Laure Siegel (avatar)

Laure Siegel

Journaliste

Pigiste Mediapart

46 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 août 2024

Laure Siegel (avatar)

Laure Siegel

Journaliste

Pigiste Mediapart

L'Indonésie se soulève contre les manigances anti-démocratiques du président Jokowi

Les citoyens sont outrés par les manipulations de l'historique Constitution de 1945, qui permettent à la dynastie de Joko Widodo, dit Jokowi, d’assurer sa mainmise sur le paysage politique indonésien pour la prochaine génération, en amont des élections locales à venir.

Laure Siegel (avatar)

Laure Siegel

Journaliste

Pigiste Mediapart

Illustration 1
Manifestations à Jakarta © CNBC Indonesia

L'Indonésie est secouée par des manifestations intenses suite à la révision précipitée de la loi n° 10 de 2016 concernant les élections locales (Pilkada) par le Dewan Perwakilan Rakyat (DPR) ou Conseil représentatif du peuple. C’est l'une des deux chambres de l'Assemblée délibérative du peuple avec le Conseil représentatif des régions (DPD) et forme à ce titre l'un des deux organes du pouvoir législatif de l'Indonésie. Les élections locales pour élire les gouverneurs, les maires et les préfets en Indonésie se tiendront en simultané le 27 novembre 2024.

Cette révision est intervenue au lendemain de la modification par la Cour constitutionnelle (Mahkamah Konstitusi, MK) des conditions de candidature aux Pilkada avec les décisions n° 60/PUU-XXII/2024 et n° 70/PPU-XXII/2024. Le mercredi 21 août, le DPR a rapidement convoqué une réunion de son organe législatif (Baleg), provoquant une vague d'indignation nationale. Huit factions ont approuvé les résultats des discussions sur le quatrième amendement de la loi électorale régionale, les partis : Gerindra, Golkar, Partai Amanat Nasional, Demokrat, Partai Kebangkitan Bangsa, Partai Keadilan Sejahtera et Partai Persatuan Pembangunan. Tous ces partis sont membres de la Coalition pour le progrès de l'Indonésie (KIM), soutenant le président élu Prabowo Subianto et le président sortant Joko Widodo, dit Jokowi.

Lire notre billet sur le contexte des élections présidentielles de février 2024 sur fond de profondes inégalités sociales

Comme annoncé, les célébrations de la Fête de l'Indépendance (17 août 1945) ont été tenues en petit comité dans la nouvelle capitale à venir de Nusantara, à Kalimantan sur l’île de Bornéo. Malgré des retards de calendrier évidents, le président a annoncé que les fonctionnaires y seraient transférés à partir du mois d'octobre. 

La course aux élections s'en est suivie immédiatement, avec une attention particulière portée à la capitale Jakarta, dont le poste de gouverneur est vacant depuis la démission d'Anies Baswedan en 2023, après sa candidature à l’élection présidentielle. Cette campagne avait connu des développements significatifs, avec notamment la réforme de la loi électorale abaissant l'âge minimum de candidature pour favoriser la candidature à la vice-présidence de Gibran, fils aîné de Jokowi, et la victoire de Prabowo Subianto à l’élection. Jokowi continue d'étendre son héritage politique, soutenu par une grande coalition parlementaire alignée à la fois sur les intérêts de sa présidence sortante et sur ceux du président élu, Prabowo Subianto, ancien militaire controversé qui sera intronisé en octobre prochain.

Visant à faciliter la transition mandataire du prochain président, Jokowi a réorganisé le gouvernement, remplaçant les membres du cabinet ministériel affiliés au PDI-P par de nouveaux représentants proches de Prabowo, une démarche plus stratégique que politique. Parmi eux, Rosan Roesiani, président de la campagne politique de Prabowo et du vice-président Gibran, fils aîné de Jokowi, a été nommé ministre des Investissements, et Agus Harimurti Yudhoyono, chef du Parti démocrate, allié de la coalition de Prabowo, a été nommé ministre de l'Agence nationale du territoire. 

Cependant, l'acte le plus controversé est survenu le 21 août avec la réforme électorale susmentionnée. Cette réforme approuvée par le Parlementi a suscité des manifestations à travers toute l'Indonésie. Les mouvements étudiants, les partis travaillistes et les syndicats, soutenus par le PDI-P, ont critiqué la décision du Parlement. Malgré la déclaration d'anti-constitutionnalité par la Cour constitutionnelle (MK), le Parlement a poursuivi l'approbation de la réforme, avec de possibles répercussions sur les futures élections gouvernorales en Indonésie, au profit du clan Jokowi.

Illustration 2
Les manifestants accusent le camp gouvernemental de népotisme éhonté © BBC Indonesia

La Cour constitutionnelle avait modifié le seuil de nomination des candidats politiques aux élections régionales, l'abaissant à 20 % des sièges du DPRD (Assemblée régionale des représentants du peuple) ou à 25 % des votes valides, annulant ainsi les seuils prévus par la loi électorale régionale (UU Pilkada) avec la décision n° 60/PUU-XXII/2024. La nouvelle réglementation stipulait que les partis politiques et les coalitions pouvaient nommer des candidats à la tête des régions même en l'absence de sièges au DPRD, à condition qu'ils remplissent les critères de pourcentage basés sur la liste finale des électeurs (DPT). Cependant, le DPR Baleg a maintenu le seuil de 20 % des sièges du DPRD ou de 25 % des votes valides pour les partis disposant de sièges au DPRD, ignorant ainsi la décision de la Cour constitutionnelle.

Le deuxième point critique concerne l'âge minimum des candidats au poste de gouverneur. La loi électorale régionale fixe ce seuil à 30 ans pour les gouverneurs et à 25 ans pour les maires et préfets. La décision de la Cour constitutionnelle n° 70/PPU-XXII/2024 confirme ces limites, mais le DPR Baleg a stipulé que ces âges se réfèrent au moment de la nomination officielle et non de la candidature, en accord avec une décision antérieure de la Cour suprême, au lieu de suivre les instructions de la Cour constitutionnelle.

Le fond du problème 

L'une des principales missions de la MK est de garantir que les lois respectent la Constitution de 1945. Par conséquent, les décisions de la MK sont définitives et contraignantes pour toutes les institutions, y compris le Parlement. Ignorer une décision de la MK équivaut à violer la Constitution. Cependant, le DPR a tenté de contourner cette situation en s'adressant à la Cour suprême (MA), une démarche qui reste anti-constitutionnelle puisque seule la MK a l'autorité finale en matière constitutionnelle. 

La réforme a déclenché des manifestations significatives, rappelant le mouvement pro-démocratique de Reformasi en 1998, lequel a signé la fin du régime dictatorial de Suharto. De Jakarta à Yogyakarta, les rues se sont remplies de manifestants qui ont affronté les forces de l'ordre devant le Parlement. Jokowi a défendu la décision du DPR comme faisant partie du processus électoral, mais le PDI-P et d'autres partis, comme le Parti travailliste, se sont mobilisés contre lui. Ils accusent Jokowi et Prabowo d'agir uniquement pour maintenir et étendre le statu quo que le président sortant a peu à peu instauré dans le pays au profit des membres de sa famille et de ses alliés conservateurs au cours de ses deux mandats consécutifs.

La décision n° 60 permettait au politicien de l’opposition Anies Rasyid Baswedan de se présenter aux élections régionales, même s'il n'est pas soutenu par un parti, et offre au PDI Perjuangan (PDI-P) l'opportunité de nommer son propre candidat, un facteur important vu la défaite du PDI-P aux élections nationales, ouvrant la possibilité d'une éventuelle coalition avec le Parti travailliste (Partai Buruh). La décision n° 70 de la Cour constitutionnelle imposait quant à elle des limites à la possibilité pour le plus jeune fils du président Joko Widodo, Kaesang Pangarep, de concourir au poste de vice-gouverneur de Java Centre, car au moment de sa candidature, il n'avait que 29 ans.

Illustration 3
Président Joko Widodo et son fils cadet Kaesang Pangarep © BBC Indonesia

Cependant, l’organe législatif du DPR ayant contourné cette décision, la coalition au pouvoir a convenu que l'âge minimum des candidats gouverneurs et vice-gouverneurs serait de 30 ans à partir de la prise de fonction des candidats élus. 

Titi Anggraini, une célèbre experte en matière d'élections et de droit de l'université d'Indonésie, a déclaré à CNN Indonesia  : “La décision de la Cour Constitutionnelle est définitive et contraignante. Si elle est annulée, il y a violation de la Constitution et si elle est maintenue, les élections de 2024 sont inconstitutionnelles et leur tenue n'est pas légitime”.

Erin Cook, analyste spécialisée dans la politique sud-est asiatique, écrit : “Il est difficile d'exagérer l'importance de ce moment. Les règles ont été tellement bousculées, contournées et modifiées au cours des 12 derniers mois pour que cette coalition obtienne ce dont elle a besoin pour dominer les élections que les militants des droits de l'homme et des droits politiques, les experts juridiques et d'autres compagnons de route ont tiré une sonnette d'alarme qui n'a jamais été entendue. On a l'impression qu'il s'agit d'autre chose. On a l'impression que les règles ont été poussées si loin qu'elles ont cédé.” 

Le message Peringatan Darurat (Alerte d'urgence) sur fond bleu a complètement envahi l'internet, via son partage par des réalisateurs de films, défenseurs de la lutte contre la corruption, humoristes et groupes de supporters de football, parfois très influents : “Nous sommes en train de toucher le fond, les gars. Il faut faire quelque chose avant que ce cirque ne s'emballe.” exprime l’un d’eux. 

Illustration 4
Le fameux sandwich consommé par le fils cadet du président © Instagram


Erin Cook mentionne enfin l’impact sur la colère populaire du Sandwich-Gate : “Le sandwich, photographié aux États-Unis, a coûté la somme exorbitante de IDR400k (environ USD$26). Dégusté par Kaesang et posté par sa femme Erina sur Instagram, il est devenu astronomiquement viral. Les comparaisons avec Marie-Antoinette sont tellement évidentes qu'elles en deviennent presque exagérées, mais les utilisateurs en ligne en tirent un grand profit.

Ces atteintes à la démocratie surviennent à un moment de stress économique extraordinaire. L'Indonésie n'est pas à l'abri de la crise du coût de la vie qui sévit partout, et voir ce p***** de sandwich affiché sans se soucier de ce qu'en penserait un peuple qui doit nourrir des familles entières pour bien moins que cela, et apprécié par l'homme dont le nom sur un billet vaut apparemment que l'on enfreigne la Constitution, c'est vraiment malin.”

Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur en politique indonésienne et analyse des conflits en Asie du Sud-Est à l'université de Diponegoro, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.