Politiques culturelles : on se cogne ? Nous sommes un certain nombre à tenter de marier notre action dans le réel et les recherches
théoriques de différentes disciplines. Lucien Sève nous encourage depuis quelques années à « commencer par les fins ». Se demander
sans cesse : « dans quel monde souhaiterions-nous vivre ? » est un exercice stimulant.
Évidemment pas pour cadenasser un futur étatiste mais bien au contraire pour mettre nos valeurs philosophiques
à l'épreuve de la réalité. Cette découverte a eu sur moi un double impact : la rigueur d'une feuille de
route (quand je tourne en rond, je retrouve le chemin de l'action) et l'impact d'une machine à « faire
tomber les masques ». (Derrière chaque déclarations et discours, la portée philosophique s'effiloche
(ou pas).) Critique et constructive, j'ai trouver avec cette méthode assez simple un outil pour habiter
le monde.
Alain Badiou nous a appeler à « tenir des positions ». Je participe à la construction dans mon
village d'un projet un peu fou, la ré-ouverture du Café du Peuple (lieu historique du mouvement
ouvrier et laïque local) autour d'un projet associatif qui réunit des spect'acteurs et des artistes. C'est
la « position » dont je m'occupe...tout à fait à contre époque, à première vue minoritaire. Nous
n'inventons rien. Nous métissons l'éducation populaire et l'art, la démocratie associative et la
création à échelle humaine. Rien de parfait, une tentative parmi des centaines d'autres, mais le cap
est clair : émancipation humaine. Cette projet a grandi, les spectateurs sont nombreux, une
coopérative d'artistes émerge, 900 adhérents ont rejoints les 40 premiers et 7 salariés font vivre cette
petite « entreprise ».
Jacques Lacan disait « le réel, c'est quand on se cogne. ». Si cette vérité fonctionne à merveille dans
notre vie intime, elle est également opérationnelle dans l'espace feutré de la politique culturelle. Ici,
on se cogne rarement. Quand le réel frappe à la porte c'est au travers des manifestations de salariés
qui luttent contre la précarité de leur situation. A l'échelle locale, si le consensus est la règle,
l'incompétence de la plus part des élus est abyssale et le débat citoyen reste inexistant. Les enjeux
sont plus que méconnus : ignorés.
Il ne suffira pas de « tenir des points », il faudra les unir. Et si nous commençons par les fins, cela
saute aux yeux, dans une société libérée du culte de la marchandise et de toutes formes de
dominations, l'art et le savoir seront au cœur de nos vies. Nous aurons du temps pour la rencontre, le
partage et la poésie. Le combat culturel ne doit pas être le combat du « secteur culturel » mais celui
de toute la société. C'est un espace à libérer à la fois de la marchandisation de l'imaginaire mais
aussi de la domination de classe qui en fait bien souvent une enclave sociale. Il ne suffit pas de
plaider, comme nous y invite fort justement Alain Hayot dans l'Humanité, pour la liberté de création
et la démocratie culturelle. Il faut bâtir dans le réel des hypothèses de transformation.
Un programme ne suffit pas, il nous faut un mouvement culturel large qui se réunisse, accepte le débat
et la contradiction, tire des bilans, décide enfin de commencer par les fins. Évidemment, il est plus
facile d'écrire un programme que de faire entrée une MJC dans un conseil d'administration de Scène
Nationale. Il est plus valorisant d'écrire une chronique (même dans Cerises...) que de lutter contre la
main mise des sociétés de productions sur les programmations de la salle de concert locale. Cette
lutte est pourtant une des lignes de démarcation entre l'humain et la marchandise, un repère dans la
société que nous souhaitons construire ensemble.
Il nous reste a trouver du plaisir dans le fait de se cogner à la réalité. Peut-être en trouvant des outils
pour partager nos doutes, nos petites victoires et nos grandes colères ? En se sentant plus nombreux
à partager ce chemin fragile ?
Laurent Eyraud-Chaume
comédien, directeur d’un lieu d’art et d’éducation populaire dans les Hautes-Alpes.