A suivre les discours qui se déploient depuis quelques années dans l’espace public à propos de nos institutions et à propos des évolutions politiques et institutionnelles dans des pays proches du notre, culturellement et/ou géographiquement (en Italie, en Pologne, en Hongrie, aux Etats-Unis), on a le sentiment d’une dégradation de la garantie des droits : dégradation à cause de la multiplication des états d’urgence et d’exception d’abord ; dégradation à cause du climat et des personnalités politiques qui favoriseraient une vision moins libérale, quelques fois appelée « illibérale », de la société politique ensuite. Cette idée de dégradation pose néanmoins problème, en ce qu’elle suppose un « avant » plus heureux.
S’agissant des institutions politiques, tout dépend de quel point de vue on se place. Dans La constitution au XXIè siècle. Histoire d’un fétiche social (Amsterdam, 2025), j’ai essayé de montrer que les gouvernements constitutionnels, depuis le XVIIIè siècle, n’ont pas eu les mérites qu’on leur prête volontiers. Au lieu d’une grande marche vers le progrès social et humain, les premières constitutions écrites ont accompagné, voire rendues conformes au droit, les pratiques esclavagistes, ségrégationnistes et colonialistes, dont des millions de personnes ont fait les frais. Le colonialisme s’est ensuite niché au creux et au cœur des institutions constitutionnelles et légales, comme a pu aussi le mettre en avant Eugénie Mérieau dans Géopolitique de l’état d’exception (Le Cavalier bleu, 2024). Il faut bien se rappeler que toutes ces pratiques avaient pour masque l’égalité, la liberté et le bonheur de tous inscrits dans nos textes constitutionnels, et que le temps constitutionnel le plus long de notre histoire l’a été dans ces conditions d’inhumanité.
L’ineffectivité des « meilleurs » principes inscrits dans les textes constitutionnels, ceux-là mêmes qui le rendent séducteurs pour le plus grand nombre, est une constante de l’histoire constitutionnelle, jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, l’article 1er de la Constitution française de 1958 indique que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »… oui sociale, et pourtant, jamais aucune décision du Conseil constitutionnel, l’organisme qui en France symbolise l’idée constitutionnelle en vérifiant que les lois adoptées sont bien conformes au texte, n’a été fondée sur ce principe de la République « sociale ».
D’autres principes sont plus – voire beaucoup plus - opérants, du choix seul du Conseil constitutionnel. Si l’on pense ainsi que ce qui est appelé « justice constitutionnelle » a une réalité en tant qu’il s’agirait de rappeler au législateur politique et changeant le nécessaire respect des droits humains, on se berce des illusions créées par l’idée constitutionnelle. Notre volonté d’y croire est patente, dans la mesure où on peut en même temps faire le constat d’une restriction toujours plus importante des droits par les différentes lois qui se sont succédées depuis 40 ans en matière de sécurité ou de renseignement, et dire que le Conseil constitutionnel est le gardien de nos droits et libertés. Si le Conseil exerçait le contrôle qu’on imagine qu’il exerce, il n’aurait sans doute pas autorisé ce détricotage, ni celui du droit social d’ailleurs, à moins de penser que la Constitution le permet, et qu’elle n’est donc pas si protectrice.
La problématique contemporaine du rapport entre l’exercice du pouvoir politique et le respect des droits humains réside en grande partie dans les représentations que l’on se fait des conditions de l’exercice du pouvoir. Par exemple, notre système est censé reposer tout entier sur le principe représentatif, un principe hérité de la période révolutionnaire, que ce soit en Angleterre, aux Etats-Unis ou en France. Or le principe représentatif établit un éloignement structurel de l’exercice du pouvoir avec les intérêts de la population.
En effet, d’une part, le principe est que l’exercice du pouvoir est d’abord, voire exclusivement confié à des représentants, ce qui signifie que, en vertu de la Constitution, seuls les représentants exercent le pouvoir de manière légitime. Dès l’origine, et comme un effet de structure, le peuple est exclu de l’exercice du pouvoir. Même lorsque, comme dans le cas français, la Constitution confie cet exercice de manière alternative au peuple (article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum »), ce sont encore les représentants qui maîtrisent cet exercice : seul en effet le Président de la République peut décider qu’il sera fait appel au peuple, soit « positivement » (article 11 de la Constitution), soit « négativement » (article 89). Cette véritable prise d’otage de l’acte référendaire entraîne que la pratique française du pouvoir marginalise cette possibilité, sans doute parce qu’elle est de nature à trahir la contrariété entre la volonté des représentants et celle des représentés. C’est ce qu’a montré le référendum de 2005 sur le Traité européen établissant une Constitution pour l’Europe.
Pour beaucoup, cet événement a marqué le début d’un divorce entre les représentants et les dits représentés, qui n’aurait pas fini de produire ses effets. La séparation entre l’exercice du pouvoir et les intérêts de la population prend sa véritable signification : on croit trop souvent que, en matière politique, représenter c’est agir « au nom de » la nation ou du peuple. Mais, ainsi que l’ont montré les débats révolutionnaires français, représenter ce n’est pas agir « au nom de » mais « vouloir pour », ce qui change évidemment les choses puisque les représentants sont complètement autonomes par rapport aux représentés (voir à ce sujet la thèse de Pierre Brunet, Vouloir pour la Nation. Le concept de représentation dans la théorie de l’Etat, 2004).
D’ailleurs, l’une des dispositions les plus solides et qui a traversé les différents temps constitutionnels depuis la Révolution, en France et par exemple dans la plupart des pays d’Europe aujourd’hui, est celle qui interdit le mandat impératif, c’est-à-dire le fait pour les élus de recevoir des instructions de la part de leurs électeurs ou de qui que ce soit d’autres. On comprend donc le soin que mettent aujourd’hui les représentants à envisager toute espèce de réforme ou d’évolution en conservant intact le principe représentatif. Lorsqu’on écoute ou lit les discours des différentes personnalités politiques, depuis des années, on peut s’apercevoir de l’importance accordée à la représentation, importance qui surpasse largement tout autre forme possible d’exercice du pouvoir.
A ce jeu certaines populations sont plusieurs fois perdantes : leurs droits, et les revendications qu’elles pourraient porter en conséquence, sont suspendus à leur reconnaissance par les représentants, et ne disposent d’aucun moyen pour les faire avancer. Lorsque ces populations sont de surcroît les descendants de celles qui ont été soumises à la violence des institutions républicaines (colonialisme, esclavagisme, tortures, meurtres et discriminations en tous genres), celles-ci ne sont qu’un piège qui légitime la confiscation du pouvoir.
Qui aujourd’hui, dans l’espace public, sait, par exemple – « par exemple » car les exemples sont si nombreux – qu’un territoire comme celui de la Guyane a entamé depuis plusieurs années un chemin vers une autonomie statutaire au sein de la République, qui lui permettrait de restaurer les prérogatives légitimes de sa population sur son environnement, dont les conditions républicaines la placent historiquement dans une situation violente, inadaptée et servile ? Qui sait que les institutions républicaines, représentantes de la nation prennent soin de reporter toujours le processus et maltraitent les acteurs qui le portent ?
Lors d’une réunion récente – au mois de septembre – entre des élus de la Collectivité territoriale de Guyane et le secrétaire général de l’Elysée, ce dernier a indiqué qu’il ne connaissait rien à ce dossier et qu’il ignorait même la démarche, pourtant reconnue dans les discours antérieurs du Président de la République et actée au mois de juillet par le Ministre des Outre-mers. Les conditions même d’une supposée négociation avec les institutions centrales sont fixées par ces dernières, qui refusent à la population guyanaise qui ne serait pas élue le droit de participer… « démocratie » représentative oblige…
Dans ces conditions, comment produire un changement qui mettrait les droits humains et la justice sociale au cœur du système ? Pour que quelque chose change, nous sommes tenus à une analyse la plus fine possible des causes qui produisent ce résultat social, et pas seulement à une analyse de ce qui ne fonctionne pas. On ne peut pas non plus être tenus par les discours des acteurs dont on analyse le rôle et la responsabilité dans un système et des événements que l’on décrit. Aller chercher, derrière les discours, la réalité de ce qu’ils recouvrent, est une démarche dont on n’a pas le choix. Dans le passé j’ai par exemple eu l’occasion de montrer les dysfonctionnements graves du Conseil constitutionnel (La Constitution maltraitée. Anatomie du Conseil constitutionnel, 2023), faisant que je ne peux par exemple adhérer à l’idée qu’en changeant seulement le mode de nomination des membres du Conseil, on obtiendra nécessairement une meilleure qualité démocratique du travail du Conseil.
Ainsi l’idée de « politisation » des membres du Conseil me semble être très largement répandue et particulièrement mal rendre compte de la situation de cette instance de contrôle de la constitutionnalité des lois. Il suffit de regarder à l’étranger pour s’apercevoir par exemple que l’existence de hautes qualifications en droit n’exclue pas la politisation des juges constitutionnels, ce que le pluralisme des autorités de nomination n’exclue pas non plus, voire, il la renforce. C’est même un problème qui a enflé avec le temps, ainsi que les nominations à la Cour suprême américaine l’illustrent depuis une quarantaine d’année, mais aussi celles récentes en Allemagne, ou depuis quelques années en Italie ou en Espagne. S’il y a bien un problème du rapport entre les membres du Conseil constitutionnel français et la politique, ce n’est pas dans leur étiquette partisane que cela se situe, car c’est un problème partout, mais dans leur qualité d’anciens hommes ou femmes politiques : les contrôlés deviennent les contrôleurs, et c’est là le premier et véritable problème.
Les analyses et les débats à propos de la situation politique que nous vivons prennent une large place dans l’espace public et médiatique, mais presque toujours en restant à la surface des choses, nous assurant ainsi que, malgré l’importance apparente donnée à l’interrogation sur la question, rien ne changera véritablement. C’est peut-être parce que nous manquons de voir les effets de structure des mécanismes sur lesquels s’appuient les institutions. Trois éléments principalement jouent un rôle dans la situation des droits humains et de la justice sociale dans nos systèmes politiques : d’abord, l’ascendant idéologique et politique des mécanismes de ce qui est appelé « démocratie représentative », comme je l’ai souligné plus haut. Il apparaît en second lieu que les représentations communes de la Constitution - celles des acteurs politiques et celles des gouvernés - sont un obstacle à une évolution de la conception de l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire à une évolution vers la possibilité que la Constitution soit bien une limite à l’exercice du pouvoir.
Au lieu de cela, la Constitution se présente continument comme une ressource dans laquelle les acteurs politiques « piochent » ce qui leur convient. J’ai plusieurs fois développé ces idées dans mes écrits, et je reprends ici brièvement certains points : deux manières d’envisager les écrits constitutionnels sont à l’œuvre dans l’espace public et politique, qui alimentent la thèse de la Constitution-ressource (ou Constitution-habilitation) et affaiblissent celle de la Constitution-limite. D’abord les procédures fixées par la Constitution sont envisagées comme de simples règles de forme, qui n’imposeraient rien quant au fond et à l’intention poursuivie par les acteurs politiques, en assimilant du même coup la Constitution à une simple « technique » (propos du Président de la République lors d’une émission télévisée en décembre 2023). Ce faisant, il suffirait de suivre les formes pour que la Constitution soit respectée. On ne s’en rend pas compte à première vue, mais cette lecture ouvre pour les acteurs politiques un champ des possibles très large, qui rend totalement inopérante l’idée qu’une Constitution encadre l’exercice du pouvoir.
Si l’on prend l’hypothèse extrême des pouvoirs exceptionnels dont pourrait disposer le président de la République s’il décidait d’y recourir en vertu de l’article 16 de la Constitution, la forme voudrait que « L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels ». Pour respecter la forme, il suffirait donc de dissoudre l’Assemblée avant de recourir à l’article 16. Ces derniers temps, les constitutionnalistes nous disent tout le temps que la forme est respectée, comme si c’était le « la » de la Constitution et du constitutionnalisme, ce qui nourrit un problème politique majeur. La distinction entre la lettre et l’esprit est ainsi activée de telle sorte que l’on présuppose admissible – et sans discussion - que seule la lettre soit respectée. Le problème se double de ce que la lettre, formée de mots dont il est presque toujours impossible d’assurer qu’ils n’ont qu’une seule signification, admet plusieurs interprétations entre lesquelles les acteurs auraient donc l’entière liberté de choisir : tout est possible, et même son contraire. S’y on y ajoute le fait que, parfois, on prend certaines parties de la lettre pour conformer des textes à l’action politique souhaitée (comme lorsque les ministres démissionnaires participent aux activités de l’assemblée Nationale pendant l’été 2024 et que lecture de l’article LO153 du code électoral est faite par la présidente de l’Assemblée nationale, « oubliant » alors la fin de la phrase qui donnait son sens à la norme qu’elle porte), on comprend que la Constitution ne peut avoir aucune qualité de frein.
Enfin, la faiblesse mécanique et sociologique des supposés « contre-pouvoirs » est une problématique forte. Il ne suffit pas en effet d’affirmer qu’un contrôle est institué par la Constitution ou la loi et qu’un organe de contrôle est créé à cette fin pour que la question des contre-pouvoirs soit réglée. Il existe une série de conditions, juridiques, matérielles et sociologiques pour que ledit contrôle produise les effets attendus ou espérés du point de vue des libertés, des droits et de la justice, des conditions qui par exemple ne sont pas du tout réunis – et on en est même très loin – s’agissant du Conseil constitutionnel, véritable collaborateur de l’exercice d’un pouvoir qui dissout les limites qu’on aurait pu attendre du texte constitutionnel : partialité structurelle et dépendance à l’égard du pouvoir politique (exécutif surtout), non-respect des règles déontologiques, illégalité de la rémunération, sensibilité avérée aux lobbies et aux seules libertés économiques, incapacité à mener des raisonnements juridiques complets et de qualité. Le constat est accablant, qui explique en grande partie qu’il renonce à garantir le respect des droits humains et à défendre l’idée de République « sociale » inscrite à l’article 1er de la Constitution française contre les atteintes qui leur sont portées par les différentes lois.
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Ces propos reprennent et réorganisent les propos tenus lors d’une table-ronde animée par Eugénie Mérieau lors de la 1ère journée de défense des libertés publiques et des droits humains, organisée par Olivier Le Cour Grandmaison, Julien Le Mauff et Eugénie Mérieau, Bourse du travail, 11 octobre, Paris.