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L'ancienne politique de Duterte
Depuis le mandat de Rodrigo "Digong" Duterte (2016-2022), les Philippines, historiquement plus proches de l'influence politique des États-Unis, ont commencé à nouer de nouveaux accords avec la Chine. Les deux pays ont établi des relations diplomatiques depuis 1975; en 1992, ils ont signé un accord sur les traités bilatéraux d'investissement, et, en 1999, un accord sur la double imposition. Toutefois, la question des différends territoriaux dans la mer des Philippines occidentales - ou mer de Chine méridionale - a envenimé leurs relations. Ce bras d'eau se situe entre la Chine, le Vietnam et une partie des Philippines, et les îles Spratly sont au centre d'un conflit régional. Les îles Spratly sont constituées de centaines de petites îles ou récifs inhabités sur 500 km2, dont des dizaines sont revendiqués et occupés par la Chine, la Malaisie, les Philippines, Taïwan et le Viêt Nam. L'archipel se trouve à un emplacement stratégique, qui voit passer un tiers du trafic maritime mondial, notamment en cas d'escalade militaire avec Taïwan, et est entouré de riches ressources halieutiques et de gisements potentiels de pétrole et de gaz naturel.
Le différend a également fait l'objet d'une bataille juridique à la CPA (Cour permanente d'arbitrage) en vertu de l'annexe VII de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM). La Cour s'est prononcée en faveur des Philippines en 2016. La Chine a toutefois rejeté la décision et a accru ses activités dans la région. L'administration Duterte n'a pris aucune mesure concrète en réponse à cette réaction. Cependant, il est intéressant de noter l'approche différente de la politique étrangère philippine après Duterte. En effet, initialement, après la victoire de Duterte aux élections de 2016, la politique étrangère philippine a changé avec une "bienveillance" envers la Chine et un adieu à Washington, conforme au récit politique anti-colonial de la première phase de la politique de Duterte. Sa visite officielle à Pékin en octobre 2016 a permis d'obtenir des promesses d'investissement et de lignes de crédit d'un montant de 24 milliards de dollars pour les Philippines en termes d'affaires et de transactions commerciales. Il a aussi organisé l'entrée officielle des Philippines dans le plan BRI (lire notre analyse de l'Initiative la Ceinture et la Route) de la Chine. Cependant, malgré une politique étrangère "amicale" envers la Chine, l'administration Duterte n'a pas réussi à réduire, voire à résoudre, les tensions en mer de Chine méridionale, aussi appelée mer des Philippines occidentales. Les droits territoriaux sur cet endroit restent au coeur d'une dispute entre les deux pays depuis des décennies.
La nouvelle politique de Marcos Jr.
Après la fin de l'administration Duterte et l'élection de Ferdinand "Bongbong" Marcos Jr., fils de l'ancien dictateur Marcos (1965-1986), en mai 2022, les Philippines ont connu un changement de politique étrangère. Ferdinand Marcos Jr a rencontré deux fois le président Xi Jinping (习近平), d'abord en novembre 2022 en Thaïlande lors du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), puis avec une visite d'État en Chine (中国) en janvier 2023. Mais il a proclamé lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos, en Suisse, du 16 au 20 janvier 2023, que les Philippines ne travailleront ni pour les États-Unis ni pour Pékin (北京).
Marcos ne se voit pas suivre la politique étrangère pro-chinoise de son prédécesseur. Mais il reste bien conscient de la différence de puissance et essaiera de négocier avec la Chine afin de ne pas déclencher une guerre que les Philippines perdront probablement. Les États-Unis, compte tenu de l'importance de la mer de Chine méridionale, et de leur intérêt géopolitique vis-à-vis de Taïwan, ont quant à eux tenté de se rapprocher des Philippines, comme l'atteste la mission de la vice-présidente américaine Kamala Harris à Palawan en novembre 2022.
La visite de Marcos Jr en Chine, en plus d'être sa première visite officielle en tant que président à l'étranger, semblait marquer un choix politique clair. La Chine reste l'un des pays qui investissent le plus aux Philippines. Le propre voyage de Marcos Jr en Chine était basé sur l'augmentation des investissements chinois dans le pays, qui s'est traduite par un nouveau plan d'investissement de 22,8 milliards de dollars. Cependant, la question de la mer de Chine méridionale reste une corde sensible. Marcos Jr devra faire face à la pression chinoise sans faire basculer les relations avec ce pays. Il devra également écouter les "appels" des États-Unis pendant son mandat, ce qu'il ne pourra éviter éternellement.
Ce changement dans la politique étrangère philippine met en évidence un récit nationaliste manifeste, qui met en avant la nation philippine face aux deux superpuissances. Etant donné le conflit en cours avec la Chine sur la mer de Chine méridionale (SCS), la confrontation politique passionnée entre Pékin et Taipei, ainsi que la présence militaire des États-Unis dans la région, Marcos Jr ne peut pas simplement fermer les yeux, et doit affronter l'aigle et le dragon.
D'une politique étrangère indépendante à une politique étrangère sans ennemis ?
Le président Duterte a voulu inscrire l'idée d'une politique étrangère indépendante. Les Philippines entretenaient des relations politiques avec des puissances importantes, mais sans prendre parti pour une quelconque puissance. Toutefois, la politique étrangère indépendante de Duterte était strictement anti-occidentale, qualifiée par son hostile propagande anti-coloniale, en particulier à l'encontre des États-Unis. À l'inverse, Pékin était dépeint comme un protecteur du pays, avec une politique plus douce sur les questions de la SCS, un contraste par rapport à l'administration précédente de Benigno Aquino III. Avec l'élection de Marcos Jr, la politique étrangère des Philippines a évolué vers une diplomatie "sans ennemi". Cela a été évident lorsque Ferdinand a nommé un diplomate chevronné, Enrique Manalo, au poste de ministre des affaires étrangères et a rejeté la promesse faite à sa vice-présidente Sara Duterte de la nommer secrétaire à la Défense, un poste autrefois occupé par un général.
Marcos Jr poursuivra sa coopération économique avec Pékin, comme en témoigne sa rencontre avec Xi Jinping lors de sa visite d'État en Chine. Cependant, le nouveau président adoptera une politique plus dure, notamment sur la question du SCS, que son prédécesseur Duterte. En effet, il a déjà déclaré que la décision du tribunal arbitral de La Haye, qui a établi une sentence en faveur des Philippines sur la question des SCS, ne sera en aucun cas remise en cause. Marcos Jr a aussi opéré un rapprochement dans ses relations politiques avec les États-Unis. Si Duterte a diabolisé Washington comme un ennemi, Marcos Jr a, au contraire, ouvert un nouveau dialogue avec la Maison Blanche. La première étape a été de rompre le seul accord avec la Russie en matière de défense au profit de substituts américains. Il a aussi discuté avec le Premier ministre du Japon, Kishida, un allié historique des États-Unis en Asie, d'un accord de défense, le Reciprocal Access Agreement (RAA), qui permet aux pays de déployer des troupes sur leur territoire. Cet accord avait été envisagé par l'administration Marcos Jr en raison des inquiétudes suscitées par la militarisation de la région par la Chine.
Conclusion
La nouvelle approche de Marcos Jr en matière de politique étrangère pourrait avoir des répercussions importantes sur la géopolitique de l'Asie du Sud-Est, en particulier sur la question de la SCS. La proximité des Philippines avec les États-Unis est susceptible de contrarier la Chine, qui pourrait adopter une position défensive et intensifier sa présence militaire autour de Taïwan, tout en entraînant une escalade sur la question des stocks stratégiques.
Bibliographie
Saleem,O. (2000),‘The Spratlay Islands Dispute: China Defines the New Millennium’ American University International Law Review 3 pp. 532
Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.