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Billet de blog 24 décembre 2025

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Un jeune maquettiste recrée les capitales ancestrales de Bangkok et Ayutthaya

Dans un hangar de Talad Noi à la lisière de Chinatown, un jeune artiste thai-américain a créé sur près de 50 m2 “des œuvres des Lumières à partir des déchets de l'humanité” : deux villes en carton qui s'étendent à perte de vue : Bangkok au XIXe siècle et l’ancienne capitale Ayutthaya vers 1700, avant sa destruction presque totale.

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Illustration 1
© Laure Siegel

Les maquettes à l’échelle 1/1000, où un mètre représente un kilomètre, ont été recréées avec minutie à partir de matériaux recyclés, principalement des emballages de bouteilles de whisky de la fameuse marque Sangsom. L’artiste de 23 ans, Alexander Coke Smith VI, vit à Koh Lanta, où il a récupéré toutes ces boîtes en carton dans les bars de l’île. Connue en France pour l'émission de télé-réalité qui met en scène deux équipes tentant de survivre dans une jungle hostile, Koh Lanta est surtout une des destinations touristiques les plus populaires de Thaïlande. Coke, aka TempleBoy, travaille seul, dans un studio situé sous son domicile. Il est obsédé par les mondes miniatures depuis son enfance, lorsqu'il construisait des villes imaginaires à partir de galets trouvés sur la plage. Cette passion l'a suivi jusqu'à l'adolescence, où il a passé des années à errer dans les temples de Bangkok, à les photographier et à étudier leur architecture. 


"Quand les gens me demandent pourquoi je construis ces villes, c’est parce que d’abord, je veux les voir moi-même. Quand je me promène à Ayutthaya, j'imagine à quoi elle ressemblait en 1700. Quand je me promène à Bangkok, j'imagine 1880. Les maquettes m'aident à comprendre où je suis."

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Alexander Coke explique la méthodologie de ses productions. © Laure Siegel


Il a d’abord choisi de redessiner le Bangkok des années 1870 à 1910, pour que les gens aient une idée de ce à quoi ressemblait la plus grande capitale d’Asie du sud-est ,“avant le capitalisme mais pendant l’esclavage” dans les mots de Coke. Le vieux Bangkok apparaît en relief, ses devantures en bois, canaux, temples et ruelles tortueuses reconstruites avec une patience quasi monastique. Le Grand Palais domine la scène, entouré de douves, de monastères et du réseau irrégulier des anciens quartiers riverains.

Illustration 3
Le centre commercial Icon Siam et la tour King Power MahaNakhon © Laure Siegel

Dans un coin de la maquette, il a érigé en contraste quelques gratte-ciels contemporains autour du centre commercial de luxe IconSiam, pour montrer les hauteurs vertigineuses qui caractérisent maintenant la Cité des Anges. Ils servent aussi de repères visuels, révélant à quel point l'ancienne Bangkok était compacte avant que la croissance du XXe siècle engloutisse son horizon et les plaines rizicoles des provinces adjacentes.

“Je me suis basé sur des cartes d’archives du XIXe siècle mais aussi une photographie aérienne de 1932. Le développement n'avait toujours pas connu d'augmentation spectaculaire entre ces deux différentes époques. Le roi a commencé à allouer des terres à différentes nations, sur lesquelles ont poussé les premières ambassades. Les vergers entouraient toujours la vieille ville. Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale que les zones rurales ont commencé à être davantage développées.”


Gloire et chute d'Ayutthaya 

À côté se trouve une deuxième œuvre, une reconstitution tout aussi détaillée d'Ayutthaya à son apogée, vers 1700. À cette époque, la ville comptait près d'un million d'habitants et était considérée comme l'une des plus grandes capitales du monde. La maquette de Coke montre son agencement monumental, où les temples s'alignent selon de longs axes géométriques, réduits actuellement à des ruines. En avril 1767, l'ancienne capitale siamoise d'Ayutthaya a été complètement détruite par la dynastie birmane Konbaung après un siège de 14 mois. Les forces birmanes ont pillé la ville, incendié les palais, les temples et les maisons, saccagé les trésors et contraint les habitants à fuir, entraînant son abandon et son statut actuel de site archéologique. Aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’Unesco, le parc historique d’Ayutthaya ne fut jamais reconstruit sur son site d'origine ; la capitale fut déplacée vers le sud, sur les berges du fleuve Chao Praya.
“Je voulais montrer Ayutthaya avant sa destruction, simplement parce que la plupart des gens ne la connaissent pas” explique Coke. 

Illustration 4
L'arche qui menait de l'ambassade du royaume de France au Palais Royal à l'époque d'Ayutthaya © Laure Siegel


Cet épisode est toujours présenté comme un affront au royaume de Siam dans les manuels scolaires et un point sensible dans la mémoire collective thaïlandaise. 

Fondé en 1350, le royaume d’Ayutthaya, que les Européens appelèrent plus tard le Siam, fut pendant plus de quatre siècles l’un des grands pôles politiques et commerciaux d’Asie du Sud-Est. Longtemps marqué par des guerres quasi continues, le royaume entra dans une phase de stabilité au début du XVIIᵉ siècle, qui coïncida avec l’arrivée croissante des puissances européennes. Tolérants et pragmatiques, les souverains siamois accueillent ces étrangers, cherchant à tirer profit de leurs savoirs techniques et de leurs réseaux commerciaux.

Les Portugais furent les premiers Européens à s’implanter, dès le début du XVIᵉ siècle, apportant armes à feu et expertise militaire. Ils furent cependant progressivement supplantés par les Hollandais, dont la puissance maritime et commerciale domina le Siam au début du XVIIᵉ siècle. Les Anglais tentèrent également leur chance, sans parvenir à s’imposer durablement. Dans ce contexte de rivalités européennes, le commerce d’Ayutthaya prospéra grâce à sa position stratégique, servant de carrefour entre produits européens et richesses d’Extrême-Orient. L’arrivée des Français en 1662 marqua un tournant. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne furent pas d’abord des commerçants, mais des catholiques de la Société des Missions étrangères de Paris. Sous le règne du roi Narai (1656–1688), Ayutthaya devint le centre de leurs activités en Asie. Le souverain, curieux et ouvert aux idées étrangères, leur accorda terres, protection et liberté d’action. Les missionnaires se consacrèrent à l’enseignement et à la médecine, mais obtinrent peu de conversions, la communauté catholique restant majoritairement composée d’étrangers ou de métis luso-siamois.

Illustration 5
Illustration tirée du livre "Mythologies Asiatiques"publié par le Musée National

Toutefois, les récits enthousiastes envoyés en France exagérèrent l’intérêt religieux du roi Narai et éveillèrent l’attention de la cour de Louis XIV.

Dans un contexte de rivalité avec les Provinces-Unies, la France voyait dans le Siam un allié potentiel. Une correspondance diplomatique s’engagea entre les deux souverains, une relation qui culmina dans les années 1680 avec l’échange d’ambassades spectaculaires. Des envoyés siamois furent reçus avec faste, fascinant la cour de Versailles. En retour, des missions françaises, menées notamment par le chevalier de Chaumont puis par Simon de La Loubère, furent accueillies à Ayutthaya. Des traités furent signés, accordant aux Français des privilèges commerciaux et militaires, tandis que des troupes françaises occupaient certains forts stratégiques.

Au cœur de cette politique se trouvait Constantin Phaulkon, aventurier grec devenu principal ministre du roi Narai, fervent partisan d’un rapprochement avec la France. Son influence, perçue comme excessive, suscita une hostilité croissante au sein de la cour et de la population. À la maladie du roi Narai en 1688 succéda un coup de force mené par Phra Petraja : Phaulkon fut exécuté, le roi mourut peu après, et la présence française fut brutalement démantelée. Cette « révolution de 1688 » mit fin aux ambitions françaises au Siam pour plus d’un siècle. 

Bangkok, de port commercial à capitale nationale 

Les premiers colons de la région de Bangkok étaient des migrants de l’ethnie Taï, originaire du sud de la Chine, qui s'étaient installés dans les vallées fluviales. Ils ont été rejoints plus tard par d'importantes communautés chinoises, perses, portugaises et autres communautés asiatiques, ce qui a conduit à son développement en tant que centre multiculturel avant de devenir la capitale. Après la chute d'Ayutthaya en 1767, le roi Taksin fit de la ville voisine de Thonburi la capitale. D'un agrégat de villages dispersés, Bangkok devient une ville portuaire cosmopolite grâce à un commerce stratégique, attirant des colons de toute l'Asie et de toute l'Europe. C’est le roi Rama Ier, premier de la dynastie actuelle des Chakri, qui fonda Rattanakosin sur ses prémices et en fit la nouvelle capitale en 1782. 

Coke souligne deux choses qui l'ont surpris en plongeant dans ces archives : “La précision mathématique de l'alignement des temples d'Ayutthaya. Et que Bangkok comptait autrefois de nombreuses tours horloges magnifiques. Presque aucune d'entre elles n'existe aujourd'hui.”

Illustration 6
Le "sinkhole" (doline) qui s'est ouvert en face de l'hôpital Vajira à Bangkok en septembre 2025, comme dans plusieurs capitales de la région. © Laure Siegel

Basé sur de vieilles cartes, photographies anciennes et superpositions Google Earth, sans aucune esquisse numérique, le résultat est à la fois une œuvre d'art et une forme d'enquête historique. La conception s’est étalée sur cinq ans mais n'est jamais vraiment achevée car tous les jours, Bangkok continue à changer, pour le meilleur, et à sombrer, pour le pire. L’artiste pointe une coïncidence mystique : “Pendant l’exposition, un bout de la maquette est tombé de la table, à l’endroit exact où une route s'est effondrée, laissant un trou géant, en septembre dernier..."  

L’exposition à The Warehouse s’étant achevée fin novembre, Coke cherche maintenant un endroit pour installer ses maquettes de façon permanente, à l’abri des éléments et de l’oubli.