Je parle en homme qui connaît de l’intérieur et ancien lanceur d’alerte au sein de la Police nationale, je prends la plume parce que je ne puis rester silencieux face à ce que je vois et ressens. J’écris parce que je crois que la parole n’est pas un luxe : elle est le premier rempart contre la décomposition. J’écris parce que la France que j’ai servie et aimée est aujourd’hui au bord d’un précipice dont l’ampleur me rappelle des heures lourdes de notre histoire. Jamais, depuis 1958 et l’irruption du général de Gaulle, je n’ai perçu pareille rupture dans le corps national : un pays qui vacille, un appareil d’État qui s’accroche, des institutions qui s’usent, et des citoyens qu’on blesse en prétendant les protéger.
Je suis témoin d’un mécontentement qui monte comme un grondement sourd : il n’est plus circonscrit aux quartiers ni aux cercles militants, il irrigue les campagnes, les classes moyennes, les retraités, les jeunes. Il ne s’agit pas d’un caprice passager. C’est une fracture profonde entre des élites qui se croient mandatées pour diriger et une majorité silencieuse ou pas si silencieuse, qui se sent trahie. On nous donne à voir un régime qui administre l’apparence plutôt que la réalité ; il gouverne pour la conservation des privilèges plutôt que pour l’intérêt général. Quand la démocratie se réduit à une gestion d’apparat, le peuple finit par perdre foi, et quand la foi est perdue, la raison devient fragile.
Ma colère est d’abord morale : comment admettre que la santé publique glisse vers la pénurie, que la sécurité, promise et vendue comme priorité, vacille par manque de moyens et de stratégie, que l’éducation, qui façonne un pays, soit traitée comme une dépense à roder plutôt qu’un investissement national ? Ces trois piliers: santé, sécurité, éducation, sont l’ossature de la nation. Les fragiliser, c’est exposer nos enfants, nos parents, nos voisins et nos amis à l’abandon. J’ai vu des hommes et des femmes, des gradés et des agents, usés jusqu’à la corde ; j’ai vu des hôpitaux saturés, des salles de classe trop pleines, des postes de police sous-dotés ; tout cela ne relève pas d’un simple dysfonctionnement technique mais d’une orientation politique qui a fait le pari de l’économie courte vue au détriment du bien commun.
J’affirme que la situation n’est pas seulement administrative, elle est politique, sociale, existentielle. Elle est insurrectionnelle non parce que je souhaite le désordre, mais parce que je constate les conditions d’un embrasement : lorsque les voies institutionnelles se referment, lorsque la parole publique est confisquée, lorsque la justice sociale recule, la colère ne s’évapore pas, elle se transforme. Nous devons tous le reconnaître pour agir, et vite.
Pour que la France redevienne ce qu’elle fut: une nation unie, indivisible, où la dignité humaine est protégée, il faut d’abord appeler à la responsabilité : responsabilité des gouvernants, responsabilité des responsables administratifs, responsabilité des élites économiques et médiatiques, responsabilité de chacun d’entre nous. La responsabilité, c’est de cesser d’ostraciser la contestation légitime et d’apprendre à l’écouter. C’est de reconnaître que l’ordre républicain ne se maintient pas seulement par la contrainte, mais par la justice sociale, la transparence et l’équité.
Je demande que toute réponse publique soit guidée par des principes simples et nécessaires : proportionnalité, transparence, indépendance des contrôles, protection des droits fondamentaux. Je demande que l’on privilégie la désescalade partout où c’est possible, non par faiblesse, mais par sagesse. Le recours à la force doit rester l’exception, encadrée, contrôlée, rappellée au service du droit et non à celui d’intérêts partisans. Protéger la population, c’est d’abord protéger sa liberté d’expression et son droit de manifester ; c’est veiller à ce que les enfants continuent d’aller à l’école en sécurité, que les hôpitaux traitent les malades, que les travailleurs puissent vivre dignement.
Je veux aussi nommer la question centrale : l’état moral et pratique des institutions. Un État qui survit sur les ressorts de l’habitude et de la communication sans réforme profonde est un État qui se désertifie de légitimité. Il faut des audits publics, des commissions indépendantes, des poursuites justes et rapides lorsque la corruption ou l’incompétence sont avérées. Nous devons restaurer la confiance par la transparence : publication des comptes, contrôle citoyen, bilan chiffré des politiques publiques. La lutte contre les conflits d’intérêts et le népotisme ne sont pas des luxes hygiéniques : ce sont des nécessités républicaines.
Sur le plan social, il faut une ambition : réinvestir massivement l’éducation et la santé. Former mieux les enseignants, alléger les effectifs, moderniser les programmes pour rendre nos jeunes capables de penser, d’innover et de résister à la désinformation. Réformer l’hôpital, revaloriser les métiers du soin, alléger les tâches administratives pour que l’humain redevienne central. Il en va de l’avenir collectif et de la capacité du pays à se relever.
Sur l’économie, il faut rompre avec la religion des bilans trimestriels au détriment des territoires. Favoriser les politiques qui créent de l’emploi durable, relocalisent les filières stratégiques, soutiennent les petites entreprises et les artisans qui maintiennent le tissu social. La justice fiscale doit être effective : que les plus aisés et les grandes entreprises contribuent à la hauteur de leur responsabilité socialisée.
J’exige également que la parole citoyenne soit rénovée : des états généraux locaux, des assemblées citoyennes tirées au sort sur des sujets clefs (santé, sécurité, école), la mise en place d’un droit de regard réel sur les décisions publiques. Loin des postures médiatiques, il faut des lieux où l’on débat, décide et contrôle. La démocratie n’est pas une vitrine, c’est un atelier où l’on travaille, où l’on se heurte, où l’on forge des compromis au bénéfice du plus grand nombre.
Je n’ignore pas l’angoisse des agents de l’État et des personnels en première ligne. Ayant travaillé avec eux, je sais leur dévouement et leurs doutes. Ils méritent des moyens, une formation, et un cadre juridique clair. Ils méritent surtout d’être écoutés quand ils alertent. Le lanceur d’alerte ne doit pas être ostracisé : il est le témoin qui permet la réparation. Je demande que les mécanismes de protection des lanceurs d’alerte soient renforcés et rendus effectifs : anonymat, soutien juridique, procédure indépendante.
Je suis convaincu que la réconciliation nationale passe par la vérité. Cela suppose des enquêtes honnêtes sur les dysfonctionnements majeurs qui ont fragilisé l’État, des comptes rendus publics et des réparations ciblées pour les populations lésées. La vérité, même douloureuse, est une condition sine qua non pour bâtir la confiance. Sans transparence, la rancœur croît, et avec elle, le risque d’irréversibilité.
Je refuse l’idée que l’ordre se tienne en sacrifiant la liberté. Je refuse l’idée que la sécurité soit une excuse pour torpiller les droits civiques. Je crois au contraire que sécurité et liberté sont indissociables : une société sûre l’est parce qu’elle est juste. La cohésion nationale ne se décrète pas ; elle se reconstruit patiemment, par la politique du concret et par le respect de la dignité humaine.
Aux citoyens, je dis : ne cédez ni au fatalisme ni à la haine. La colère doit être canalisée vers des actions constructives, grèves, pétitions, assemblées citoyennes, votes éclairés, contrôle de vos représentants. La responsabilité collective exige que nous n’abandonnions pas la scène publique à ceux qui ne pensent qu’à conserver leur rente de pouvoir.
Aux responsables politiques et administratifs, je demande : ayez le courage de l’humilité. Écoutez sans filtre, rendez des comptes, nommez des experts indépendants, engagez des réformes structurantes. Le patriotisme véritable consiste à remettre l’intérêt général au-dessus des carrières.
Ce que je souhaite au fond, c’est simple : une France qui protège ses faibles, qui éduque ses jeunes, qui soigne ses malades, qui respecte ses citoyens, qui rend la justice, qui garantit l’égalité des chances. Une France qui ne se laisse pas manipuler par des intérêts privés ou par des calculs de courte vue. Une France où l’on peut à la fois être fier et critique, exigeant sans sombrer dans la rancœur haineuse.
Enfin, je lance un appel à la raison partagée : que tous citoyens, élus, forces publiques, acteurs économiques, associations, acceptent de poser les armes rhétoriques et d’ouvrir un grand chantier de refondation républicaine. Qu’on mette en place une feuille de route claire avec des étapes, des indicateurs de progrès et des contrôles indépendants. Qu’on introduise des mesures immédiates pour soulager les secteurs les plus fragiles : plan d’urgence pour les hôpitaux, injecter des moyens dans l’éducation, relancer des politiques de sécurité fondées sur la prévention plutôt que sur la seule répression.
Je ne propose pas des formules magiques. Je propose la volonté, la responsabilité et le courage. Le reste est technique, discutable, amendable. Mais sans volonté, rien ne bouge.
Je termine ce manifeste comme j’ai commencé : par un serment moral. Je jure de continuer à parler, à provoquer le débat, à exiger la transparence et à mettre mes connaissances, mes nuits blanches et ma conscience au service d’un projet clair: remettre la France en état d’esprit: une nation solide parce qu’elle est juste, une nation apaisée parce qu’elle est respectueuse, une nation debout parce qu’elle s’appuie sur la dignité de chacune et chacun.
Qu’on n’oublie jamais : la République n’est pas un instrument au service d’une caste, c’est une maison commune. Nous avons le devoir de la réparer, ensemble.
Je n’appelle pas à la haine, mais à la lucidité. Quand un pouvoir ne gouverne plus que pour lui-même, quand il a perdu le lien avec la réalité du pays, il lui revient de tirer les conséquences de cette rupture. L’honneur d’un chef d’État, c’est de savoir reconnaître quand la confiance est rompue et de rendre au peuple la parole qui lui appartient. La France mérite un nouveau souffle, une direction neuve, une gouvernance qui entende à nouveau la voix du peuple souverain.
Laurent Cuenca. Ex lanceur d'alerte.....