Yves Citton avait montré avec talent comment, par les méthodes de "story telling", les classes dominantes imposent une histoire commune, un récit globalisant. Nous avons longtemps perdu pied dans cette bataille de mots et d'images. La chute du mur pèse encore de tout son poids sur notre incapacité à nous raconter, maintenant et demain.
Le mouvement ouvrier et révolutionnaire s'est construit de manière centralisée mais aussi par une multitude de petites histoires pas forcément maîtrisées par le "comité central". Chaque village a eu ses héros, chaque usine ses actes de bravoures, chaque famille ses femmes courages. On m'a raconté qu'Ambroise Croizat, ouvrier savoyard, a écrit le projet de la Sécurité sociale dans un bar en zone occupée. Je ne sais si c'est vrai. Pour moi c'est plus qu'une vérité : c'est une image, presque un souvenir.
Les temps ont changé. L'actualité est instantanée. L'image est partout présente. Le grand récit de notre temps nous noie sous des tonnes d'informations sans ordre ni cohérence. La récente couverture médiatique de la manifestation contre le mariage pour tous montre une nouvelle fois (à ceux qui avaient encore un doute....) que la plupart des grands canaux d'informations sont maîtrisés au mieux par des marchands de scoops, au pire par une classe sociale en lutte. Que faire ?
Les militants contre l’installation de l'"AyraultPort" de Notre Dame des Landes cherchent à maîtriser leur place dans ce flux d'informations. Ils inventent des sites, des vidéos. Ils ne revendiquent l'émergence d'aucun leader. Chaque militant interviewer s'appelle Camille. Au Vénézuela, alors que la personnification du régime dans les médias occidentaux bat son plein et que le régime lui même n'a pas œuvré contre cette situation, les manifestants crient leurs soutiens à leur président et au régime par des "Nous sommes tous Chavez !". Si ma raison m'appelle à ne pas idolâtrer, je suis attristé par cette maladie comme si je connaissais cet homme. Depuis que je sais que son successeur était conducteur de métro, je suis rassuré, je le connais aussi... Est-ce simplement l'effet sur moi du pouvoir magico-médiatique ou notre mouvement doit il construire son propre "story telling" ?
En France, Jean-Luc Mélanchon a su incarner, comme peu avant lui, notre mouvement d'idées et d'actes. Il parle pour nous. Même ses fragilités nous rassurent. Il est des nôtres. Son face à face avec Cahuzac était pour chacun de nous la métaphore de nos débats quotidiens. Il porte notre courage à l'écran, il le permet. Cette place nouvelle, portée par un individu seul, pose pour moi deux questions politiques : comment utiliser démocratiquement cette personne ? La maîtriser sans la brider ? La contraindre sans l'enfermer ? Il faut pour cela une organisation et des règles communes. La deuxième question, plus importante à mes yeux, est : comment porter ensemble la force magique des récits qui fondent nos vies ? Comment reprendre le fil de l'histoire au quotidien et dans l’arène médiatique (qui est aussi une réalité pour des millions de personnes...) ?
Les médias, les documentaires, les fictions, les créations, les chansons, les mille et un chemins d'un récit de nos vies doivent être empruntés. Sinon nous subirons la loi du mensonge qui passe, éternellement contraints à être spectateurs du cirque médiatique. La modernité nous permet d'être le média, de manière globale mais aussi (et surtout) à l'échelle locale. Nos actes et nos paroles portent plus qu'hier. Nos silences deviennent des choix. La société civile ne sera plus alors une masse à sonder mais un peuple en débat et en lutte, conscient et en mouvement. Le rapport de force ne se jouera plus sur les millions d'euros investis en communication mais sur la capacité de chacun à faire mouvement de pensée et de récit, à être auteur d'images et de souvenirs. Jean-Luc est un parmi d'autres. L'heure est à l'invention d'un anti-story telling, éthique et pluriel, fragile et puissant.
Laurent Eyraud-Chaume, 18 janvier 2013
Paru dans Cerises N° 166