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Billet de blog 20 août 2024

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« Démocratie à la thaïlandaise » : opposition dissoute et retour des Shinawatra

En dix jours, le paysage politique thaïlandais a été remodelé ; opposition dissoute, pardon royal pour Thaksin Shinawatra et remplacement du Premier Ministre au profit de la fille de ce dernier. La boucle du partage de pouvoir entre des élites au service de leurs intérêts est bouclée, mais les votants sont déterminés à faire à nouveau entendre leur voix pro-démocratie lors du prochain scrutin.

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L'annonce des résultats en direct des élections en 2023 © Laure Siegel

Le 7 août 2024, la Cour constitutionnelle de Thaïlande a dissous le Move Forward Party (MFP), le parti progressiste sorti victorieux des dernières élections dans le pays d’Asie du Sud-Est. L’autorité judiciaire suprême a estimé que sa campagne visant à réformer la loi de lèse-majesté risquait de porter atteinte à la monarchie constitutionnelle. Cette décision met en évidence la fragilité du système représentatif en Thaïlande, fortement influencée par les oligarchies traditionnelles, incapable de s'émanciper d'un système que l'on pourrait qualifier de « démocratie à la thaïlandaise », dans lequel les partis vainqueurs des scrutins sont systématiquement renversés par un coup d'Etat ou exclus par une interprétation arbitraire de la Constitution.


Le sort du MFP suit celui de son prédécesseur, le Future Forward Party (FFP), formé par la même équipe et lui aussi dissous par la Cour constitutionnelle il y a deux ans en raison d'une violation estimée des règles de financement des campagnes électorales. Depuis le coup d'État de 2014 perpétré par une junte dirigée par le général Prayut Chan-o-cha, plusieurs événements se sont succédé : la division interne au sein de la junte, la percée puis la chute du FFP avec à sa tête Thanathorn Juangroongruangkit lors des élections de 2019, la victoire puis la chute du MFP avec à sa tête Pita Limjaroenrat lors des élections de 2023, et enfin le retour de la dynastie Shinawatra au pouvoir en début d’année.

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Un portrait de Thakshin Shinawatra © Vinai Dithajohn

2001-2019 // Deux décennies de duel politique 

La politique thaïlandaise est instable depuis le début des années 2000, lorsque les gouvernements Shinawatra, Thaksin (2001-2006) puis Yingluck (2011-2014) ont été renversés par des coups d'État, inaugurant deux périodes de régime militaire. Les généraux étaient loin d’être favorables à Thaksin lors de son arrivée au pouvoir, porté par un soutien populaire inédit, surtout dans les zones rurales et les régions les plus pauvres du pays, là où le ressentiment à l'égard du gouvernement de l'époque était le plus fort, en grande partie à cause de la mauvaise gestion de la crise financière de 1998. Thaksin, alors influent homme d'affaires dans le secteur des télécommunications, a remporté les élections à deux reprises avant d'être renversé par le coup d'État militaire mené par Sonthi Boonyaratglin en 2006. Cet événement a marqué la naissance des deux factions connues sous le nom de « Rouges » (pro-Thaksin) et de « Jaunes » (pro-monarchie et ultra-conservateurs) qui se sont affrontées dans la rue et au Parlement.

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'Yellow Shirts' © Vinai Dithajohn
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'Red Shirts' © Vinai Dithajohn

En 2011, Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin, a remporté les élections, mais elle a elle-même été renversée par le coup d'État de 2014 mené par Prayuth Chan-o-cha, qui a instauré le Conseil national pour la paix et l’ordre (NCPO). L‘infiltration des militaires et des institutions royales dans le processus décisionnel du pays s'est consolidée avec la réforme constitutionnelle de 2017, qui a conféré à la junte le pouvoir de sélectionner l’intégralité des 250 sénateurs à la Chambre haute. Cette Constitution a été vivement critiquée par le FFP et les militants démocrates, qui l'ont qualifiée de Constitution « non populaire », en contraste avec celle de 1997, considérée comme la plus démocratique de l'histoire du pays. Cette influence militaire dans le processus décisionnel a piégé la Thaïlande dans un style démocratique particulier, caractérisé par des élections relativement équitables, mais dont l’interprétation des résultats restent dans les mains d’une monarchie omnipotente et d'une poignée d'oligarchies politico-économiques.

2019-2024 // La montée en puissance du camp Orange 

Lors des élections de 2019, le succès inattendu du Future Forward Party (FFP), formé quelques mois plus tôt et dirigé par Thanathorn Juangroongruangkit, a surpris beaucoup de monde. Ce jeune parti progressiste, qui offre un programme différent des « Rouges » et des « Jaunes », est arrivé troisième, frôlant le Pheu Thai, incarnation du Thai Rak Thai de Thaksin. Initialement, la vague de popularité du FFP résidait dans son électorat : les jeunes Thaïlandais, qui ont grandi sous le régime des militaires, ne se reconnaissaient ni dans les valeurs idéologiques des « Rouges » ni dans celles des « Jaunes », et ont trouvé dans le FFP une représentation perçue comme à la hauteur des enjeux de leur génération. Signe de l’anxiété des forces conservatrices aux manettes du pouvoir judiciaire, FFP a été dissous l'année suivante à la suite d'un amendement constitutionnel.

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'PitaMania' à Chiang Mai lors de l'annonce de la dissolution du Move Forward Party © Laure Siegel
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Victoire de Pita aux élections de 2023 © Laure Siegel

Des cendres de ce parti est né le Move Forward Party (MFP), dirigé par le charismatique Pita Limjaroenrat, éduqué en Nouvelle-Zélande et diplômé de l’université Thammasat à Bangkok, puis de Harvard et du MIT aux Etats-Unis. Avec une plateforme politique basée sur des réformes inédites, le MFP a remporté les élections de 2023, mais devant l’impossibilité de former une coalition, Pita n'a pas été choisi comme Premier ministre ; à sa place, l'homme d'affaires Srettha Thavisin du Pheu Thai Party, héritier du parti de Thaksin Shinawatra, a été nommé, formant une alliance excluant le MFP et bénéficiant du soutien des sénateurs conservateurs.

Après 15 ans d'exil, Thaksin est revenu en Thaïlande le 22 août 2023, le jour même où le candidat du Pheu Thai, Srettha Thavisin, devait être élu premier ministre, et a été rapidement conduit à la Cour suprême, puis à la prison de Bangkok, pour y purger une peine de huit ans. Les observateurs politiques ont estimé qu'il était peu probable qu'il purge l'intégralité de sa peine et que son retour avait été négocié dans le cadre d'un accord politique qui intégrait également des partis à vocation militaire dans la coalition gouvernementale.
Sa peine a été commuée de huit ans à un an par le roi Vajiralongkorn le 1er septembre, après qu'il a présenté une demande officielle de grâce royale. Il est libéré sur parole le 18 février, après avoir passé six mois dans un hôpital de Bangkok. En mai 2024, Thaksin est accusé de lèse-majesté par le procureur général thaïlandais pour des propos qu'il a tenus lors d'une interview avec des médias sud-coréens en 2015. Le 17 août, Thaksin a été gracié par le roi Vajiralongkorn à l'occasion de l'anniversaire de ce dernier.

Trois jours plus tôt, l'ancien Premier ministre Srettha Thavisin a fait ses adieux aux journalistes au siège du gouvernement, peu après que la Cour constitutionnelle l'ait démis de ses fonctions pour avoir nommé Pichit Chuenban au poste de ministre du Cabinet du Premier ministre, bien que Pichit ait été inculpé pour tentative de corruption d'un fonctionnaire de la Cour. 

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Un calendrier à l'effigie du roi Maha Vajiralongkorn (Rama X) et la reine Suthida © Laure Siegel


Le 19 août, Paetongtarn Shinawatra, 37 ans, leader du parti Pheu Thai, a été intronisée par le roi controversé Rama X, devenant la plus jeune des 31 Premier Ministres qu'a connu la Thaïlande, quatrième membre de la famille Shinawatra à avoir été nommée à cette position et deuxième femme à occuper ce poste après sa tante Yingluck, qui vit toujours en exil. Entrée en politique il y a trois ans, elle a été élue par les membres du Parlement avec 319 voix, 145 députés ont voté contre elle et 27 se sont abstenus dans ce vote où seul son nom avait été soumis.

Anciens ennemis jurés dans les rues, les dynasties derrière les camps “Rouges” et “Jaunes” se sont finalement entendu sur un partage du pouvoir au Parlement qui préserve leurs bénéfices respectifs, avec un seul oublié : le peuple. 

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Un manifestant 'Jaune' piétine un manifestant 'Rouge' en 2010 à Bangkok © Vinai Dithajohn

Les élections de 2023 ont mis en lumière le fossé croissant entre la population et l'establishment, ainsi que la crise de représentation systémique qui afflige la Thaïlande. Le parti United Thai Nation, représentant le général Prayuth et les forces militaires, n'a pas dépassé les 15 % des voix, tandis que la majorité de l'électorat a choisi le MFP, qui s'est classé premier avec 37,99 % des voix et 151 sièges, suivi par le Pheu Thai avec 28,84 % et 141 sièges. La dissolution du MFP souligne la nature hybride du régime thaïlandais, qui ne favorise ni les partis progressistes ni les oppositions capables de défier le statu quo.

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Une affiche de campagne pour le parti du Général Prayut Chan-ocha en 2023 © Laure Siegel
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Affiches de campagne pour le parti Palang Pracharat de Prawit Wongsuwan, l'autre pilier de la junte qui a saisi le pouvoir en 2014 © Laure Siegel


Mais cette décision arbitraire ne peut étouffer le désir citoyen d'un changement significatif dans le pays. Deux jours après sa dissolution, l'opposition Move Forward a dévoilé la troisième incarnation de son nouveau véhicule politique, le Parti du Peuple.

Le nom anglais People's Party était couramment utilisé par le Khana Ratsadon, mouvement qui a lancé la révolution de 1932 qui a mis fin à la monarchie absolue en Thaïlande.

Titipol Phakdeewanich, professeur de sciences politiques à l'université d'Ubon Ratchathani, a commenté la situation pour Reuters

"Le parti continuera à être une épine dans le pied de l'establishment, ce qui signifie qu'ils trouveront tous les moyens pour le faire tomber à nouveau. L'establishment ne s'arrêtera pas. Mais cela ne signifie pas qu'ils réussiront à nuire à la popularité de ce parti. Le camp conservateur n'a pas non plus de moyen clair de rivaliser avec ce mouvement sur le front de la popularité".

Les 143 députés du MFP qui ont pu conserver leur poste après la dissolution ont rejoint le nouveau parti sous la direction de Natthaphong Ruengpanyawut, 37 ans, ancien cadre dans l'informatique qui a participé à la stratégie de campagne numérique innovante qui a permis au MFP d'obtenir un soutien massif de la part des jeunes et des citadins. "Nous poursuivrons l'idéologie de Move Forward. Ma mission et celle du parti est de créer un gouvernement pour le changement en 2027", a déclaré M. Natthaphong, en référence aux prochaines élections.

Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.