
L'investissement dans le gaz naturel procure des revenus importants au Myanmar. Selon le dernier budget public, le secteur pétrolier et gazier du Myanmar a rapporté 2 018 trillions de kyats (1,5 milliard USD) lors de l'année fiscale 2019/2020, dont environ 80 % provenant du gaz offshore.
Ces projets offshore sont menés par des investisseurs étrangers et un conglomérat lié à l’armée birmane, Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE). Une enquête du Monde a révélé le montage financier complexe mis en place par Total et visant à ce que “les bénéfices colossaux des opérations gazières ne transitent plus par les caisses de l’Etat birman, mais sont massivement récupérées par une entreprise totalement sous contrôle des militaires”. Les organisations internationales ont identifié la connexion directe du flux d'argent entre l'entreprise et les poches de l'armée birmane, en particulier le fait que le paiement fournit à l'armée des devises étrangères qui lui permettront d'acheter facilement des armes dans d’autres pays. Le Bureau du Haut Commissaire aux droits de l'homme des Nations unies a recommandé de cibler les sanctions internationales sur cette industrie.

En 1995, le géant français Total a remporté l'appel d'offres et trois ans plus tard, a commencé à exploiter le principal champ de gaz naturel "Yadana" dans le golfe de Motamma, au sud-est du Myanmar. Yadana produit environ 770 millions de mètres cubes de gaz naturel par jour, dont 65% sont transformés en électricité et exportés en Thaïlande via un gazoduc souterrain de 346 km qui traverse la région de Tanintharyi jusqu'aux usines de séparation du gaz à l'ouest de la Thaïlande. Le reste sert à alimenter Yangon, la capitale du Myanmar, qui souffre malgré tout de coupures d’électricité régulières, qui se sont aggravées depuis le coup d’Etat.



Total détenait la majorité des parts (31,2%) aux côtés des trois autres actionnaires, l'Américain Chevron, le Thaïlandais PTTEP et MOGE. Jusqu'en janvier 2022, où TotalEnergies a annoncé son retrait, cinq ans avant l’échéance du contrat d’une durée de 30 ans.
Cette action a été perçue comme un geste progressiste mais également condamnée par des activistes birmans comme étant "irresponsable". La redistribution des parts de Total permet aux militaires d’amasser encore plus d’argent : l’ONG Earth Rights International estime que la MOGE a touché 2,1 milliards USD en 2021/2022, après une augmentation de 65% du prix par unité payé par la Thaïlande à la Birmanie
Dans un communiqué de réponses aux questions du Monde, TotalEnergies explique qu’au vu du déclin du stock de gaz dans le puits de Yadana, la production sera stoppée dans un avenir proche, soit à l’horizon 2025, quelles que soient les entreprises actionnaires.
"Ils se sont retirés parce que le Yadana était presque épuisé", condamne Aung Aung, représentant de la Blood Money Campaign (BMC), dans une interview accordée à Mediapart. La BMC vise à fermer le robinet des flux d'argent dans le secteur de l'énergie, principale source de revenus des militaires. C'est l'une des nouvelles tactiques dans laquelle les esprits révolutionnaires birmans ont mis leurs espoirs, après le traumatisme des tentatives infructueuses de retour à la démocratie par des manifestations de rues toutes réprimées dans le sang depuis des décennies.
"Ils ont abandonné de manière très irresponsable. Personne ne sait ce qu’ils ont négocié avec les militaires", poursuit Aung Aung. "Parce que Total est parti et a cédé ses parts, MOGE a maintenant plus d'argent. Nous ne demandons jamais aux entreprises étrangères de se retirer du Myanmar, mais nous leur demandons de ne pas verser d'argent à la junte."

En 2019, TotalEnergies a versé 229,6 millions de dollars au Myanmar, dont 178,6 millions de dollars à MOGE pour le gaz produit et vendu et 51 millions de dollars de taxes au ministère des Finances, selon la Reuters Factbox.
La campagne appelle les entreprises à cesser de payer la MOGE et à rediriger ces revenus vers un compte séquestre, un compte alternatif que l'entreprise contrôlée par la junte ne pourrait pas utiliser et qui serait protégé jusqu’à l’accession au pouvoir d’un gouvernement civil élu. La décision de Total de quitter le Myanmar a permis au projet Yadana de fonctionner de la même manière, les revenus continuant de couler dans la poche de MOGE.
Après le retrait officiel de Total du Myanmar en juillet 2022, sa part a été répartie entre les partenaires restants de la coentreprise. Chevron prend la majorité de la part et détient maintenant 41,1%, tandis que PTTEP devient actionnaire à 37,08%. MOGE détient désormais 21,8 %, contre 15 % auparavant.

Historiquement, TotalEnergies n'est pas étranger aux controverses sur les violations des droits de l'homme liées à ce projet gazier. En 2005, la société a été poursuivie en justice en Belgique par quatre réfugiés birmans qui l'accusaient de complicité de travail forcé et de mauvais traitements par l'armée birmane pendant la construction du gazoduc. Mais cette action en justice a été rejetée.
L’annonce du retrait de Total fin janvier a été suivie de sanctions de l'Union européenne à l'encontre de la MOGE le mois suivant. Ces sanctions comprennent le gel des avoirs - blocage des comptes bancaires - et l'interdiction de visa pour les personnes liées à l'entreprise mais n'ont pas tenté de détourner le paiement vers un compte séquestre suivant les recommandations de BMC. De plus, l’organisation Info Birmanie estime qu’une dérogation à cette décision a “privé d’effet immédiat dans toutes ses implications pour les opérateurs européens encore présents en Birmanie” et “semble rendre possible le transfert de parts à la MOGE, ce qu’il aurait fallu précisément empêcher”. Cette clause “sur mesure” a permis à Total d’échapper à toute contrainte et conséquence jusqu’à son départ effectif du pays le 31 juillet 2022.

Dans une tribune publiée par La Croix, l’organisation Info Birmanie appelle à la responsabilité du gouvernement français : “A l’heure où Total vient de cesser ses opérations en Birmanie, la France ne doit pas considérer qu’il s’agit d’un solde de tout compte : elle doit assumer sa dette. Elle doit apporter une aide humanitaire aux Birmans et un soutien diplomatique et matériel au gouvernement d’unité nationale (NUG) qui s’oppose à la junte”.
Il reste que les marchés ont pris note. L'indice mondial de durabilité Dow Jones annoncé en décembre dernier a réintégré TotalEnergies dans la liste après l'avoir exclu en 2021. Le même indice a récemment exclu le nouvel opérateur de Yadana, PTTEP.
PTTEP (PTT Exploration and Production Public Company Limited) est une filiale du groupe PTT, une entreprise publique thaïlandaise qui gère toute la chaîne, de l'exploration des gisements de pétrole et de gaz à leur raffinage sous différentes formes. Depuis le coup d'État de 2021, la Thaïlande n'a pas pris de position concrète pour condamner les actions des militaires au Myanmar. Des membres du gouvernement militaire thaïlandais, eux-mêmes en place depuis un coup d’Etat perpétré à Bangkok en 2014, rencontrent régulièrement les dirigeants de la junte birmane. Bien que la Thaïlande soit devenue le premier pays d'Asie à adopter un plan d’action national sur les entreprises et les droits de l'homme conformément aux directives des Nations unies, le pays ne parvient toujours pas à le mettre en œuvre.
Outre son rôle d'investisseur dans des projets de champs gaziers au Myanmar, le groupe PTT est également le seul acheteur de gaz du Myanmar, qu'il vend aux centrales électriques de Thaïlande pour produire de l'électricité. Le gaz naturel birman est le principal combustible pour produire de l'électricité dans le pays voisin, et 10% de ce combustible est importé du champ de Yadana.

Le double rôle de PTTEP, de fournisseur d’un nécessaire service public mais complice d’un régime criminel, complique les sentiments de l’opinion publique sur la campagne de boycott dirigée contre le géant pétrolier et gazier thaïlandais. Face aux inquiétudes suscitées par la massive crise humanitaire dans le pays voisin, le groupe PTT invoque l'importance de maintenir ces projets au Myanmar pour assurer la "sécurité énergétique" à long terme de la Thaïlande.

L'arrêt de l'utilisation du gaz naturel du Myanmar, la source de gaz naturel la moins chère pour la Thaïlande, pourrait doubler le prix de l'électricité dans le pays. Le prix du Gaz naturel liquéfié (GNL), source alternative, augmente également depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
"Mais il est possible de s'arranger si le gouvernement thaïlandais adopte un point de vue politique et décide de ne plus s’implanter au Myanmar et d’endosser l'augmentation des prix. La Thaïlande a la capacité de remplacer ce carburant par d'autres sources. La transition technologique prendrait un certain temps. Mais ce n'est pas trop difficile", a expliqué à Mediapart Witoon Permpongsacharoen, expert en énergie et fondateur du Mekong Energy and Ecology Network (MEE-NET), un organisme de surveillance de l'énergie.
PTTEP n'a pas répondu à la demande d'interview de Mediapart sur les raisons qui motivent l’entreprise à poursuivre l'exploitation du champ gazier de Yadana compte tenu des sanctions internationales.
Aujourd'hui, le seul investisseur occidental restant à Yadana est Chevron. La multinationale américaine a annoncé qu'elle allait suivre Total dans son retrait du pays. Pourtant, il n'y a toujours pas eu de retrait officiel et le gouvernement Biden n'a pas imposé de sanctions à MOGE dans le Burma Act promulgué par le Sénat américain en décembre 2022. Le Burma Act vise à autoriser l'aide humanitaire et le soutien à la société civile, promouvoir la démocratie et les droits de l'homme, et imposer des sanctions ciblées en ce qui concerne les violations des droits de l'homme en Birmanie.

C'est donc une fin heureuse pour Total ? Total Myanmar n'est qu'un des projets de TotalEnergies. La multinationale française du pétrole et du gaz s'est engagée dans des projets - et des conflits - dans de nombreux pays.
"Les gens doivent garder un œil sur les autres projets qu'ils continuent à opérer dans d'autres parties du monde. Un jour, lorsque notre révolution aura gagné, les gens reviendront vers eux pour leur demander des comptes", conclut le représentant de la Blood Money Campaign.

Cet article a été écrit par Nicha Wachpanich et Laure Siegel dans le cadre du travail de recherche sur les relations birmano-thaï du collectif Visual Rebellion Myanmar. Le collectif produit aussi des portfolios, reportages et enquêtes pour Mediapart sur la situation en Birmanie depuis le coup d'Etat à Nay Pyi Daw le 1er février 2021.
< Vous pouvez aussi lire leur nouveau rapport sur les pipelines au Myanmar vers la Chine et la Thaïlande (en anglais sur Researchers Republic) >