Sous la présidence sortante de Joko "Jokowi" Widodo, l'Indonésie a adopté une approche relativement ‘passive’, axée principalement sur la croissance économique interne, tandis que la diplomatie internationale était en grande partie confiée à l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Retno Marsudi.
Quant à Prabowo, durant son mandat en tant que ministre de la Défense (2019-2014), l’actuel nouveau président a manifesté un grand intérêt pour les relations internationales, participant activement à des forums mondiaux tels que le Shangri-La Dialogue et développant des relations bilatérales avec des dirigeants mondiaux, dont le président chinois Xi Jinping.
Au lieu de poursuivre la voie du pragmatisme de Jokowi, Prabowo pourrait bien pousser l’Indonésie à jouer un rôle plus affirmé dans les affaires internationales, en particulier dans des domaines stratégiques tels que les contentieux en mer de Chine méridionale, la position de l'Indonésie face aux grandes puissances, et surtout son rôle au sein de l'ASEAN.

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Le pragmatisme de Jokowi
La politique étrangère de Jokowi a suivi une ligne de prudence, en accord avec le principe de ‘bebas-aktif’, soit une politique "indépendante et active", une doctrine introduite par Bung Hatta en 1948, qui a marqué l'Indonésie sous Soeharto et demeure pertinente aujourd'hui. Cette vision diplomatique visait à équilibrer les relations avec des pays comme la Chine, première puissance économique d'Asie et principal partenaire commercial de l'Indonésie, avec les États membres de l'ASEAN et d'autres acteurs mondiaux, tout en préservant la paix et la stabilité régionales. Ce principe, fondé sur la non-ingérence et l'autonomie politique, a permis à l'Indonésie de rester neutre, du moins publiquement, et d’éviter les alliances officielles.
Néanmoins, cette position a conduit la politique étrangère de Jokowi à être guidée par la "diplomatie pragmatique" où il privilégie le renforcement des relations commerciales aux dépens de positions affirmées et multilatérales sur la scène mondiale.
Dans le contexte des disputes en mer de Chine méridionale, Jokowi a limité les actions de l'Indonésie sur ces questions territoriales. Face aux tensions entre la Chine et Taïwan, l’Indonésie a également adopté une attitude prudente, soutenant officiellement la politique de la Chine unique. Bien que l'Indonésie ne soit pas un acteur central dans ces disputes territoriales, elle a néanmoins des intérêts importants, notamment dans la mer de Natuna, qui fait partie de la zone économique exclusive (ZEE) du pays, intérêts tant économiques que liés à la sécurité nationale, un point bien intégré dans le programme de Prabowo.
Face à la compétition mondiale entre les États-Unis et la Chine, notamment dans l'Indo-Pacifique, la politique de Jokowi n'a pas pris de position agressive, préférant établir des relations de confiance avec les deux grandes puissances, partenaires stratégiques essentiels pour l'Indonésie. L’expansion économique de la Chine et le projet de la Belt and Road Initiative (BRI) en Indonésie placent le pays dans une position complexe, poussant les dirigeants à trouver un équilibre entre la protection de la souveraineté nationale et le renforcement des liens économiques.

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Le jusqu’au-boutisme de Prabowo
Prabowo pourrait adopter une approche plus ferme, influencée par son passé militaire, Prabowo a souligné l'importance de préparer l'Indonésie à jouer un rôle plus affirmé en mer de Chine méridionale, travaillant à renforcer la défense nationale en augmentant les capacités de patrouille et les infrastructures satellitaires pour protéger les intérêts stratégiques du pays.
En tant que ministre de la Défense, Prabowo a supervisé l’augmentation des infrastructures militaires dans la région, en réponse aux pressions croissantes de la Chine. Cela suggère qu'il pourrait orienter la doctrine de liberté-active vers une position plus affirmée, protégeant les intérêts nationaux tout en optimisant les bénéfices économiques.
Au sein de l'ASEAN, Prabowo pourrait chercher à renforcer le leadership indonésien en promouvant une plus grande intégration économique régionale. Il pourrait aspirer à faire de l’Indonésie un acteur central dans les dynamiques géopolitiques et économiques de l’Asie-Pacifique. Avec l'intensification de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, il pourrait s'efforcer de positionner l'Indonésie comme un pivot commercial global, tout en assurant la continuité des projets financés par la Chine via la BRI et l'industrie du nickel. Toutefois, il cherchera probablement à éviter une dépendance excessive envers Pékin.
Vers le bloc des BRICS ?
Bien que le principe de non-alignement va probablement rester central, Prabowo pourrait envisager une collaboration plus étroite avec des puissances émergentes non occidentales telles que la Chine ou la Russie. Récemment, des discussions ont eu lieu concernant une éventuelle adhésion de l'Indonésie au bloc économique des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), suivant l'exemple de la Malaisie et du probable futur membre, la Thaïlande. Cette intention a été confirmée par le nouveau ministre des Affaires étrangères Sugiono, qui a déclaré l’ambition de l’Indonésie de devenir membre du BRICS-Plus lors du 16e sommet de Kazan en Russie.
Le sommet des Brics, qui s'est ouvert le 22 octobre, est le plus grand événement international organisé en Russie depuis le début de la guerre avec l'Ukraine. Les dirigeants des pays membres actuels y participent, ainsi que des délégations d'États qui envisagent d'y adhérer. "Ce que les Chinois proposent, c'est un ordre mondial alternatif dans lequel les autocrates peuvent se sentir en sécurité dans leur propre pays", explique le professeur Steve Tsang, directeur du Soas China Institute de Londres, à la BBC.

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Les BRICS gagnent en importance en tant que plateforme de collaboration entre économies émergentes, visant à remettre en question l'ordre économique mondial dominé par l'Occident. Si l'Indonésie décidait de resserrer ses liens avec ce bloc, cela pourrait renforcer son autonomie stratégique et la distancier d’un système de pouvoir largement dominé par les États-Unis et leurs alliés.
Avec Prabowo à la barre, l’Indonésie pourrait adopter une position plus visible en matière de politique étrangère régionale et mondiale. Elle pourrait bénéficier des investissements chinois de la BRI et des initiatives américaines visant à créer de nouvelles chaînes d'approvisionnement mondiales, notamment dans les secteurs de la technologie et de la fabrication, tout en encourageant un rôle plus actif de l'ASEAN dans la résolution des conflits régionaux.
Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research: A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.