La souffrance au travail à l’épreuve de l’anthropologie dogmatique : lecture de Pierre Legendre
Introduction
La souffrance au travail ne se laisse pas réduire à une pathologie individuelle ni à un simple déficit d’ergonomie organisationnelle. Elle signale un trouble plus profond : un dérèglement de l’ordre institutionnel qui, dans nos sociétés, assigne les places, règle les appartenances et soutient le désir. C’est sur ce plan – celui du montage dogmatique qui rend l’humain tenable à lui-même et aux autres – que la perspective de Pierre Legendre se révèle décisive.
L’anthropologie qu’il propose part d’un postulat ferme : l’animal humain est un animal d’institution. Il ne tient que par un appareillage symbolique – des écritures, des images, des noms, des rituels – qui ordonnent la croyance, encadrent la filiation et installent chacun dans une Adresse. Ce montage dogmatique n’est pas d’abord un contenu religieux ; il est la scénographie du monde commun où se nouent Loi, Image et Parole. Autrement dit, il n’existe pas de sujet sans mise en scène de sa place, et cette mise en scène exige un Tiers : instance d’énonciation qui sépare, qualifie, limite, et permet aux liens de ne pas se confondre avec les pulsions.
Dans cette grammaire, le travail n’est pas une simple activité économique ; c’est une scène d’institution. On y trouve tout l’arsenal dogmatique : des nomenclatures (grades, fonctions, métiers), des titres (contrats, statuts), des écritures (procédures, rapports, tableaux), des icônes (organigrammes, logos, uniformes, badges), des rites (recrutements, évaluations, remises de responsabilité). Ces opérateurs ne sont pas décoratifs : ils fabriquent de la Référence, nomment les places, font exister les hiérarchies de manière lisible, cadrent la transmission (apprendre d’un aîné, transmettre à un entrant), et soutiennent l’identification professionnelle. À travers eux, l’État et les organisations exercent une fonction parentale : non pas au sens d’un paternalisme sociologique, mais au sens d’une garantie généalogique – faire tenir la filiation symbolique entre ceux qui précèdent et ceux qui viennent, dire « d’où l’on parle » et « à qui l’on répond ».
La souffrance contemporaine survient précisément lorsque ce montage se désarrime. Plusieurs traits récurrents s’observent alors. D’abord, un effacement du Tiers : les médiations (collectifs, encadrement transmissif, représentation) se raréfient et la relation se polarise en face-à-face entre l’individu et un impératif abstrait. Ensuite, une substitution des écritures : les écritures de qualification (celles qui confèrent un nom, un titre, une reconnaissance) sont remplacées par des écritures de preuve – indicateurs, scores, tableaux de bord – qui mesurent sans adresser. Ces écritures forment un langage de la véridiction technique : elles prétendent dire le vrai du travail, mais elles n’installent pas pour autant un sujet dans une lignée, ni ne garantissent une place. Enfin, une réversibilité généralisée des attaches : mobilité injonctive, projet permanent, évaluation continue. Le message implicite est clair : « sois ton propre garant ». C’est la solitude normative.
Dans la logique légendrienne, cette solitude n’est pas un simple mal-être ; c’est un effet de désymbolisation. Privé d’image instituante (celle qui, reconnue par les autres, renvoie le sujet à une place soutenable), l’individu demeure sans miroir. À la place du miroir généalogique (le « tu es… » adressé par une instance légitime : maître, pair, institution), surgit la compulsion d’auto-justification devant des nombres. Or les nombres n’ordonnent pas ; ils classent. Ils trient, comparent, hiérarchisent, mais n’assurent ni légitimité ni appartenance. D’où la clinique actuelle : épuisement par auto-assignation de responsabilité, culpabilité diffuse parce que l’exigence n’est plus limitée par une loi située, sentiment d’absurde quand les rituels d’appartenance deviennent de simples cérémonials d’évaluation.
Cette bascule a aussi une dimension iconique. Pour Legendre, la puissance des images n’est pas secondaire : images officielles, mises en scène des fonctions, cérémoniaux. Là où l’institution sait donner à voir la place et la dette (qui autorise qui, qui répond de quoi), elle fait croire de manière apaisante – au sens fort de la croyance qui tient le lien. Là où l’image se réduit à une signalétique marketing ou à des tableaux lumineux de performance, la scène devient muette concernant l’essentiel : qui sommes-nous les uns pour les autres ici ? Sans cette réponse iconique et verbale, la loi d’un milieu de travail n’est plus portée par des figures identifiables ; elle devient un fond impersonnel. Le sujet, lui, cesse d’être adressé et devient exposé.
Comprendre la souffrance au travail avec Pierre Legendre, c’est donc déplacer la question : non pas « comment mieux gérer le stress ? », mais « quel défaut d’institution produit ce symptôme ? » Où s’est rompue la chaîne de filiation (transmission des savoirs, reconnaissance des maîtres, accueil des novices) ? Quel tiers a disparu (médiation syndicale, encadrement réellement mandaté, droit effectivement énoncé et non contourné) ? Quelles écritures ont cessé d’être fondatrices (titres, qualifications, garanties de carrière) au profit d’écritures probatoires qui nient la dette et la durée ? Quel régime d’images gouverne désormais (indicateurs et tableaux, affichage de résultats) et que donnent-elles à croire du lien commun ?
L’enjeu n’est pas de revenir à un passé administratif idéalisé, mais d’assumer que toute organisation, pour être humaine, doit travailler sa dogmatique : la qualité de ses lois internes, la lisibilité de ses hiérarchies, la tenue de ses rituels, la justesse de ses nominations, la vérité de ses images. La prévention de la souffrance devient alors une clinique de l’institution : soigner les dispositifs de parole (où le conflit peut être dit devant un tiers), réinstaller des chaînes de transmission (où le savoir fait dette et reconnaissance), garantir des limites (où l’exigence est proportionnée parce qu’adossée à une loi située), et remettre en état les écritures de qualification (qui adressent et tiennent, plutôt qu’elles ne poursuivent).
Le présent texte suivra cette ligne. Il exposera d’abord les principes de l’anthropologie dogmatique (sujet comme produit d’un montage de Loi/Image/Parole ; nécessité du Tiers ; centralité de la filiation). Il traitera ensuite le travail comme scène institutionnelle complète (écritures, rituels, images, titres) pour en dégager la fonction de parenté symbolique. Il proposera une lecture clinique des formes actuelles de souffrance comme effets de désarrimage (effacement des médiations, gouvernement par la preuve chiffrée, réversibilité des liens). Puis il analysera des situations concrètes à la lumière de cette grille. Enfin, il ouvrira des pistes de reconstruction symbolique : non pas des recettes de management, mais une politique de l’institution – c’est-à-dire l’art de faire exister des lois, des images et des paroles qui autorisent les sujets à travailler sans se perdre.
Ainsi formulée, la thèse est nette : la souffrance au travail est le langage par lequel l’institution signale la panne de son montage dogmatique. Pour la traiter, il faut moins corriger des comportements que réparer des références. C’est à cette tâche – théorique et pratique – que convie le travail de Pierre Legendre : réapprendre à instituer pour que travailler redevienne une manière soutenable d’habiter le monde commun.
1/ L’anthropologie dogmatique et ses concepts
Comprendre la souffrance au travail suppose de remonter en amont de la seule observation clinique et de saisir la structure qui rend possible l’expérience humaine du travail. L’une des contributions les plus originales à cette question est l’anthropologie dogmatique. Cette approche ne se contente pas d’étudier les comportements ou les normes juridiques : elle s’intéresse à la scénographie invisible qui, dans toute société, soutient les liens, ordonne les appartenances et fabrique des sujets.
1.1 – L’homme comme animal d’institution
L’anthropologie dogmatique part d’un constat simple et radical : l’être humain n’est pas seulement un vivant doué de raison, il est un animal institué. Pour exister comme être parlant, il doit être adressé par un ordre qui le précède et le situe. Autrement dit, il ne se fabrique pas tout seul : il est le produit d’un système de références – juridiques, langagières, imaginaires – qui lui assignent une place et le relient aux autres.
Ce que l’on appelle « institution » ne se limite donc pas à l’État ou à l’administration ; c’est un principe anthropologique. Toute société doit « instituer » pour éviter le chaos : elle doit dire ce qui est permis et interdit, ce qui vaut et ne vaut pas, qui est père et qui est fils, qui commande et qui obéit. Sans cette mise en scène, l’humain n’a pas de repères pour se construire : il est livré à une indétermination insoutenable.
Ainsi comprise, l’institution n’est pas d’abord un appareil coercitif : elle est ce qui rend possible la subjectivité elle-même. On peut dire qu’elle joue le rôle d’une orthèse symbolique, un support qui permet de marcher dans le monde sans s’effondrer psychiquement.
1.2 – Le montage dogmatique : Loi, Image, Parole
Cette mise en scène repose sur un montage dogmatique. Le terme « dogmatique » ne renvoie pas à une croyance religieuse figée, mais à la fonction de dire le vrai pour une société donnée. Chaque civilisation construit sa propre machine de vérité, qui articule trois éléments indissociables : la Loi, l’Image et la Parole.
- La Loi n’est pas seulement un code juridique : elle est le principe qui dit « ceci est légitime » et « ceci ne l’est pas ». Elle trace les limites, sépare, hiérarchise. Elle permet d’inscrire les individus dans un ordre intelligible.
- L’Image est le miroir dans lequel la société se représente elle-même et renvoie à chacun une figure de sa place. Les images officielles, les rituels, les emblèmes, les insignes remplissent cette fonction : ils font croire et ils font tenir.
- La Parole est ce qui circule entre les sujets sous forme d’énonciations légitimes : promesses, contrats, décisions, récits. Elle n’est pas n’importe quel discours : elle est celle qui engage et qui peut être reçue comme venant d’un lieu d’autorité.
Ce triptyque constitue ce que l’on peut appeler l’architecture de la croyance. Là où il fonctionne, le monde social est lisible et supportable : chacun sait à qui il doit répondre, qui lui donne sa place, quelles sont les règles du jeu. Là où il se fissure, surgissent l’angoisse, le sentiment d’absurde et, pour beaucoup, la souffrance.
1.3 – Filiation et transmission : le principe généalogique
Au cœur de ce montage se trouve le principe généalogique. Toute société doit inscrire chaque individu dans une chaîne de filiation : dire de qui il procède, sous quelle autorité il est placé, à quelle lignée il appartient. Cette opération n’est pas seulement biologique : elle est juridique et symbolique. C’est elle qui permet de nommer un enfant, de l’hériter, de lui transmettre des droits et des devoirs.
Ce principe ne concerne pas que la famille : il vaut pour toutes les institutions. Dans une organisation de travail, la filiation se manifeste dans la hiérarchie (qui nomme qui), dans la formation (qui enseigne à qui), dans les promotions (qui transmet le pouvoir et la responsabilité). Lorsque cette chaîne se brise – lorsqu’il n’y a plus de « maître » pour dire « tu es mon successeur » –, l’individu se trouve privé de scène où se reconnaître.
Ce que Pierre Legendre met en lumière, c’est que la filiation n’est pas seulement un repère administratif : elle est le montage même qui rend le désir possible. Être situé dans une lignée, c’est pouvoir se projeter dans l’avenir sans être dévoré par l’angoisse de n’avoir ni origine ni destination.
1.4 – Le sujet comme produit d’institution
De ce qui précède découle une thèse forte : le sujet n’est pas une donnée naturelle mais un produit de l’institution. Être sujet, c’est avoir été nommé, reconnu, qualifié dans un espace où Loi, Image et Parole se répondent.
Ce processus a un prix : pour devenir sujet, l’individu doit accepter une coupure. Il doit renoncer à l’illusion d’auto-engendrement et consentir à être le fils ou la fille de quelqu’un, placé sous l’autorité d’un tiers. Cette coupure, loin d’être une mutilation, est une condition de la liberté : elle donne un point d’appui, un lieu d’où parler.
Mais cette coupure peut aussi se retourner contre le sujet si l’institution se dérobe. Lorsque les lois deviennent illisibles, les images incohérentes, la parole discréditée, le sujet se trouve désarrimé. Il doit alors se produire lui-même, se donner ses propres limites, se motiver seul : tâche impossible, génératrice d’angoisse et de souffrance.
1.5 – L’institution comme miroir nécessaire
Un élément central de cette anthropologie est la fonction de miroir assurée par l’institution. Voir sa place, c’est se voir dans un miroir qui dit « tu es ici, légitimement ». Les emblèmes, les cérémoniaux, les titres jouent ce rôle. Ils ne sont pas de simples décorations : ils garantissent l’identité.
Privé de ce miroir, le sujet est confronté à ce que Legendre décrit comme un vide spéculaire : il ne reçoit plus d’image de sa légitimité. Ce vide peut mener à la dépression, à la colère, voire à la violence. La souffrance au travail contemporaine s’éclaire alors comme l’effet d’un miroir brisé : l’entreprise ou l’institution ne renvoie plus à ses membres d’image qui les confirme dans leur être.
2/ – Le travail comme espace institutionnel
Le premier chapitre a montré que toute société repose sur un montage dogmatique qui articule Loi, Image et Parole, et qui inscrit les individus dans une chaîne de filiation symbolique. Ce cadre n’est pas abstrait : il se déploie dans des lieux concrets, avec des acteurs et des dispositifs matériels. Parmi ces lieux, le travail occupe une place centrale. Il n’est pas seulement une activité de production : il est un espace d’institution, un théâtre où s’exerce la fonction généalogique et où se rejoue la scène de l’appartenance collective.
2.1 – Le travail, scène de filiation et d’appartenance
Travailler, ce n’est pas seulement accomplir une tâche : c’est entrer dans une histoire. Chaque métier se présente comme une chaîne qui relie ceux qui savent à ceux qui apprennent, ceux qui détiennent l’autorité à ceux qui la reçoivent, ceux qui partent à ceux qui viennent. L’apprentissage, la formation, le compagnonnage, les cérémonials d’intégration sont autant de rites de passage qui inscrivent le nouvel arrivant dans une lignée.
Cette dimension généalogique ne se limite pas à la transmission du savoir-faire : elle touche à l’identité. Être reconnu comme médecin, artisan, ingénieur ou enseignant ne consiste pas seulement à exercer une fonction technique, mais à occuper une place qui a un poids symbolique. Les titres, diplômes et serments ne sont pas de simples formalités : ils constituent des actes d’institution. Ils disent : « tu es désormais membre de cette communauté de travail, tu parles en son nom, tu engages sa réputation. »
Ainsi, le travail fabrique des sujets en leur donnant un nom reconnu, un droit à la parole et un devoir de transmission. Dans ce sens, il est l’un des lieux où la société assume sa fonction parentale : elle y désigne les héritiers, légitime les chefs, organise la relève. La souffrance naît lorsque cette scène se délite, lorsque les titres ne signifient plus rien, lorsque la transmission n’a plus de garant.
2.2 – L’architecture institutionnelle du travail
Historiquement, les sociétés ont développé des formes d’organisation qui encadraient le travail de manière visible et lisible. L’administration classique, la hiérarchie des corps de métiers, les grandes bureaucraties d’État étaient des machines de mise en scène. Les uniformes, les organigrammes, les serments, les cérémoniaux d’avancement participaient d’un langage symbolique qui disait la place de chacun et son rapport à l’ensemble.
Cette architecture n’était pas neutre : elle portait une vision du monde. La hiérarchie n’était pas qu’un moyen d’organiser les tâches ; elle était une pédagogie de la subordination et de la transmission. Monter en grade signifiait plus qu’accéder à un meilleur salaire : c’était être reconnu digne de représenter l’institution, de parler en son nom. L’autorité, pour être acceptée, devait être autorisée par un récit et par une scène : celle des concours, des nominations, des cérémonies officielles.
Ce que ces dispositifs assuraient, c’était la lisibilité du monde du travail. Chacun pouvait se repérer : savoir qui était le supérieur, le pair, le subordonné ; comprendre comment circulait la décision ; anticiper son propre avenir professionnel. Cette lisibilité faisait tenir le désir : elle donnait au temps de travail une orientation et un horizon.
2.3 – Les mutations contemporaines : de la hiérarchie lisible au management par indicateurs
Depuis plusieurs décennies, cette scène a subi des transformations majeures. Sous l’effet de la mondialisation, de la recherche de flexibilité et de l’idéologie de la performance, le travail est passé d’un modèle hiérarchique relativement stable à un modèle managerial fondé sur les projets, les objectifs et les indicateurs chiffrés.
2.3.1 – Effacement des médiations
Dans ce nouveau régime, la figure du chef comme personnage instituant s’efface au profit d’un système de contrôle impersonnel. Le supérieur hiérarchique devient souvent un gestionnaire de tableaux de bord, sans autorité symbolique réelle. Il applique des procédures plutôt qu’il n’incarne la loi. Cette mutation provoque une crise du tiers : le salarié se trouve en face-à-face avec un objectif abstrait, sans médiation humaine pour le relier à l’institution.
2.3.2 – Gouvernement par la preuve
Les écritures de qualification (statuts, titres, classifications) sont remplacées par des écritures de preuve : reporting, indicateurs, KPI. Ce langage n’adresse plus le sujet : il le mesure, l’évalue, le compare, mais ne lui confère ni nom ni légitimité. Le résultat chiffré devient la seule scène où se joue la reconnaissance ; mais il s’agit d’une reconnaissance précaire, toujours à recommencer.
2.3.3 – Réversibilité des attaches
La logique de projet et de mobilité impose une réversibilité quasi permanente : postes, équipes, missions changent sans cesse. Ce qui était jadis une carrière – une ligne de vie au sein d’une institution – devient une succession d’épisodes discontinus. Le sujet se retrouve à devoir se réinstituer lui-même à chaque changement, sans garantie de continuité symbolique.
2.3.4 – Appauvrissement des images
L’imaginaire du travail se réduit souvent à des slogans publicitaires ou à des indicateurs de performance affichés sur des écrans. Ces images sont nues : elles ne racontent pas une histoire, ne mettent pas en scène la filiation, ne représentent pas l’ordre du monde. Elles se contentent de rappeler des objectifs chiffrés, sans nourrir la croyance collective. La fonction iconique de l’institution s’atrophie.
2.4 – Conséquences subjectives : solitude et désarrimage
Ces mutations ne produisent pas seulement des gains de productivité ; elles affectent la subjectivité. Privé d’un tiers qui lui adresse une parole, le salarié se trouve sommé de se fabriquer lui-même : il doit se motiver seul, se projeter sans garantie, se juger et se corriger en permanence. Ce processus engendre un surcroît de culpabilité : si l’objectif n’est pas atteint, c’est la personne qui est en défaut, et non l’organisation.
Cette solitude normative mène à deux figures cliniques fréquentes :
- l’épuisement, lorsque l’individu tente de répondre sans fin à des exigences sans limite ni tiers régulateur ;
- le retrait cynique, lorsque le sujet cesse de croire à la scène du travail et se contente de survivre dans l’organisation.
Dans les deux cas, c’est le miroir institutionnel qui est brisé. Le travail ne renvoie plus d’image où le sujet puisse se reconnaître comme acteur légitime : il devient simple exécutant mesuré par ses performances. La souffrance qui en résulte n’est donc pas un accident, mais le symptôme d’une scène institutionnelle défaillante.
3/ – La souffrance au travail comme symptôme de désymbolisation
Si le travail est un espace où se rejoue la filiation symbolique, alors la souffrance au travail peut être comprise comme le signal d’une rupture dans la chaîne. Elle n’est pas seulement un effet d’une mauvaise organisation ou d’une surcharge ponctuelle ; elle traduit un défaut dans le montage qui relie l’individu à la Loi, à l’Image et à la Parole. Dans ce chapitre, nous proposons de lire la souffrance au travail comme un symptôme institutionnel, c’est-à-dire comme un message adressé à la société sur l’état de ses dispositifs symboliques.
Nous développerons cette idée en trois temps :
- La souffrance comme langage : que nous dit-elle de l’institution ?
- Les trois figures de la désymbolisation : effacement du tiers, crise de la filiation, perte des images.
- Les réponses contemporaines et leurs impasses.
II3.1 – La souffrance comme langage
La souffrance au travail n’est pas seulement un vécu subjectif ; elle est une énonciation. Elle dit : « quelque chose ne tient plus ». Le salarié en burn-out, en détresse ou en retrait n’exprime pas uniquement un problème personnel ; il signale un défaut d’adresse. Sa douleur devient une sorte de parole muette, qui demande une scène où elle puisse être entendue.
Cette approche permet de dépasser la réduction psychologisante qui domine souvent les discours sur le mal-être au travail. Plutôt que de chercher à « réparer » l’individu par du coaching, de la méditation ou du soutien psychologique, il s’agit d’interroger le montage institutionnel :
- à qui le salarié est-il censé se rapporter ?
- quelle parole l’institution lui adresse-t-elle ?
- dans quel récit collectif s’inscrit son effort ?
Autrement dit, la question n’est pas seulement de savoir si le salarié a trop de travail, mais si son travail fait sens dans un monde commun.
3.2 – Les trois figures de la désymbolisation
3.2.1 – L’effacement du tiers
Dans l’ordre symbolique, le tiers joue un rôle décisif : il sépare, arbitre, autorise. Dans le travail, ce tiers était traditionnellement incarné par le supérieur hiérarchique, le maître de métier, le chef d’équipe – bref, une figure instituante.
Or, dans de nombreux environnements contemporains, ce tiers s’efface derrière la procédure, l’algorithme ou le reporting. Les décisions paraissent venir de nulle part : elles sont imputées à « la direction », « le marché », « le système », sans qu’une personne n’en assume la parole.
Pour l’individu, cette absence est délétère : il se retrouve dans une relation en miroir avec une norme abstraite, sans médiation. Il n’a plus devant lui une figure qui incarne la Loi et à laquelle il peut s’adresser. Cette désincarnation de l’autorité est l’une des sources majeures de souffrance, car elle détruit la possibilité de négocier, de protester, de reconnaître une dette ou un mérite.
3.2.2 – La crise de la filiation
Le travail avait pour fonction de transmettre une place : on entrait dans une institution, on y faisait carrière, on pouvait se représenter la continuité entre les anciens et les nouveaux. Cette continuité assurait une inscription dans le temps : chacun pouvait espérer laisser une trace, former un successeur, participer à une histoire.
La flexibilisation du travail, l’externalisation et la multiplication des contrats précaires ont fragilisé cette continuité. Le travail devient un espace sans mémoire, où les projets se succèdent sans fil conducteur. Le salarié est invité à se « réinventer » en permanence, à se détacher de son passé pour être employable.
Cette rupture dans la filiation produit un sentiment de vacuité : pourquoi transmettre un savoir, si l’équipe sera dissoute demain ? Pourquoi se projeter dans une institution, si elle ne garantit ni reconnaissance ni avenir ? Ce déficit de continuité nourrit un désengagement qui se traduit parfois par une fatigue existentielle.
3.2.3 – La perte des images
Les images institutionnelles – blasons, uniformes, cérémonies, récits épiques – avaient pour fonction de donner à voir l’ordre du monde et la place de chacun. Aujourd’hui, ces images sont souvent réduites à des logos marketing ou des campagnes de communication interne. Elles ne disent plus le sens de l’effort collectif, mais se contentent de motiver à court terme (« soyez agiles », « innovez », « dépassez-vous »).
Cette pauvreté iconique laisse l’individu sans miroir. Il ne peut plus se voir comme acteur d’une histoire plus vaste que lui. L’imaginaire du travail devient purement utilitaire et consumériste : il s’agit de performer pour atteindre un chiffre, non de contribuer à une œuvre.
Ce déficit d’images rend la souffrance d’autant plus difficile à symboliser : elle ne trouve pas de récit qui puisse l’intégrer et la transformer en expérience signifiante.
3.3 – Les réponses contemporaines et leurs impasses
Face à cette souffrance, les organisations mettent en place des dispositifs de prévention des risques psychosociaux, des cellules d’écoute, des formations à la résilience. Si ces initiatives ont leur utilité, elles restent souvent déconnectées du problème structural : elles traitent l’individu sans restaurer la scène institutionnelle.
Ainsi, le salarié est invité à gérer son stress plutôt qu’à questionner le sens de son travail. La responsabilité est renvoyée à la sphère privée : si vous souffrez, c’est que vous devez mieux équilibrer votre vie, mieux vous organiser, mieux méditer.
Or, si la souffrance est un symptôme du montage institutionnel, ces réponses risquent de produire l’effet inverse : elles individualisent la faute, renforçant la culpabilité. La véritable réponse impliquerait de réintroduire du tiers, de réinscrire les trajectoires professionnelles dans une filiation, de redonner des images habitables.
4/ Vers une refondation symbolique du travail
Si la souffrance au travail traduit un déficit de symbolisation, la réponse ne peut se réduire à des mesures techniques ou psychologiques : elle doit être institutionnelle et anthropologique. Il s’agit de repenser le travail comme scène d’adresse, lieu où se rejoue l’inscription du sujet dans la Loi, la filiation et l’histoire collective.
Ce chapitre se concentre sur trois axes :
- Réintroduire du tiers dans les organisations.
- Restaurer la filiation et la continuité.
- Redonner au travail des images habitables.
Nous verrons que cette refondation ne signifie pas un retour nostalgique à un passé idéalisé, mais une reconstruction créative, capable d’articuler les exigences contemporaines (flexibilité, innovation, autonomie) avec les besoins anthropologiques fondamentaux.
4.1 – Réintroduire du tiers
4.1.1 – Repersonnaliser l’autorité
L’un des effets les plus délétères de la désymbolisation est la disparition des figures incarnant l’autorité. Restaurer le tiers, c’est redonner un visage aux décisions. Cela implique de :
- réhabiliter les managers intermédiaires comme médiateurs, non comme simples relais de reporting ;
- donner aux supérieurs hiérarchiques une légitimité narrative, en les formant à l’art de dire le pourquoi des décisions, non seulement le comment ;
- créer des espaces de confrontation où les salariés peuvent adresser une parole, être écoutés et recevoir une réponse – non un mail impersonnel.
Dans cette perspective, la fonction managériale cesse d’être une simple tâche de contrôle et redevient une scène de parole. Le tiers n’est pas seulement celui qui commande, mais celui qui assume la responsabilité d’énoncer la Loi et de l’expliquer.
4.1.2 – Réinstituer la conflictualité
Réintroduire du tiers signifie aussi reconnaître le droit au conflit. Dans de nombreuses organisations, les conflits sont perçus comme des dysfonctionnements à éradiquer. Or, ils constituent une modalité essentielle de la vie symbolique : ils permettent de clarifier les places, d’énoncer les limites, de produire du sens.
Créer des rituels de délibération – assemblées, groupes de parole, médiations – permet de donner une scène au conflit plutôt que de le laisser exploser sous forme de souffrance silencieuse. Le tiers devient alors arbitre, garant de la justice symbolique.
4.2 – Restaurer la filiation et la continuité
4.2.1 – Réhabiliter la mémoire institutionnelle
Pour que le travail soit un lieu de transmission, il faut qu’il existe un récit collectif. Cela implique de :
- conserver et mettre en scène la mémoire des projets, des anciens salariés, des échecs et des réussites ;
- ritualiser les passages (entrée, promotion, départ en retraite) afin de marquer les étapes de la vie professionnelle ;
- valoriser la transmission de savoirs comme une tâche centrale, et non comme un coût.
Cette mémoire n’est pas un simple outil RH : elle constitue une scène généalogique où chacun peut se situer dans une chaîne temporelle.
4.2.2 – Construire des trajectoires
La filiation symbolique suppose que l’individu puisse se représenter une trajectoire. Même dans un contexte de mobilité et de flexibilité, il est possible de :
- donner de la visibilité sur les parcours possibles ;
- articuler les mobilités autour d’un fil conducteur (par exemple, un projet stratégique partagé) ;
- reconnaître l’effort accumulé, y compris dans les expériences éphémères.
Ainsi, la carrière cesse d’être une succession de tâches interchangeables pour devenir un récit continu.
4.3 – Redonner des images habitables
4.3.1 – Produire un imaginaire commun
Les images ne sont pas de simples outils de communication ; elles structurent l’appartenance. Redonner des images habitables suppose de :
- repenser les symboles de l’organisation (logo, devise, espaces physiques) pour qu’ils expriment une vision partagée ;
- ritualiser les moments collectifs (cérémonies de lancement, célébration des réussites) afin de donner une forme visible à l’effort commun ;
- créer des récits qui articulent le travail quotidien à une mission plus vaste (service rendu à la société, contribution au bien commun).
Ces images doivent être porteuses de dignité, permettre aux travailleurs de se reconnaître dans ce qu’ils produisent.
4.3.2 – Prendre soin des corps et des lieux
Les images passent aussi par les espaces matériels. Un environnement déshumanisé renforce la perte de sens. Restaurer une dimension symbolique implique :
- d’aménager des lieux qui permettent la rencontre et la délibération ;
- de soigner l’esthétique des espaces de travail, car la beauté a une fonction instituante ;
- de ritualiser les temps de pause et de repas comme des moments de reliance, non comme des simples interruptions de productivité.
Conclusion : Vers une politique de la transmission
La réflexion menée tout au long de ce travail nous a conduits à interroger la souffrance au travail non comme un simple accident de parcours, mais comme le symptôme d’un dérèglement structurel. Les plaintes qui s’expriment dans les entreprises contemporaines – burn-out, désengagement, quête de sens – traduisent une crise plus profonde : celle de la fonction symbolique dans l’organisation du travail.
En mobilisant l’anthropologie dogmatique, nous avons pu montrer que le travail ne se réduit pas à une activité productive : il constitue un dispositif de mise en scène du sujet, un lieu où s’articulent filiation, Loi et imaginaire collectif. Lorsqu’il n’accomplit plus cette fonction, il expose l’individu à la désorientation, à l’angoisse et parfois au passage à l’acte destructeur.
1 – Les acquis de l’analyse
Trois acquis théoriques majeurs émergent de notre parcours :
- Le travail comme scène d’adresse.
La souffrance survient lorsque le sujet ne trouve plus de place où être reconnu et entendu. Le tiers institutionnel – l’autorité, le manager, la hiérarchie – n’exerce plus sa fonction de médiation, laissant l’individu face à une exigence brute, sans interprétation possible. - La centralité de la filiation symbolique.
Les organisations contemporaines, obsédées par la performance et la flexibilité, effacent les repères temporels et hiérarchiques. Sans mémoire ni continuité, le salarié ne peut plus se situer dans un récit collectif ; il devient un acteur sans scène, livré à un présent perpétuel. - Le rôle des images et des rituels.
L’entreprise ne peut fonctionner sans un imaginaire qui donne sens à l’action. Or cet imaginaire s’effrite : les images de grandeur collective (service public, progrès technique, mission nationale) se dissolvent, laissant place à des indicateurs chiffrés qui n’instituent rien.
2 – Vers une refondation symbolique
Face à ce constat, la solution ne saurait être uniquement managériale ou psychologique. Ce qui est en jeu, c’est la structure même du lien social.
Refonder le travail suppose de :
- Réintroduire du tiers pour restaurer la médiation, l’autorité incarnée et le droit au conflit ;
- Rétablir la filiation en construisant des trajectoires et en ritualisant les passages professionnels ;
- Produire un imaginaire commun qui permette aux individus de se reconnaître dans le projet collectif.
Ces trois dimensions ne sont pas des ajouts décoratifs, mais des conditions de survie de l’institution. Une entreprise qui ne se donne pas les moyens d’inscrire ses membres dans une scène symbolique devient une machine à produire de l’épuisement, de la dépression et du ressentiment.
3 – Une question politique et civilisationnelle
La souffrance au travail révèle, en creux, l’état d’une civilisation. Ce qui se joue dans l’espace professionnel déborde largement le champ économique : c’est la question de l’institution de l’humain dans les sociétés modernes qui se trouve posée.
Nous sommes confrontés à un double défi :
- Comment préserver un espace de Loi et de filiation dans un monde dominé par l’immédiateté, la vitesse et la réversibilité de tous les liens ?
- Comment articuler liberté individuelle et appartenance collective sans sombrer dans l’autoritarisme ou dans l’indifférence généralisée ?
Ce défi n’est pas purement théorique. Il engage la santé psychique des travailleurs, mais aussi la pérennité des organisations et, à terme, la cohésion des sociétés.
4 – Pour une politique de la transmission
Au terme de ce parcours, nous pouvons formuler une proposition : penser le travail comme un lieu de transmission plutôt que comme un simple marché de compétences.
Cela suppose :
- de réhabiliter les figures d’autorité comme gardiennes de la parole et non simples gestionnaires de flux ;
- de créer des dispositifs où la mémoire collective peut se déployer et se transmettre ;
- de reconnaître que le travail, même le plus technique, met en jeu une scène anthropologique où se jouent la dette, la filiation, la reconnaissance et la conflictualité.
Une telle politique de la transmission ne se réduit pas à des programmes de bien-être au travail : elle implique un changement de paradigme dans la manière même de concevoir l’organisation et sa finalité. Elle exige de comprendre que la santé psychique et la performance économique ne sont pas antinomiques : elles dépendent toutes deux de la solidité de l’institution symbolique
Bibliographie
Pierre Legendre, Leçons VIII. Le crime du caporal Lortie, Paris, Fayard, 1989
Pierre Legendre, Leçons IV, suite 2. Filiation. Fondement généalogique de la psychanalyse, par Alexandra Papageorgiou-Legendre, Paris, Fayard, 1990
Pierre Legendre, Leçons VI. Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris, Fayard, 1992
Pierre Legendre, Leçons III. Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images, Paris, Fayard, 1994
Pierre Legendre, Leçons I. La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Paris, Fayard, 1998
Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard, 1999
Pierre Legendre, Leçons II. L’empire de la vérité. Introduction aux espaces dogmatiques industriels, Paris, Fayard, 2001
Pierre Legendre, Leçons IV. L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 2004
Pierre Legendre, Leçons VII. Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages juridiques de l’État du Droit, Paris, Fayard, 2005
Pierre Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Paris, Fayard, 2009
Pierre Legendre, Argumenta & Dogmatica. Le Fiduciaire suivi de Le silence des mots, Paris, Mille et une Nuits, 2012
Pierre Legendre, Leçons X. Dogma : instituer l’animal humain. Chemins réitérés de questionnement, Paris, Fayard, 2017