Chronique des Toiles.
DRIVE.
De Nicolas Winding Refn.
Ryan Gosling, remarquable de sobriété et de justesse, incarne ici un personnage sans histoire, sans passé, sans nom. Une coquille vide, aussi vide et sans expression que son appartement où l'on ne trouve qu'un lit, une table, une chaise et une télé (et une fenêtre... fermée sur le monde). Un personnage que l'auteur fait exister par "à coups", par pulsions, pour finalement le révéler par ses actes. Un personnage qui n'EST que par ses actes, que lorsqu'il s'anime... Le reste du temps, c'est un pantin, une marionnette de chiffon, un truc tout mou, sans consistance, dont l'humanité profonde, presque insondable, affleure pourtant les regards tendres d'une jeune mère esseulée et de son enfant. Pâles instants d'un amour naissant, bientôt mort, tué dans l'œuf : quelques mots dans un couloir blafard et une promenade sur les bords d'une rivière jonchée de détritus.
Winding Refn affiche ici une volonté systématique, qu'on retrouve tout au long de son film, de jouer sur les codes, les conventions, "l'éducation" du spectateur. Sa mise en scène et son montage millimétrés cumulent les effets de suggestions et explorent toutes les dimensions du temps et de la durée (Ryan Gosling lui-même en témoigne, lorsqu'il accroche sa montre au volant : ici, chaque seconde compte pour ce qu'elle est ou ce qu'elle dit).
Le film s'ouvre sur cette idée : Avant de s'installer au volant d'une Chevrolet Impala des plus banales, Gosling passe devant 3 ou 4 véhicules trafiqués et surpuissants, types "tuning". Vient ensuite le moment du premier casse : on attend dans la voiture, cette fameuse Chevrolet sans attrait, on attend que l'action démarre, que "ça parte" sur les chapeaux de roues (le titre "Drive")... ça part en effet, comme dans un grand film d'action, de courses poursuites... Mais ça s'arrête aussitôt. A peine a-t-on entendu le ronflement du moteur gonflé aux hormones et les pulsations saccadées de la bande son que le personnage range la voiture le long d'un trottoir et éteint les phares. Un peu comme si on éteignait les projecteurs. Silence, coupez ! y a plus rien à voir...
Tout le film gravite autour de ce point de friction "attente du spectateur conditionné par ses habitudes / volonté du cinéaste de jouer sur la suggestion et la durée". Winding Refn pose l'action, la prolonge, l'étend, l'étire jusqu'à la rupture dans la durée et la lenteur : c'est le premier quart du film, tout en contemplation. Puis un événement la lance, la relance, l'accélère, imposant un rythme, un tempo qui nous entraîne vers une pente plus conventionnelle... puis l'action se re-pose... jusqu'à ce qu'un événement détonateur déclenche une réaction en chaîne que rien ne pourra plus arrêter, calmer... Sauf, sauf, ce baiser interminable dans l'ascenseur, baiser au cours duquel le personnage écarte la jeune femme, tandis que le réalisateur, lui, écarte du champ la menace, ce tueur armé, pour gagner du temps, pour donner du temps à ses personnages... pour poser l'action, encore une fois, étirer les secondes, les minutes, à un moment où les codes ne le tolèrent pas...
Drive est un film dans lequel l'auteur reprend le pouvoir, non plus seulement sur le producteur, mais aussi, et c'est là que ça en fait un film important, sur le spectateur.