation déployés par les organisations locales sont compromis par l'absence d'accès sécurisé et de ressources adéquates. Mais des villageois continuent à sauver ce-ux qu'ils peuvent à mains nues.

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© BANCA

MATTAYA, RÉGION DE MANDALAY // À midi, U Aung San a pris sa boîte-déjeuner et s'est dirigé vers la rivière Irrawaddy, à l'ouest de son village. Agé d'une cinquantaine d'années, le pêcheur se déplace sur le bord du fleuve avec habileté, en tapant doucement sur son bateau. Au bout de quelques instants, un dauphin s'approche de lui en nageant. Aung San attend, observant le dauphin qui lève la queue pour signaler le moment où il doit jeter le filet dans l'eau agitée. Lorsque le dauphin touche la surface de l'eau, Aung San lance son filet juste à temps pour attraper le poisson qui se trouvait en dessous. En remontant sa prise, il s'aperçoit que son filet est plein de poissons.  

"Les poissons peuvent toujours être attrapés en tas. C'est facile. Certains poissons pèsent jusqu'à 24, 25 ou 28 livres (10-12 kg)", dit-il.

Au coucher du soleil, il gagnait environ 10 000 kyats (4 euros) de la vente de ces poissons.

Cette scène nostalgique appartient au passé, avant le coup d'État militaire de 2021. Aujourd'hui, chaque fois qu'Aung San se rend à la rivière, les dauphins viennent beaucoup moins facilement. Le rythme familier et symbiotique de la pêche avec les dauphins a changé. Les poissons et les dauphins sont moins nombreux et il est beaucoup plus difficile pour Aung San de subvenir aux besoins de sa famille.

Il vit dans la zone protégée du dauphin de l'Irrawaddy n° 1, située dans le canton de Mattaya, dans la région de Mandalay. Au cours des trois dernières années, il a été témoin de combats intenses entre les militaires putschistes et les forces de défense populaires (PDF).

Le long des 350 km du fleuve Irrawaddy, de Mandalay à Katha dans la région de Sagaing, ce conflit a eu des conséquences importantes pour les gens et les animaux.

La pêche électrique illégale (utilisation de décharges électriques dans l'eau) et les tirs d'artillerie ont dominé la vie locale au cours des trois dernières années, et les résidents signalent la perte tragique de dauphins qui en résulte. Lors d'un recensement mené en 2020 par des organisations de protection de la nature et le département de la pêche, 79 dauphins vivants ont été observés. En raison de la situation chaotique qui a suivi le coup d'État militaire, au moins six dauphins de l'Irrawaddy seraient morts depuis.

Htein Lin, un batelier qui navigue sur l'Irrawaddy, dit qu'à la mi-2023, il a personnellement vu quatre carcasses de dauphins sur le tronçon entre Mandalay et Katha, dont trois femelles. 

"Il s'agissait de jeunes dauphins, âgés de sept ou huit ans. Certains étaient en état de décomposition avancée, tandis que d'autres présentaient des blessures ou des signes d'électrocution". Les observateurs des dauphins et les résidents locaux affirment que, bien que la situation actuelle soit difficile à analyser, les dauphins pourraient avoir été tués par la pêche à l'électricité, les tirs d'armes à feu et les tirs d'artillerie le long de la rivière.

Selon les informations obtenues par notre journaliste pour étayer les observations de Ko Htein Lin, un dauphin a été défiguré et tué près du village de Pay Thone Sal dans le canton de Mattara le 5 mars 2023. Un autre incident s'est produit en août 2023 près de Nyaung-U.

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Un dauphin a été retrouvé mort dans la ville de Kathar le 12 janvier 2024. © © Courtesy of Local Source

Les dauphins de l'Irrawaddy se trouvent non seulement au Myanmar, mais aussi dans toute la région du Viêt Nam, du Cambodge et du Laos, qui fait partie du bassin du Mékong. Le nom des dauphins provient de la rivière Irrawaddy, en Birmanie, où ils ont été découverts pour la première fois. Ici, ils sont surtout connus pour leur tradition particulière de pêche aux côtés des humains.

"Nos dauphins vivent et travaillent avec nous depuis des générations, dans le cadre d'un lien culturel immatériel", explique Tayza, un militant écologiste qui se consacre à la conservation du fleuve. "Les pêcheurs et les dauphins ont développé une relation de coopération, chacun apprenant de l'autre et transmettant ces compétences de génération en génération, ce qui les rend inséparables."

Les traditions de pêche des dauphins ont été reconnues par l'UNESCO en 2014 pour la liste préliminaire des sites inscrits au patrimoine mondial. Le fleuve Irrawaddy a été inclus dans les sept sites de 'merveilles naturelles' au Myanmar désignés par l'UNESCO en raison de la présence de ces dauphins.

Les dauphins de l'Irrawaddy vivent environ 30 ans et, en général, une femelle donne naissance à un petit par an, qu'elle allaite jusqu'à 18 mois et dont elle s'occupe pendant trois ans. Leur espèce est reconnue comme étant en danger, ce qui a incité la Wildlife Conservation Society (WCS), le World Wildlife Fund (WWF) et le Ministère de la pêche à collaborer à la création d'un programme de protection.

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En 2015, le tronçon de rivière de 72 kilomètres allant de Min Kun à Kyauk Myaung a été désigné comme zone protégée n° 1. En 2018, une autre zone de 117 kilomètres a été ajoutée. Au cours de ces opérations, le département de la pêche et la police maritime ont mené des opérations contre la pêche électrique.

Avant le coup d'État de 2021, la zone de conservation des dauphins de l'Irrawaddy soutenait une industrie touristique florissante, attirant environ 1 000 visiteurs internationaux chaque année. Cet afflux de touristes offrait des revenus précieux et des possibilités d'emploi aux jeunes, aux pêcheurs et aux vendeurs locaux.

"J'avais l'habitude d'organiser des excursions d'observation des dauphins deux à trois fois par jour, ce qui me permettait de réaliser un bénéfice journalier de 20 000 kyats (9 euros) après déduction des frais de carburant, soit un total d'environ 500 000 kyats (220 euros) par mois", dit Htein Lynn, l'opérateur du bateau.

Même pendant la pandémie de COVID-19, les efforts de conservation se sont poursuivis, les compagnies de voyage continuant à protéger les dauphins malgré l'absence de touristes. Cependant, après le coup d'État, le tourisme a cessé, laissant les organisations de protection de la nature lutter pour leur survie car elles ne peuvent plus accéder en toute sécurité aux zones de protection des dauphins.
"Jusqu'en septembre 2021, les villages situés le long de la rivière Irrawaddy étaient accessibles. Cependant, depuis cette date, les terres et la navigation ne sont plus sûres", a déclaré un responsable de la conservation.

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Avant le coup // Visiteurs et maisons d'hôtes dans la zone protégée 1 des dauphins de l'Irrawaddy
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Après le coup // Cantons en flammes et habitants en fuite dans la zone protégée 1 des dauphins de l'Irrawaddy

Les observateurs de dauphins qui ne peuvent plus accéder aux terres collaborent désormais avec les pêcheurs locaux pour documenter au mieux la situation des dauphins. Néanmoins, il n'est pas facile d'obtenir une connaissance précise de la situation sur le terrain. Les combats se sont intensifiés le long du fleuve Irrawaddy. Les attaques à l'artillerie lourde, le mitraillage et la destruction de villages entiers ont contraint de nombreux habitants à fuir, laissant des villages autrefois animés déserts.

U Aung San n'a pu retourner dans son village que pendant quelques mois après avoir traversé le fleuve l'année dernière et s'être réfugié dans le canton de Sagaing. Cependant, la menace des forces militaires et des avions de chasse l'a empêché de rester. Aujourd'hui, il vit sur un banc de sable, de l'autre côté d'un ruisseau, à proximité de ce qui reste de son village, où la plupart des 500 maisons ont été brûlées hormis pour une vingtaine. L'armée étant stationnée sur la rive orientale, Aung San rapporte que ses tirs traversent fréquemment la rivière, que des balles perdues frappent ses eaux, et que des explosions à proximité mettent encore plus en danger les dauphins, parfois mortellement.

Bien que les militaires qui ont mené le coup d'État aient annoncé la reprise des excursions d'observation des dauphins au début de l'année, les habitants et les visiteurs ne se sentent toujours pas en sécurité dans la région.

"Le département de la pêche ne veut pas pénétrer dans la rivière et aucun touriste n'est revenu", explique Htein Lin. De nombreux opérateurs de bateaux à moteur, dont Lin, ont perdu leurs moyens de subsistance, et ont dû vendre leurs bateaux pour survivre. "Nous avions une quarantaine de bateaux, il n'en reste plus qu'une dizaine. Au port de la 26e rue de Mandalay, les employés ont cessé de patrouiller la rivière car ils sont trop effrayés". 

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Depuis le coup d'État, il a perdu ses revenus car personne ne loue son bateau à moteur. Il craint que l'avenir de la population de dauphins de l'Irrawaddy et leur lien unique avec l'homme ne soient menacés. "Avec l'effondrement de l'ensemble de l'écosystème, il est possible que les dauphins disparaissent sans que nous le sachions. Si la stabilité politique revient un jour, il sera peut-être trop tard pour les sauver".

À plus de mille kilomètres à l'ouest, dans l'État d'Odisha, dans l'est de l'Inde, la population de dauphins de l'Irrawaddy est florissante, selon l'enquête menée par l'autorité de développement de Chilika. Le dauphin de l'Irrawaddy, l'une des espèces phares du lac Chilika, est protégé par la loi de 1972 sur la protection de la faune et de la flore, la CITES et la liste rouge des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Le rapport a révélé que la population de dauphins de l'Irrawaddy pourrait être comprise entre 155 et 165. Ouvert aux visiteurs, le lac d'eau saumâtre fait partie d'un parc national qui "est devenu un refuge pour les dauphins dont l'aire de répartition est actuellement limitée à l'Asie, de Chilika à l'Indonésie".

De retour en Birmanie, les organisations locales de protection de la nature continuent de sauver tout ce qu'elles peuvent au milieu de la pagaille. En octobre dernier, la Biodiversity And Nature Conservation Association (BANCA-BirdLife Myanmar) a sauvé un bébé dauphin et l'a relâché dans les profondeurs de la mer.

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© BANCA
  • Tous les noms ont été modifiés pour des raisons de sécurité
  • La version initiale de cette histoire a été publiée en mai 2024 par Harry, reporter à Myaelatt Athan, le média couvrant le centre de la Birmanie. Elle a été adaptée et traduite en anglais pour Visual Rebellion Myanmar et en français pour le Club Mediapart. Les abonnés peuvent suivre les Chroniques d'une Birmanie en résistance dans Mediapart.