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Billet de blog 3 octobre 2025

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La petite enfance en protection de l'enfance : un analyseur des politiques du care

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La petite enfance en protection de l'enfance : un analyseur des politiques du care

Introduction

Depuis les années 1980, l'éthique du care a proposé une transformation radicale de la philosophie morale et politique. En contestant les fondements de la théorie libérale de la justice, notamment celle développée par John Rawls, cette perspective a mis en lumière des dimensions de l'expérience humaine systématiquement occultées par la pensée politique dominante. Carol Gilligan a montré comment les théories morales classiques valorisaient un modèle de raisonnement abstrait et universaliste, fondé sur des principes de justice et de droits individuels, au détriment d'une autre forme de raisonnement moral centré sur les relations concrètes, les responsabilités envers autrui et l'attention aux contextes particuliers.

Joan Tronto a ensuite élargi cette critique initiale pour en faire une véritable théorie politique. Elle définit le care comme "une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible". Cette définition expansive permet de saisir le care non plus seulement comme une disposition morale ou une éthique interpersonnelle, mais comme une dimension fondamentale de l'organisation sociale et politique. Tronto identifie quatre phases du care : se soucier de (caring about), prendre en charge (taking care of), prendre soin (care-giving) et recevoir le soin (care-receiving). Cette décomposition analytique révèle la complexité du processus de care et les nombreux acteurs qui y participent.

L'une des contributions majeures de l'éthique du care réside dans sa capacité à rendre visible le travail invisible. Comme l'ont démontré les analyses féministes matérialistes, une part considérable du travail nécessaire à la reproduction sociale s'effectue dans la sphère domestique, accompli majoritairement par des femmes, sans reconnaissance ni rémunération adéquate. Le care a permis de nommer et de politiser ces activités considérées comme allant de soi : nourrir, laver, consoler, surveiller, anticiper les besoins d'autrui. En montrant que ces activités ne relèvent pas d'une disposition naturelle féminine mais constituent un travail réel requérant compétences et investissement, l'éthique du care a ouvert la voie à une critique des arrangements sociaux qui reposent sur l'exploitation de ce travail.

Par ailleurs, l'éthique du care s'est développée en dialogue étroit avec les critiques formulées par le Black Feminism. Des auteures comme Patricia Hill Collins ont montré que le féminisme blanc des classes moyennes avait largement ignoré les expériences des femmes noires, notamment leur situation spécifique vis-à-vis du travail domestique et du care. Historiquement, les femmes noires ont été contraintes d'effectuer le travail de care dans les familles blanches, souvent au détriment du soin qu'elles pouvaient apporter à leurs propres enfants. Cette réalité historique et contemporaine révèle comment les inégalités de genre s'articulent indissociablement avec les inégalités de race et de classe. Le concept d'intersectionnalité, développé par Kimberlé Crenshaw (1989), est devenu central pour penser ces imbrications de systèmes d'oppression.

L'éthique du care s'est ainsi affirmée comme une pensée critique des arrangements sociaux qui naturalisent la dépendance de certains et l'autonomie d'autres. Contre la figure libérale de l'individu autonome, rationnel et indépendant, les théoriciennes du care affirment que la vulnérabilité et la dépendance sont des conditions humaines universelles, même si elles sont inégalement distribuées et reconnues. Eva Feder Kittay (1999) a développé cette idée dans Love's Labor, montrant que nous sommes tous, à certains moments de nos vies, radicalement dépendants du care d'autrui, et que cette dépendance n'est ni honteuse ni pathologique mais constitutive de notre humanité.

La petite enfance représente un terrain d'investigation privilégié pour examiner les implications politiques et éthiques du care. Les jeunes enfants incarnent la dépendance dans sa forme la plus évidente et la plus totale. Leur survie et leur développement requièrent un investissement massif en temps, attention et énergie de la part d'adultes. Cette situation fait de la petite enfance un lieu où se cristallisent les questions de reconnaissance, de distribution et de valorisation du travail de care. Qui s'occupe des jeunes enfants ? Dans quelles conditions ? Avec quelle reconnaissance sociale et économique ? Ces questions sont centrales pour toute société qui prétend se soucier de justice sociale.

Lorsqu'on porte le regard vers la petite enfance en protection de l'enfance, ces enjeux se trouvent amplifiés et radicalisés. Les enfants placés constituent une population particulièrement vulnérable, cumulant la dépendance propre à leur âge et les effets des violences, négligences ou défaillances familiales qui ont motivé leur placement. Les professionnels qui assurent leur care quotidien occupent une position paradoxale : leur travail est absolument vital pour ces enfants, et pourtant il demeure largement invisible, dévalorisé, mal rémunéré. Les familles d'origine, souvent issues des classes populaires et surreprésentées parmi les populations racisées, font l'objet d'un contrôle social intense qui interroge les frontières entre protection et surveillance. La protection de l'enfance apparaît ainsi comme un analyseur puissant des politiques du care, révélant à la fois l'indispensabilité du care et son organisation profondément inégalitaire.

Cet article se propose d'examiner la situation de la petite enfance en protection de l'enfance à travers le prisme de l'éthique du care. Il s'agira d'abord de caractériser la vulnérabilité spécifique des jeunes enfants placés, qui cumulent dépendance ontologique et violence institutionnelle. Nous analyserons ensuite la situation des professionnels du care, leur invisibilisation et la disqualification de leurs savoirs. Dans un troisième temps, nous mobiliserons une approche intersectionnelle pour comprendre comment genre, classe et race structurent le système de protection de l'enfance. Nous examinerons ensuite les logiques de marchandisation qui transforment le care en prestation mesurable et rationalisable. Enfin, nous proposerons des pistes pour repenser la protection de l'enfance à partir d'une véritable politique du care, attentive aux besoins des enfants comme à la reconnaissance du travail de celles et ceux qui en prennent soin.

  1. La vulnérabilité démultipliée des jeunes enfants placés
  2. La dépendance ontologique de la petite enfance

La période de la petite enfance, particulièrement les trois premières années de vie, se caractérise par une dépendance absolue à l'égard des adultes. Cette dépendance ne doit pas être comprise comme une anomalie temporaire ou un état déficitaire, mais comme la condition même de l'existence humaine à ce stade du développement. Donald Winnicott (1960) a formulé cette idée de manière saisissante en affirmant qu'il n'existe pas de nourrisson sans une mère, signifiant par là que le bébé n'existe que dans et par la relation de soin qui le constitue. L'enfant ne peut satisfaire seul aucun de ses besoins vitaux : il dépend entièrement d'autrui pour être nourri, lavé, protégé des dangers, maintenu dans une température adéquate.

Au-delà de ces besoins physiologiques élémentaires, le jeune enfant nécessite un environnement relationnel spécifique pour se développer psychiquement. Les travaux de John Bowlby (1969) sur l'attachement ont établi que le bébé développe des liens affectifs privilégiés avec ses figures de soin principales, généralement sa mère mais pas exclusivement. Ces liens d'attachement ne sont pas secondaires ou accessoires : ils constituent la base à partir de laquelle l'enfant pourra ultérieurement explorer son environnement, développer ses capacités cognitives et construire sa personnalité. Mary Ainsworth et ses collaborateurs ont montré qu'il existe différents patterns d'attachement selon la qualité des interactions entre l'enfant et ses figures de soin. L'attachement sécure, le plus favorable au développement, se construit lorsque l'adulte répond de manière sensible, cohérente et prévisible aux signaux de l'enfant.

Cette sensibilité aux signaux de l'enfant suppose une attention soutenue et une disponibilité psychique de la part des adultes. Le jeune enfant communique ses besoins et ses états émotionnels par des moyens non verbaux : pleurs, cris, mimiques, postures corporelles. L'adulte doit apprendre à décoder ces signaux, à distinguer un pleur de faim d'un pleur de fatigue ou d'angoisse, à identifier les rythmes propres de l'enfant. Cette compétence ne va pas de soi et ne relève pas d'un instinct maternel naturel : elle se construit dans l'interaction répétée, dans l'observation patiente, dans l'ajustement progressif entre l'adulte et l'enfant.

Le jeune enfant a également besoin de continuité et de prévisibilité dans son environnement. Les routines quotidiennes, les rituels autour des repas, du bain, du coucher, ne sont pas de simples habitudes pratiques : ils constituent des points de repère essentiels qui permettent à l'enfant de construire une représentation mentale de son monde comme fiable et sensé. Winnicott parlait d'environnement suffisamment bon pour désigner un entourage qui n'est pas parfait mais qui offre une stabilité et une cohérence suffisantes pour que l'enfant puisse se développer. Les changements brutaux, les ruptures, l'imprévisibilité constituent autant de menaces pour la sécurité ontologique du jeune enfant.

Il convient également de souligner que le jeune enfant nécessite ce que nous pourrions nommer un environnement ordinaire. Cet environnement n'a rien de spectaculaire : il est fait de gestes quotidiens répétés, de présences discrètes, de rituels apparemment banals. C'est dans cette banalité même que se construit la sécurité de l'enfant. Les activités de care qui produisent cet environnement ordinaire sont précisément celles qui tendent à être les plus invisibilisées : préparer les repas en tenant compte des goûts et des besoins nutritionnels, anticiper les besoins en vêtements propres, ranger les jouets, créer un espace de vie organisé et apaisant, maintenir des horaires réguliers.

  1. Le placement comme rupture et violence institutionnelle

Le placement d'un jeune enfant constitue nécessairement une rupture majeure dans son développement. Quelles que soient les raisons qui motivent cette mesure – maltraitances avérées, négligences graves, incapacité parentale temporaire ou durable – le placement implique une séparation d'avec les figures d'attachement primaires et un changement radical d'environnement. Cette rupture ne peut être vécue par le jeune enfant autrement que comme une menace existentielle.

La séparation d'avec la figure maternelle, ou plus généralement d'avec les adultes qui ont assuré les soins quotidiens jusqu'alors, représente un traumatisme pour le jeune enfant. Même lorsque ces figures sont défaillantes ou maltraitantes, même lorsque la relation est marquée par l'insécurité, il existe des liens d'attachement. René Spitz avait déjà observé dans les années 1940 les effets dévastateurs de la séparation précoce, décrivant le syndrome d'hospitalisme chez les nourrissons placés en institution. Les travaux ultérieurs ont nuancé ces observations en montrant que c'est moins la séparation en soi que la qualité des soins ultérieurs qui détermine les conséquences développementales, mais la violence de la rupture initiale demeure.

Pour le jeune enfant qui n'a pas encore acquis les capacités cognitives permettant de se représenter la permanence de l'objet absent, la séparation est vécue comme une disparition pure et simple. Il ne peut comprendre les raisons du placement, se représenter cette séparation comme temporaire ou comme protectrice. L'absence de la figure d'attachement plonge l'enfant dans une angoisse massive qui peut se manifester par des pleurs inconsolables, un retrait relationnel, des troubles du sommeil et de l'alimentation, ou au contraire par une inhibition apparente qui masque une détresse profonde.

Le placement implique également un bouleversement complet de l'environnement matériel et sensoriel de l'enfant. Tout change : le lieu, les odeurs, les sons, les visages, les rythmes. Un enfant habitué au bruit et à l'agitation peut se retrouver dans un environnement silencieux et ordonné, ou inversement. Les repères spatiaux familiers disparaissent. Les objets transitionnels – doudou, jouets préférés – peuvent être perdus dans la précipitation du placement. Ces changements sensoriels ajoutent au traumatisme de la séparation.

Lorsque le placement se fait en institution collective, pouponnière ou maison d'enfants, l'enfant doit s'adapter à des conditions de vie radicalement différentes de ce qu'il a connu en famille, même dysfonctionnelle. La vie en collectivité impose ses contraintes : horaires communs, partage de l'espace et de l'attention des adultes, bruit constant, va-et-vient des professionnels selon les roulements d'équipe. Pour un jeune enfant habitué à une relation duelle, même défaillante, avec sa mère, la multiplication des visages et des mains qui s'occupent de lui peut être source de désorganisation profonde.

Un aspect particulièrement problématique réside dans la multiplication des ruptures que connaissent souvent les enfants placés. Le placement initial est rarement définitif. L'enfant peut d'abord être placé en urgence dans une structure d'accueil temporaire, puis transféré vers un lieu d'accueil plus pérenne. Des réorientations peuvent intervenir pour diverses raisons : difficultés relationnelles avec la famille d'accueil, comportements de l'enfant jugés ingérables, décisions administratives de rapprochement géographique, arrêt d'activité de l'assistant familial. Certains enfants connaissent ainsi plusieurs lieux de placement successifs avant l'âge de trois ans.

Chaque changement constitue une nouvelle séparation, une nouvelle perte. L'enfant qui commençait à s'attacher à ses nouveaux caregivers, à reconstruire des repères, se trouve à nouveau arraché. Ces ruptures en cascade compromettent gravement la capacité de l'enfant à développer des attachements sécures. La recherche en psychologie du développement a largement documenté les effets délétères de ces discontinuités relationnelles : troubles de l'attachement, difficultés à faire confiance, stratégies défensives de retrait ou d'hyper-vigilance.

Le placement inscrit également l'enfant dans un système bureaucratique et judiciaire qui le transforme en dossier administratif. Des décisions cruciales concernant son avenir sont prises par des instances – juge des enfants, conseil départemental, équipes pluridisciplinaires – dont les membres n'ont souvent qu'une connaissance indirecte et médiatisée de sa situation concrète. Ces décisions s'appuient sur des rapports écrits, des évaluations standardisées, des réunions où l'enfant n'est présent que comme objet de discussion. Cette bureaucratisation du care introduit une distance entre les besoins réels de l'enfant et les réponses institutionnelles qui lui sont apportées.

  1. Le déni de la dépendance et le mythe de la résilience

La situation des jeunes enfants placés révèle de manière paradigmatique un mécanisme central du déni du care dans les sociétés contemporaines : la valorisation de l'autonomie comme norme et l'occultation de la dépendance comme condition humaine fondamentale. Les travaux d'Eva Feder Kittay (1999) ont montré comment la pensée politique libérale construit la figure de l'individu autonome, indépendant, capable de choix rationnels, comme modèle normatif de l'humanité. Dans cette perspective, la dépendance apparaît comme un état transitoire, lié à l'enfance ou à la maladie, dont il faut sortir au plus vite pour accéder au statut de sujet pleinement humain.

Or, comme le souligne Kittay, nous sommes tous, à différents moments de nos existences, profondément dépendants du care d'autrui. Cette dépendance n'est pas une anomalie mais une réalité anthropologique fondamentale. Les adultes les plus autonomes en apparence dépendent en réalité du travail domestique, des soins de santé, du soutien émotionnel de leurs proches. Cette dépendance est simplement occultée, naturalisée, rendue invisible par les arrangements sociaux qui en font porter le poids principalement aux femmes.

Dans le champ de la protection de l'enfance, ce déni de la dépendance prend des formes spécifiques et particulièrement problématiques. Le discours sur la résilience est devenu hégémonique depuis les années 1990, notamment sous l'influence des travaux de Boris Cyrulnik en France. La résilience désigne la capacité d'un individu à surmonter des traumatismes, à se reconstruire après des événements dramatiques. Cette notion, importée de la physique des matériaux, a connu un succès considérable dans le champ de la protection de l'enfance et au-delà.

Sans nier la réalité des capacités adaptatives humaines, l'usage qui est fait du concept de résilience mérite un examen critique. Dans la rhétorique institutionnelle, la résilience devient souvent une injonction adressée aux enfants placés. Il leur est demandé de rebondir, de surmonter, de ne pas rester dans la plainte ou la victimisation. Cette injonction à la résilience masque fréquemment l'insuffisance des moyens mis en œuvre pour répondre aux besoins de care de ces enfants.

Plutôt que de reconnaître que les enfants ayant subi des traumatismes précoces nécessitent davantage de soin, de stabilité, de continuité relationnelle que les autres enfants – précisément parce qu'ils ont été privés de ces ressources fondamentales – le discours sur la résilience déplace la responsabilité vers l'enfant lui-même. Si l'enfant ne va pas bien malgré son placement, c'est qu'il manque de résilience, pas que le système est défaillant. La résilience devient ainsi un concept idéologique qui permet de justifier a posteriori la pauvreté du care effectivement fourni.

Cette valorisation de la résilience s'accompagne d'une injonction à l'autonomie précoce qui s'observe dans de nombreuses pratiques institutionnelles. Les enfants placés sont souvent responsabilisés très tôt. On attend d'eux qu'ils soient matures, qu'ils ne fassent pas de caprices, qu'ils comprennent et acceptent leur situation. Les manifestations normales de détresse ou de régression sont interprétées comme des troubles du comportement plutôt que comme des réactions compréhensibles au traumatisme vécu.

Cette injonction s'intensifie encore à l'adolescence. Les jeunes sortant de la protection de l'enfance à leur majorité doivent faire preuve d'une autonomie que l'on n'exige pas des jeunes du même âge vivant en famille. Ils doivent gérer leur logement, leur budget, leurs démarches administratives, leur scolarité ou leur emploi, souvent sans le filet de sécurité que représente une famille. Cette autonomie forcée, loin de les émanciper, les place en situation de grande vulnérabilité.

Le paradoxe est frappant : les enfants placés sont objectivement plus dépendants que les autres enfants. Ils dépendent non seulement de leurs figures de care mais aussi de tout un système institutionnel qui prend des décisions les concernant. Pourtant, on leur dénie le droit à cette dépendance. On leur demande d'être autonomes alors même qu'on ne leur donne pas les conditions de possibilité de cette autonomie. Car comme l'a montré Winnicott, l'autonomie véritable ne peut se développer que sur la base d'une dépendance bien assumée et bien accompagnée.

  1. Les travailleuses du care en protection de l'enfance
  2. Une double invisibilisation

Les professionnels assurant le care quotidien des jeunes enfants placés occupent une position doublement invisibilisée dans le système de protection de l'enfance. Cette invisibilité procède d'abord de la nature même de leur travail : comme tout travail de care, il s'effectue dans la sphère domestique ou semi-domestique, il est associé à des qualités supposément féminines, et il est donc systématiquement dévalorisé et naturalisé.

Les assistants familiaux, anciennement appelés familles d'accueil, constituent le premier maillon de cette chaîne invisible du care. Ils accueillent à leur domicile, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des enfants confiés par l'Aide sociale à l'enfance. Cette profession est exercée à plus de 95% par des femmes. Les assistantes familiales accomplissent un travail considérable et complexe : accueillir un enfant traumatisé, souvent plusieurs simultanément, répondre à leurs besoins physiques et psychiques en permanence, gérer leurs troubles du comportement, participer aux nombreuses réunions institutionnelles, faciliter les visites avec les parents biologiques, tout en continuant souvent à s'occuper de leurs propres enfants.

Pourtant, ce travail reste largement invisible. Il s'effectue dans l'espace privé du domicile, loin du regard des institutions. Il est assimilé au travail domestique ordinaire, comme si accueillir un enfant placé ne demandait pas de compétences spécifiques au-delà de celles supposées naturellement détenues par toute femme. Pendant longtemps, le terme même de famille d'accueil masquait la dimension professionnelle de cette activité, la présentant comme une extension de la maternité plutôt que comme un métier requérant formation et reconnaissance.

Les éducatrices de jeunes enfants travaillant en pouponnière ou en maison d'enfants à caractère social subissent une invisibilisation d'une autre nature. Bien qu'elles disposent d'un diplôme d'État et d'un statut professionnel reconnu, leur travail quotidien reste méconnu et sous-estimé. Donner les biberons, changer les couches, consoler les pleurs, surveiller les siestes, organiser des activités d'éveil : ces tâches apparaissent comme relevant du bon sens maternel plutôt que d'une expertise professionnelle. La technicité de ce travail demeure invisible : observer finement le développement de chaque enfant, repérer les signes de souffrance psychique, adapter ses réponses aux besoins singuliers, travailler en équipe pluridisciplinaire, tenir un positionnement professionnel tout en restant affectivement engagée.

Les auxiliaires de puériculture, les aides médico-psychologiques, toutes ces professions majoritairement féminines assurant le care quotidien des jeunes enfants placés, partagent cette même invisibilisation. Leur travail est perçu comme auxiliaire, comme un accompagnement des vrais professionnels – psychologues, médecins, cadres éducatifs – plutôt que comme une activité professionnelle à part entière nécessitant des savoirs et savoir-faire spécifiques.

Cette première couche d'invisibilité, commune à toutes les professions du care, se double d'une invisibilité supplémentaire liée au public auprès duquel s'exerce ce travail. Les enfants placés sont stigmatisés. Ils sont perçus comme difficiles, dangereux, irrécupérables. Leurs troubles du comportement, leurs difficultés d'apprentissage, leurs problèmes relationnels sont interprétés comme des caractéristiques individuelles problématiques plutôt que comme les conséquences prévisibles des traumatismes et ruptures qu'ils ont subis. Travailler auprès de ces enfants apparaît alors comme un travail ingrat, éprouvant, réservé à celles qui n'auraient pas pu accéder à des positions plus valorisées du travail social.

Cette double invisibilisation a des conséquences concrètes. Elle se traduit par une absence de reconnaissance sociale, par des rémunérations faibles, par un déficit de formation continue, par un manque de supervision et de soutien institutionnel. Elle contribue également à un fort turnover dans ces professions, les travailleuses s'épuisant rapidement face à la charge de travail et au manque de reconnaissance. Ce turnover a lui-même des effets délétères sur les enfants, qui subissent ainsi de nouvelles ruptures relationnelles venant s'ajouter à celles déjà vécues.

  1. La disqualification des savoirs situés

Au-delà de l'invisibilité du travail lui-même, c'est l'ensemble de l'expertise développée par les professionnels du care quotidien qui se trouve systématiquement disqualifiée dans le système de protection de l'enfance. Cette disqualification s'inscrit dans un rapport de pouvoir entre différentes formes de savoirs : d'un côté, les savoirs théoriques, abstraits, formalisés, détenus par les experts légitimes (psychologues, psychiatres, médecins, juges) ; de l'autre, les savoirs pratiques, concrets, situés, développés par celles et ceux qui sont au contact quotidien des enfants.

Les assistantes familiales et les éducatrices de jeunes enfants développent une connaissance intime des enfants dont elles s'occupent. Elles savent comment tel enfant réagit face à l'angoisse, ce qui le calme ou au contraire l'excite, quels sont ses rythmes de sommeil, ses préférences alimentaires, ses jeux favoris, ses stratégies relationnelles. Elles repèrent les micro-signes indiquant un mal-être, une régression, une amélioration. Elles connaissent l'histoire de l'enfant de manière incarnée, parce qu'elles ont été témoins quotidiens de son évolution.

Cette connaissance n'est nullement anecdotique. Elle constitue un savoir essentiel pour adapter le care aux besoins spécifiques de chaque enfant. Un enfant qui a été négligé sur le plan alimentaire ne peut être nourri de la même façon qu'un autre. Un enfant ayant subi des violences physiques peut avoir des réactions particulières au toucher qui nécessitent des ajustements. Un enfant ayant connu de multiples ruptures aura besoin d'une stabilité et d'une prévisibilité accrues dans les routines quotidiennes. Seule une connaissance fine et située permet ces ajustements nécessaires.

Pourtant, cette expertise est régulièrement minorée face aux évaluations produites par les professionnels légitimes. Lorsqu'une décision importante doit être prise concernant un enfant – orientation vers un nouveau lieu de placement, possibilité de retour en famille, projet éducatif individualisé – ce sont les rapports des psychologues, les avis psychiatriques, les expertises médico-légales qui font autorité. La parole des assistantes familiales ou des éducatrices référentes est au mieux écoutée poliment, au pire complètement ignorée. Leur témoignage n'a pas le même poids institutionnel. Il est considéré comme subjectif, biaisé par l'affectivité, insuffisamment distancié.

Cette hiérarchisation repose sur une série d'oppositions binaires classiques dans la pensée occidentale : théorie versus pratique, objectivité versus subjectivité, distance versus implication, universel versus singulier. Le savoir légitime serait celui qui s'appuie sur des théories générales, qui maintient une distance objectivante, qui peut se formaliser dans des protocoles standardisés. Le savoir des professionnelles du quotidien serait trop situé, trop affectif, trop particulier pour être vraiment fiable.

Or les théoriciennes du care ont montré que cette hiérarchisation repose sur une méconnaissance de ce que requiert la connaissance d'autrui vulnérable. Comme le souligne Nel Noddings (1984), le care implique nécessairement une forme d'engagement affectif, une attention réceptive aux particularités de la personne dont on s'occupe. On ne peut bien prendre soin à distance, selon des protocoles rigides, dans le déni de l'affectivité. La connaissance qui émerge de la pratique du care n'est pas moins valable que la connaissance théorique, elle est simplement d'une autre nature, complémentaire.

De plus, le savoir prétendument objectif des experts porte souvent la marque de biais de classe et de race qui restent largement impensés. Les grilles d'évaluation de la parentalité, les normes développementales, les critères d'intérêt de l'enfant véhiculent des représentations de ce qu'est une bonne enfance qui correspondent aux normes des classes moyennes supérieures blanches. Une maison bien rangée, des jouets éducatifs, une stimulation cognitive constante, une verbalisation permanente des émotions : ces critères ne sont pas universels mais reflètent des pratiques éducatives socialement situées.

Les professionnelles du quotidien, souvent issues de milieux plus populaires, culturellement plus proches des familles accompagnées, ont parfois une compréhension plus fine des contextes de vie, des contraintes matérielles, des codes culturels. Elles peuvent identifier qu'une pratique jugée défaillante par les experts résulte en réalité d'un manque de ressources matérielles plutôt que d'un désintérêt parental. Mais cette compréhension contextuelle est fréquemment disqualifiée comme manquant de recul critique ou comme manifestant une identification problématique aux familles.

Cette disqualification systématique des savoirs situés a des conséquences concrètes graves. Des décisions inadéquates sont prises parce que les personnes connaissant le mieux l'enfant n'ont pas été écoutées. Des placements sont maintenus alors qu'un retour en famille serait possible. Des changements d'orientation sont décidés pour des raisons administratives sans considération pour l'attachement que l'enfant a pu développer. Des stratégies éducatives inefficaces sont imposées malgré les retours du terrain. À chaque fois, c'est l'enfant qui paie le prix de cette ignorance instituée de l'expertise du care quotidien.

  1. Précarité et épuisement professionnel

L'invisibilisation et la disqualification dont sont victimes les professionnels du care en protection de l'enfance se traduisent très concrètement dans leurs conditions de travail et de rémunération. Ces conditions sont généralement médiocres, à la mesure du peu de considération que le système accorde à ce travail pourtant absolument vital.

Les assistantes familiales ont longtemps occupé une position statutaire extrêmement précaire. Ce n'est qu'avec la loi du 27 juin 2005 relative aux assistants maternels et aux assistants familiaux qu'un véritable statut de salarié leur a été reconnu. Avant cette date, elles étaient considérées comme de simples prestataires de service, sans droits sociaux véritables. Même après cette avancée législative, leur situation demeure problématique à de nombreux égards.

Leur rémunération reste faible et structurée de manière complexe. Elle comprend une part fixe dérisoire et des indemnités variables selon le nombre et l'âge des enfants accueillis. Cette rémunération ne tient aucunement compte de l'intensité réelle du travail effectué. Accueillir un jeune enfant traumatisé signifie être disponible en permanence, gérer les réveils nocturnes fréquents, les crises d'angoisse, les troubles alimentaires, les comportements d'opposition. C'est aussi assumer une charge mentale considérable : penser constamment aux besoins de l'enfant, s'inquiéter pour son développement, réfléchir aux meilleures stratégies éducatives, anticiper les difficultés.

Par ailleurs, les assistantes familiales se trouvent dans une situation d'emploi structurellement précaire. Elles dépendent des placements qui leur sont confiés par les services départementaux. Lorsqu'un enfant quitte leur foyer – parce qu'il retourne dans sa famille, parce qu'il est réorienté ailleurs, ou parce qu'il atteint la majorité – elles perdent une partie substantielle de leur rémunération. Elles peuvent se retrouver sans enfant accueilli pendant des périodes indéterminées, sans autre source de revenu. Cette précarité est d'autant plus problématique que beaucoup ont organisé toute leur existence autour de cette activité, qu'elles ne peuvent exercer un autre emploi en parallèle compte tenu de la disponibilité requise.

Les conditions matérielles d'exercice posent également de nombreuses difficultés. Les assistantes familiales doivent disposer d'un logement suffisamment spacieux pour accueillir des enfants supplémentaires, mais les indemnités versées ne couvrent pas toujours les frais réels engendrés. Elles doivent adapter leur domicile, sécuriser certains espaces, parfois effectuer des travaux, souvent à leurs frais. Leur vie familiale entière est impactée par l'accueil d'enfants placés. Leurs propres enfants peuvent vivre difficilement la présence constante d'autres enfants qui accaparent l'attention et l'énergie parentale. Le couple peut être mis à rude épreuve par cette activité envahissante. Ces dimensions sont peu reconnues et peu soutenues par les institutions.

Les éducatrices de jeunes enfants et les auxiliaires de puériculture travaillant en institution font face à d'autres types de difficultés. Leurs salaires sont faibles, particulièrement en début de carrière. Les conditions de travail en pouponnière ou en maison d'enfants sont souvent éprouvantes. Les effectifs sont insuffisants au regard du nombre d'enfants et de l'intensité de leurs besoins. Le turnover important dans les équipes compromet la continuité du care pourtant si nécessaire aux jeunes enfants. Les locaux sont parfois vétustes, inadaptés, bruyants. Les enfants accueillis présentent souvent des troubles graves nécessitant une attention soutenue.

Le travail en équipe, théoriquement source de soutien mutuel et de réflexion collective, est rendu difficile par le manque de temps. Les moments de transmission entre équipes sont réduits au minimum. Les réunions d'analyse de la pratique, pourtant essentielles dans ce type de travail, sont souvent sacrifiées face à l'urgence de la gestion quotidienne. Les conflits au sein des équipes, inévitables compte tenu de la charge émotionnelle du travail, sont mal gérés faute d'espaces de parole et de supervision adéquats.

Tous ces professionnels font face à une charge émotionnelle et psychique considérable qui demeure largement méconnue et insuffisamment accompagnée. S'occuper quotidiennement d'enfants traumatisés implique d'être confronté en permanence à leur souffrance, à leur détresse, parfois à leur violence. Les comportements des enfants placés peuvent être très déstabilisants : agressions physiques, propos blessants, rejets brutaux alternant avec des demandes affectives massives, provocations constantes. Maintenir un positionnement professionnel face à ces manifestations, ne pas réagir de manière défensive ou punitive, continuer à offrir du care à un enfant qui semble le rejeter, demande une solidité psychique considérable.

Les professionnelles développent diverses stratégies pour tenir psychiquement : distance émotionnelle, humour noir entre collègues, routinisation des pratiques, focalisation sur les aspects techniques du travail. Ces stratégies défensives ont leur utilité mais aussi leurs limites. La distance émotionnelle excessive peut conduire à une forme de maltraitance institutionnelle, où l'enfant est traité comme un objet de soins plutôt que comme un sujet. La routinisation peut empêcher l'adaptation nécessaire aux besoins singuliers. Et aucune stratégie défensive ne protège durablement de l'épuisement professionnel.

Le burn-out est fréquent dans ces métiers. Les professionnelles s'épuisent à force de donner sans recevoir suffisamment de reconnaissance, à force de voir leurs alertes ignorées, à force de constater l'inefficacité d'un système qui produit et reproduit la souffrance des enfants. Certaines développent des pathologies psychiques ou somatiques. D'autres quittent la profession après quelques années, usées par la charge de travail et le manque de moyens.

Ce turnover a des conséquences dramatiques pour les enfants placés. Un enfant peut connaître plusieurs assistantes familiales successives au cours de son placement, chaque changement reproduisant le traumatisme initial de la séparation. En institution, la rotation constante des professionnelles empêche la construction de liens d'attachement stables. L'enfant ne peut investir de nouvelles relations alors qu'il sait par expérience que les adultes disparaissent régulièrement de sa vie.

Enfin, ces professionnelles subissent une forme de violence symbolique liée à leur position subalterne dans la hiérarchie institutionnelle. Elles sont fréquemment traitées comme de simples exécutantes chargées d'appliquer des décisions prises ailleurs, par des cadres et des experts qui ne connaissent pas la réalité du terrain. Leur parole est peu écoutée lors des réunions de synthèse. Leurs besoins propres ne sont pas pris en compte. Elles peuvent être convoquées pour des réunions à des horaires impossibles sans considération pour leurs contraintes personnelles ou familiales. On leur demande d'accueillir des enfants en urgence sans préparation ni information suffisante. On leur impose des changements de pratiques décidés par des hiérarchies éloignées du terrain.

Cette absence de reconnaissance de leur professionnalité, de leur expertise, de leur engagement, constitue une violence quotidienne qui s'ajoute à la difficulté intrinsèque du travail. Beaucoup expriment un sentiment de ne pas être considérées comme de véritables professionnelles, d'être réduites à des fonctions maternantes naturelles ne nécessitant ni compétence particulière ni reconnaissance spécifique.

  1. Intersectionnalité et rapports de domination
  2. Les familles visées par la protection de l'enfance

La protection de l'enfance ne s'exerce pas de manière uniforme sur l'ensemble de la population. Les familles faisant l'objet de mesures de placement ne constituent pas un échantillon représentatif de la société française. Elles appartiennent de manière disproportionnée aux classes populaires, aux populations précarisées, aux familles monoparentales, aux populations issues de l'immigration et aux groupes racisés. Cette surreprésentation n'est pas le fruit du hasard mais révèle comment le système de protection de l'enfance fonctionne aussi comme dispositif de contrôle social des populations marginalisées.

Les statistiques sont éloquentes, bien que difficiles à établir avec précision. Les études menées par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques montrent que les familles concernées par les mesures de placement sont massivement des familles pauvres. Le lien entre pauvreté et placement est particulièrement fort. Les difficultés économiques – chômage, emplois précaires, difficultés de logement, dettes – constituent un facteur de risque majeur de signalement et de placement. Non que la pauvreté en soi constitue un motif légal de placement, mais elle crée des conditions de vie qui sont interprétées comme mettant en danger les enfants.

Une mère isolée vivant dans un logement trop petit, devant faire garder ses enfants de manière informelle faute de place en crèche, travaillant avec des horaires irréguliers, confrontée au stress permanent de la survie économique, court un risque bien plus élevé d'être signalée aux services sociaux qu'une famille des classes moyennes connaissant des difficultés similaires mais disposant de ressources pour les compenser. La pauvreté rend visible et publicise des situations qui, dans d'autres contextes sociaux, resteraient cantonnées à la sphère privée.

Les familles monoparentales, qui sont dans leur immense majorité des mères élevant seules leurs enfants, sont également surreprésentées parmi les familles suivies par la protection de l'enfance. Cette surreprésentation révèle comment les normes familiales implicites du système valorisent le modèle de la famille nucléaire biparentale. Une mère seule est plus facilement jugée incapable d'assurer l'éducation de ses enfants qu'un couple parental, même si ce couple connaît des dysfonctionnements. L'absence du père est interprétée comme un facteur de risque en soi, indépendamment de la qualité effective du care maternel.

La dimension ethno-raciale, bien que rarement quantifiée officiellement en France du fait du tabou républicain sur les statistiques ethniques, est également manifeste pour quiconque travaille dans le champ de la protection de l'enfance. Les familles issues de l'immigration postcoloniale, les familles roms, les familles des territoires ultramarins, sont surreprésentées parmi les familles faisant l'objet de mesures éducatives et de placements. Cette surreprésentation résulte de multiples mécanismes de discrimination structurelle.

D'abord, ces familles cumulent souvent plusieurs facteurs de vulnérabilité : précarité économique, difficultés de logement, discriminations sur le marché du travail, barrières linguistiques pour certaines, absence de réseau familial étendu. Ensuite, leurs pratiques éducatives peuvent être jugées inadéquates au regard des normes culturelles dominantes. Des pratiques parfaitement acceptables dans leur contexte culturel d'origine peuvent être interprétées comme négligentes ou maltraitantes par les travailleurs sociaux et les juges. Le partage du lit familial, considéré comme normal dans de nombreuses cultures, peut être vu comme inapproprié. Les châtiments corporels légers, tolérés dans certains contextes, sont systématiquement condamnés. L'autonomie précoce des enfants, valorisée dans certaines cultures populaires, peut être interprétée comme de la négligence.

Ces jugements normatifs ne sont pas le fruit d'intentions malveillantes individuelles mais résultent d'un ethnocentrisme structurel. Les professionnels de la protection de l'enfance, majoritairement issus des classes moyennes blanches, appliquent inconsciemment leurs propres normes culturelles comme si elles étaient universelles. Les grilles d'évaluation, les protocoles, les critères de jugement véhiculent une conception spécifique de ce qu'est une bonne enfance, une bonne parentalité, qui correspond aux normes des classes moyennes éduquées.

Enfin, les familles racisées font face à des préjugés spécifiques. Les familles noires sont parfois perçues à travers le prisme de stéréotypes sur la violence ou la négligence. Les familles arabes ou musulmanes peuvent être suspectées de pratiques patriarcales oppressives. Les familles roms sont systématiquement stigmatisées et leurs enfants surreprésentés dans les placements. Ces stéréotypes influencent les décisions de signalement, d'évaluation et de placement, même lorsque les professionnels n'en ont pas conscience.

La protection de l'enfance fonctionne ainsi partiellement comme un dispositif de normalisation des pratiques parentales selon les normes des classes dominantes. Elle produit et reproduit des inégalités structurelles en sanctionnant les familles qui s'écartent de ces normes, qu'elles soient issues des classes populaires blanches ou des populations racisées. Plutôt que de soutenir ces familles dans leurs difficultés, plutôt que de leur fournir les ressources matérielles et sociales dont elles manquent, le système tend à juger leur incapacité et à retirer les enfants.

  1. Les travailleuses du care : exploitation et domination de classe

Si les familles concernées par la protection de l'enfance appartiennent majoritairement aux classes populaires, il en va de même des professionnelles assurant le care quotidien des enfants placés. Assistantes familiales, auxiliaires de puériculture, aides médico-psychologiques : ces métiers recrutent principalement dans les milieux populaires ou les fractions basses des classes moyennes. Cette homologie de position sociale entre les mères biologiques et les mères de substitution révèle un mécanisme d'exploitation spécifique : le care des enfants des classes populaires est délégué à d'autres femmes des classes populaires, dans des conditions de forte précarité et de faible reconnaissance.

Les assistantes familiales appartiennent souvent à des milieux ruraux ou périurbains modestes. Beaucoup ont un niveau de formation initiale faible. Elles ont souvent elles-mêmes élevé plusieurs enfants avant de devenir assistantes familiales, ce qui est d'ailleurs considéré comme un atout par les institutions. Leur motivation pour exercer ce métier combine généralement plusieurs dimensions : le besoin d'un revenu complémentaire pour le foyer, le désir de continuer à exercer une activité liée aux enfants sans quitter leur domicile, parfois aussi une identification aux enfants en difficulté liée à leur propre trajectoire.

Ces femmes effectuent un travail considérable pour une rémunération très faible. Elles assurent le care 24 heures sur 24, sacrifient souvent leur vie personnelle et familiale, supportent une charge émotionnelle intense, le tout pour un salaire qui les maintient fréquemment dans une situation économique précaire. Leur travail permet à d'autres femmes – les travailleuses sociales, les psychologues, les cadres de l'aide sociale à l'enfance – d'exercer des professions mieux reconnues et rémunérées. Il permet aussi, indirectement, aux femmes des classes moyennes et supérieures de ne pas avoir à assumer directement la charge du care de ces enfants vulnérables.

On retrouve ici, déplacé dans le champ de la protection de l'enfance, le mécanisme identifié par les théoriciennes du care concernant le travail domestique : la libération partielle des femmes des classes moyennes et supérieures du travail de care repose sur l'exploitation du travail d'autres femmes, issues de milieux plus modestes. Comme l'a montré Pascale Molinier dans ses travaux sur les femmes de ménage, il existe un tabou féministe autour de cette question. Le féminisme des classes moyennes a longtemps valorisé la libération des femmes du travail domestique sans s'interroger suffisamment sur qui prenait en charge ce travail lorsque les femmes s'en libéraient.

Dans le cas de la protection de l'enfance, ce mécanisme prend une dimension particulièrement troublante. Les mères biologiques, souvent pauvres et précarisées, sont jugées défaillantes et voient leurs enfants retirés. Ces enfants sont ensuite confiés à d'autres femmes, elles aussi souvent issues de milieux modestes, qui vont effectuer le travail de care quotidien pour une rémunération dérisoire. Pendant ce temps, des femmes des classes moyennes supérieures – travailleuses sociales, psychologues, juges – exercent un pouvoir de décision sur ces situations, évaluent les compétences parentales des unes, supervisent le travail des autres, le tout avec des salaires et un prestige social nettement supérieurs.

Cette stratification sociale du travail de protection de l'enfance reproduit et renforce les inégalités de classe entre femmes. Elle crée une hiérarchie où certaines femmes ont le pouvoir de juger, d'évaluer, de décider, tandis que d'autres sont jugées, évaluées, dessaisies de leur enfant ou chargées d'effectuer le sale boulot du care quotidien. Cette hiérarchie est légitimée par des différences de diplômes et de statuts professionnels, mais elle repose fondamentalement sur des inégalités de classe préexistantes.

  1. Le pouvoir des femmes sur d'autres femmes

La protection de l'enfance constitue un champ professionnel très largement féminisé. Les travailleuses sociales, les éducatrices, les psychologues, les assistantes familiales, les auxiliaires de puériculture sont majoritairement des femmes. Les cadres de l'aide sociale à l'enfance, les responsables de service, sont également souvent des femmes. Les juges des enfants sont pour plus de 80% des femmes. Cette féminisation pourrait laisser penser que le genre n'y constitue pas un enjeu de pouvoir majeur. Or, c'est exactement l'inverse.

La protection de l'enfance est un espace où des femmes exercent un pouvoir considérable sur d'autres femmes, au nom de la protection des enfants. Les travailleuses sociales évaluent les compétences maternelles, rédigent des rapports qui influenceront les décisions judiciaires, recommandent ou non le maintien de l'enfant au domicile. Les psychologues examinent les mères, diagnostiquent leurs pathologies, évaluent leur capacité d'amendement. Les juges des enfants prennent la décision finale de retirer ou non l'enfant, de maintenir ou de lever le placement. Dans tous ces cas, ce sont des femmes qui jugent d'autres femmes sur leur capacité à remplir la fonction maternelle.

Ce pouvoir s'exerce généralement selon des lignes de classe et de race. Les professionnelles qui évaluent et décident appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, sont diplômées de l'enseignement supérieur, sont majoritairement blanches. Les mères évaluées appartiennent majoritairement aux classes populaires, ont un niveau de formation faible, sont surreprésentées parmi les populations racisées. Cette asymétrie sociale structure profondément les relations et les jugements portés.

Les critères d'évaluation de la parentalité, prétendument objectifs et scientifiques, véhiculent en réalité les normes des classes moyennes éduquées. Une mère est jugée compétente si elle verbalise ses émotions, si elle propose des activités d'éveil cognitif à son enfant, si son logement est organisé de manière fonctionnelle, si elle anticipe les besoins développementaux, si elle maintient une distance appropriée entre vie conjugale et vie parentale. Toutes ces attentes correspondent à un modèle spécifique de maternité, socialement et culturellement situé, qui est celui des classes moyennes contemporaines.

Les mères des classes populaires, ayant souvent des pratiques éducatives différentes, marquées par des contraintes matérielles importantes, disposant d'autres codes culturels, sont facilement jugées défaillantes. Leur difficulté à mettre en mots leurs pratiques et leurs affects, leur manière plus directe et moins verbalisée d'interagir avec les enfants, leur conception de l'autorité parentale, peuvent être interprétées comme des signes d'incompétence. La dimension normative et ethnocentrique de ces jugements reste largement impensée par les professionnelles qui les portent.

Cette configuration révèle une dimension taboue du féminisme : toutes les femmes ne sont pas dans le même rapport au pouvoir et à la domination. Le genre ne constitue pas une catégorie homogène qui effacerait les autres rapports sociaux. Les femmes des classes dominantes peuvent exercer un pouvoir de classe sur les femmes des classes dominées, même si elles partagent avec elles le fait d'être dominées en tant que femmes dans d'autres espaces sociaux.

Dans le cas de la protection de l'enfance, ce pouvoir de classe s'exerce spécifiquement sur la fonction maternelle elle-même. Les professionnelles jugent de la capacité d'autres femmes à être mères, décident si elles peuvent ou non garder leurs enfants, imposent des normes éducatives. Ce pouvoir touche à quelque chose d'extrêmement intime et central dans l'identité de nombreuses femmes. Être jugée inapte à élever ses propres enfants, se les voir retirer par décision administrative et judiciaire, constitue une violence symbolique et psychique considérable.

Les mères dont les enfants sont placés se trouvent dans une position de totale impuissance face au système. Elles sont sommées de se transformer, d'adopter d'autres pratiques, de travailler sur elles-mêmes, sous peine de perdre définitivement leurs enfants. Elles doivent accepter de se soumettre aux injonctions des professionnelles, de se plier aux exigences institutionnelles, même lorsque celles-ci leur paraissent inadaptées ou injustes. Toute résistance, toute contestation des évaluations, peut être retenue contre elles comme preuve d'un manque de coopération révélant une incapacité à se remettre en question.

Cette asymétrie de pouvoir est d'autant plus problématique qu'elle est rarement reconnue comme telle. Les professionnelles se perçoivent généralement comme agissant dans l'intérêt de l'enfant, comme protégeant les plus vulnérables. Cette intention louable masque la dimension de domination sociale à l'œuvre. Il ne s'agit évidemment pas de nier que certains enfants sont effectivement en danger et nécessitent une protection. Mais il s'agit de reconnaître que le système de protection de l'enfance fonctionne aussi comme un dispositif de contrôle social des femmes pauvres et racisées, jugeant leurs pratiques parentales à l'aune de normes qui ne sont pas universelles mais socialement situées.

  1. Marchandisation et logique gestionnaire
  2. La privatisation rampante de la protection de l'enfance

Depuis les années 1990, le secteur de la protection de l'enfance connaît une transformation profonde de ses modes d'organisation et de financement. Si la responsabilité légale de la protection de l'enfance incombe aux départements depuis les lois de décentralisation de 1983, ceux-ci délèguent de plus en plus la prise en charge effective à des structures privées, principalement associatives mais aussi, de manière croissante, à des entreprises lucratives. Cette privatisation rampante transforme en profondeur la nature du care fourni aux enfants placés.

Traditionnellement, la protection de l'enfance reposait sur un maillage de services publics départementaux et d'associations historiques, souvent d'origine religieuse ou mutualiste, fonctionnant avec des subventions publiques. Ces associations, malgré leurs limites, inscrivaient leur action dans une logique de service public et de solidarité plutôt que de rentabilité économique. Depuis une vingtaine d'années, on assiste à l'émergence de grands groupes gestionnaires gérant des dizaines d'établissements et de services à travers tout le territoire national.

Ces groupes fonctionnent selon une logique entrepreneuriale. Ils répondent à des appels d'offres lancés par les départements, en proposant des tarifs compétitifs. Pour maintenir leur rentabilité, ils doivent optimiser leurs coûts, ce qui se traduit inévitablement par une pression à la baisse sur les dépenses de personnel, principal poste budgétaire dans le secteur du care. Les salaires sont tirés vers le bas, les effectifs réduits au minimum, les contrats précarisés. La logique gestionnaire prime sur la logique du soin.

Cette évolution s'inscrit dans un mouvement plus général de managérialisation du travail social que de nombreux chercheurs ont documenté. Le New Public Management, importé du secteur privé, a progressivement contaminé l'ensemble des services publics et para-publics. Il introduit des outils de gestion issus de l'entreprise : objectifs chiffrés, indicateurs de performance, procédures standardisées, évaluation quantitative des résultats, contrôle de gestion. Ces outils sont présentés comme permettant une meilleure efficacité, une rationalisation des dépenses, une évaluation objective de la qualité.

Appliqués au champ du care, ces outils se révèlent profondément inadaptés et potentiellement destructeurs. Le care ne se laisse pas facilement mesurer ni quantifier. Comment évaluer la qualité d'une relation d'attachement ? Comment mesurer le bien-être d'un enfant autrement que par des indicateurs grossiers et réducteurs ? Comment standardiser des pratiques qui doivent nécessairement s'adapter aux singularités de chaque situation ?

  1. L'enfant transformé en prestation

La logique gestionnaire transforme progressivement la relation de care en prestation de service mesurable et tarifée. L'enfant placé devient une unité de compte, un dossier générant un certain nombre de journées facturables. Les besoins complexes et singuliers de l'enfant sont traduits en prestations standardisées : tant d'heures d'accompagnement éducatif, tant de consultations psychologiques, tant d'activités de loisirs. Cette traduction bureaucratique rate nécessairement l'essentiel de ce qui constitue le care.

Les tarifs à la journée imposés par les départements aux structures d'accueil sont souvent calculés au plus juste, voire en-dessous du coût réel d'un accueil de qualité. Les structures sont alors placées devant un dilemme : soit refuser des placements et mettre en péril leur équilibre financier, soit accepter en sachant qu'elles ne pourront fournir le niveau de care nécessaire. La plupart choisissent la seconde option, contraintes par leur survie économique. Les enfants sont alors accueillis dans des conditions dégradées : effectifs insuffisants, locaux inadaptés, professionnels sous-qualifiés ou épuisés.

La contractualisation généralisée introduit également une logique de contrôle et de reporting permanent. Les structures doivent rendre compte de leur activité à travers des rapports détaillés, des tableaux de bord, des évaluations standardisées. Ce travail administratif accapare un temps considérable qui n'est plus disponible pour le care direct. Les professionnelles passent des heures à remplir des grilles d'évaluation, à rédiger des comptes-rendus, à actualiser des bases de données, autant de temps qu'elles ne passent pas auprès des enfants.

Les projets individuels, théoriquement destinés à adapter l'accompagnement aux besoins spécifiques de chaque enfant, deviennent souvent des documents administratifs standardisés, remplis par obligation réglementaire plutôt que comme outils de réflexion sur la pratique. Les objectifs fixés sont souvent très généraux et peu opérants. Les modalités d'évaluation se limitent à cocher des cases attestant que tel ou tel objectif a été partiellement ou totalement atteint. Cette bureaucratisation ne dit rien de la qualité réelle de la relation de care, des progrès effectifs de l'enfant, de la pertinence de l'accompagnement.

La rationalisation gestionnaire produit également une standardisation des parcours qui va à l'encontre des besoins singuliers. Les durées de placement sont calibrées selon des normes administratives plutôt que selon les besoins réels des enfants. Des réorientations sont décidées pour des raisons budgétaires, parce qu'un département souhaite rapatrier ses enfants dans ses propres structures pour réduire les coûts, sans considération pour l'attachement que l'enfant a pu développer dans son lieu de placement actuel.

  1. La mise en concurrence et ses effets

La logique de marché introduite par les appels d'offres crée une mise en concurrence entre structures qui a des effets délétères. Pour remporter les marchés, les structures sont incitées à proposer les tarifs les plus bas, ce qui se traduit mécaniquement par une dégradation de la qualité. Les structures associatives historiques, ayant des coûts de structure plus élevés, peinent à s'aligner sur les prix proposés par les nouveaux entrants. Certaines disparaissent ou sont rachetées par des groupes plus importants.

Cette concentration du secteur entre les mains de quelques grands opérateurs réduit la diversité des approches et des pratiques. Les structures de petite taille, souvent plus innovantes, plus souples, plus à même de proposer des accompagnements vraiment individualisés, sont progressivement éliminées. Les grands groupes gestionnaires, pour des raisons de rentabilité et d'harmonisation, tendent à standardiser leurs pratiques sur l'ensemble de leurs établissements.

La mise en concurrence crée également un climat de méfiance et de secret entre structures. Plutôt que de coopérer, de partager leurs pratiques, de construire des réseaux de solidarité professionnelle, les structures sont en compétition. Elles cherchent à garder pour elles leurs innovations, leurs méthodes, de peur qu'elles soient copiées par des concurrents. Cette logique concurrentielle appauvrit globalement le secteur.

Par ailleurs, la dépendance économique des structures vis-à-vis des départements financeurs crée une asymétrie de pouvoir problématique. Les structures n'osent pas contester des décisions qu'elles jugent inadéquates, critiquer publiquement les insuffisances du système, alerter sur les conditions dégradées d'accueil, de peur de perdre leurs agréments ou leurs marchés. Cette autocensure empêche l'émergence d'une parole critique nécessaire à l'amélioration du système.

  1. Pour un environnementalisme ordinaire de la petite enfance
  2. Ce que détruit le placement : l'environnement ordinaire

Le concept d'environnementalisme ordinaire, développé pour penser les pratiques écologiques quotidiennes, s'avère particulièrement fécond pour comprendre ce dont les jeunes enfants placés sont privés. Cet environnementalisme ordinaire désigne l'ensemble des pratiques quotidiennes, souvent invisibles, par lesquelles nous maintenons et reproduisons notre environnement de vie. Il s'agit d'un travail de soin permanent porté majoritairement par les femmes, qui crée et entretient les conditions matérielles et relationnelles d'une vie viable.

Pour le jeune enfant, cet environnement ordinaire constitue le socle même de son développement. Il est fait de régularités, de rituels, de gestes répétés, de présences familières. C'est l'odeur de la maison, le bruit des pas dans l'escalier qui annonce le retour d'un parent, la place habituelle à table, le doudou qui sent l'odeur rassurante du foyer, la chanson fredonnée au moment du coucher, la voix qui raconte toujours la même histoire. Cet environnement n'a rien de spectaculaire. Il est même d'une banalité absolue. C'est précisément cette banalité, cette prévisibilité, cette répétition quotidienne qui permettent à l'enfant de construire un sentiment de sécurité ontologique.

Winnicott utilisait le terme de "holding" pour désigner cette fonction de maintenance environnementale. Le holding ne se réduit pas au fait de porter physiquement l'enfant dans ses bras, même si cela en fait partie. Il désigne plus largement la capacité de l'environnement à maintenir l'enfant dans une continuité d'être. Cela implique la prévisibilité des réponses aux besoins, la stabilité des personnes et des lieux, la régularité des rythmes, la protection contre les stimulations trop intenses. Le holding crée un environnement suffisamment fiable pour que l'enfant puisse se détendre et se développer.

Le placement, par définition, détruit cet environnement ordinaire. L'enfant est brutalement arraché à tous ses repères sensoriels, spatiaux, relationnels. Plus rien n'est familier. Il doit reconstruire entièrement sa capacité à faire confiance à un environnement, alors même que son expérience récente lui a appris que l'environnement peut disparaître du jour au lendemain. Cette destruction de l'ordinaire constitue un traumatisme en soi, distinct des violences ou négligences qui ont pu motiver le placement.

Les structures d'accueil, qu'il s'agisse de familles d'accueil ou d'institutions, peinent à reconstituer un environnement ordinaire comparable. En famille d'accueil, l'enfant arrive dans un univers qui n'est pas le sien, avec des codes, des habitudes, des rythmes qui lui sont étrangers. Il doit s'adapter aux routines de cette nouvelle famille, apprendre à décoder de nouveaux signaux, comprendre ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas. Même avec toute la bonne volonté des assistantes familiales, l'environnement reste marqué par son caractère étranger et par la conscience, même diffuse, de sa précarité potentielle.

En institution, la reconstitution d'un environnement ordinaire est encore plus difficile. La vie collective impose des contraintes qui sont à l'opposé de l'ordinaire familial. Les horaires sont rigides, dictés par les besoins organisationnels plutôt que par les rythmes individuels. Les espaces sont partagés, bruyants, marqués par le va-et-vient constant. Les professionnelles changent selon les roulements d'équipe, empêchant la construction d'une présence continue. Les objets personnels de l'enfant sont limités, parfois mélangés avec ceux des autres enfants. La nourriture est standardisée, préparée en cuisine collective, servie à heures fixes.

Cette impossibilité de reconstituer un environnement ordinaire a des conséquences développementales profondes. L'enfant ne peut construire les routines rassurantes qui lui permettraient d'anticiper ce qui va se passer, de se détendre, de se sentir chez lui. Il reste en état d'alerte permanent, devant constamment s'adapter, décoder, anticiper les dangers. Cette hypervigilance mobilise une énergie psychique considérable qui n'est plus disponible pour explorer, jouer, apprendre, se développer.

  1. Les savoirs écologiques des professionnelles du care

Malgré ces contraintes structurelles, les professionnelles du care développent des savoirs et des pratiques qui visent précisément à reconstituer, autant que possible, un environnement ordinaire pour les enfants dont elles s'occupent. Ces savoirs peuvent être qualifiés d'écologiques en ce qu'ils concernent la création et la maintenance d'un environnement viable. Ils sont profondément situés, pratiques, incorporés, et pour cette raison même largement invisibilisés et non reconnus.

Les assistantes familiales développent une attention fine aux rythmes de chaque enfant. Elles apprennent à identifier à quel moment tel enfant a besoin de manger, de dormir, de jouer, de se retrouver seul ou au contraire d'être accompagné. Cette connaissance ne vient pas de l'application de normes générales sur les besoins des enfants selon leur âge, mais d'une observation patiente et continue. Elles ajustent progressivement les routines de la maisonnée pour tenir compte de ces rythmes singuliers, même lorsque cela complique l'organisation collective.

Elles développent également une compétence à créer des rituels stabilisants. Le rituel du coucher, par exemple, devient un moment prévisible, toujours organisé de la même façon, qui permet à l'enfant de se préparer psychiquement au sommeil. Le rituel des repas crée un cadre contenant où l'alimentation, souvent problématique chez les enfants placés, peut progressivement se normaliser. Ces rituels reconstituent une trame temporelle fiable dans laquelle l'enfant peut se repérer.

Elles accordent aussi une attention particulière à l'environnement matériel et sensoriel. Elles savent que tel enfant dort mieux avec une veilleuse, que tel autre a besoin d'un poids lourd sur son corps pour s'apaiser, que tel autre encore ne supporte pas certaines textures alimentaires. Elles aménagent l'espace pour que l'enfant ait un coin qui lui appartient, où ses objets sont rangés et respectés. Elles maintiennent la présence d'objets transitionnels, même usés et peu présentables, parce qu'elles savent leur importance affective.

En institution, malgré les contraintes plus lourdes, certaines éducatrices développent des stratégies pour personnaliser la relation et créer des îlots d'ordinaire. Elles tentent d'assurer une certaine continuité dans les figures de care, en s'organisant pour que les mêmes professionnelles s'occupent régulièrement des mêmes enfants. Elles introduisent de petits rituels personnels avec certains enfants : une manière particulière de saluer le matin, une histoire préférée, une blague récurrente. Ces micro-rituels, apparemment insignifiants, créent du lien et de la prévisibilité.

Elles développent également une compétence à maintenir la mémoire de l'enfant. Elles conservent des photos, des dessins, des objets qui jalonnent son parcours. Elles racontent à l'enfant son histoire, lui rappellent les événements passés, créent une narrativité qui lui permet de construire un sentiment de continuité malgré les ruptures. Ce travail de mémoire est essentiel pour que l'enfant puisse s'inscrire dans une temporalité et ne pas vivre uniquement dans un présent chaotique.

Toutes ces pratiques relèvent d'un savoir écologique au sens où elles visent à créer un environnement viable pour l'enfant. Elles nécessitent une observation fine, une attention constante, une capacité d'ajustement, une disponibilité psychique. Ce sont des savoirs éminemment professionnels, même s'ils ne sont pas formalisés dans des manuels. Ils se transmettent dans les échanges entre professionnelles expérimentées et débutantes, dans les temps informels de discussion, dans l'observation mutuelle des pratiques.

Pourtant, ces savoirs sont rarement reconnus comme tels par les institutions. Les formations initiales accordent peu de place à ces dimensions concrètes du care quotidien. Les temps de transmission informelle sont rognés au profit de la gestion de l'urgence. Les expertises des professionnelles du terrain ne sont pas valorisées face aux savoirs théoriques des experts. Il existe ainsi un gaspillage considérable de savoirs pratiques qui pourraient améliorer la qualité du care si seulement ils étaient identifiés, formalisés partiellement, partagés, valorisés.

  1. Vers une écologie politique de l'enfance placée

Penser la petite enfance placée à partir du concept d'environnementalisme ordinaire permet de formuler des propositions politiques qui déplacent le regard habituel sur la protection de l'enfance. Plutôt que de focaliser uniquement sur les pathologies individuelles, sur la réparation des traumatismes, sur l'évaluation des compétences parentales, une approche écologique s'intéresse aux conditions environnementales nécessaires au développement de l'enfant.

Cette perspective établit des liens entre care de l'enfance et care environnemental qui sont habituellement ignorés. Les enfants dont les familles sont visées par la protection de l'enfance vivent souvent dans des conditions environnementales dégradées : logements insalubres, surpeuplés, mal chauffés, exposés aux pollutions diverses, situés dans des quartiers défavorisés manquant d'espaces verts et d'équipements collectifs. Ces conditions matérielles de vie constituent des facteurs de stress majeurs pour les parents, qui se répercutent sur la qualité du care qu'ils peuvent fournir à leurs enfants.

Plutôt que de se contenter de juger ces parents défaillants et de retirer les enfants, une approche écologique s'interrogerait sur les moyens d'améliorer l'environnement global dans lequel vivent ces familles. Cela impliquerait des politiques de logement social ambitieuses, des investissements dans les quartiers populaires, une lutte contre les pollutions environnementales, un accès facilité aux espaces de nature. Ces mesures, apparemment éloignées de la protection de l'enfance stricto sensu, auraient probablement des effets plus importants sur le bien-être des enfants que la multiplication des placements.

Une écologie politique de l'enfance placée reconnaîtrait également que les enfants et les professionnelles qui s'en occupent ont besoin de ressources pour créer un environnement ordinaire de qualité. Ces ressources ne sont pas que financières, même si la question budgétaire est évidemment centrale. Ce sont aussi des ressources en temps : du temps pour l'observation, pour l'ajustement, pour la relation, pour la transmission des savoirs entre professionnelles. Ce sont des ressources spatiales : des lieux adaptés, ni trop grands ni trop petits, permettant à la fois l'intimité et la vie collective. Ce sont des ressources collectives : des équipes stables, des espaces de supervision et d'analyse de la pratique, des possibilités de formation continue.

Cette approche implique également de repenser la place des familles d'origine dans l'accompagnement de l'enfant placé. Trop souvent, le placement crée une rupture totale qui prive l'enfant d'une partie de son histoire et de son environnement affectif. Même lorsque les parents sont défaillants, même lorsque le retour au domicile n'est pas envisageable, maintenir des liens avec la famille d'origine peut avoir du sens pour l'enfant. Ces liens constituent une forme de continuité environnementale qui atténue les effets traumatiques de la rupture.

Mais pour que ces liens soient maintenus de manière constructive, il faut transformer profondément la manière dont les familles d'origine sont considérées par le système. Plutôt que d'être uniquement jugées et contrôlées, elles devraient être réellement soutenues. Cela implique de leur fournir les ressources matérielles et sociales dont elles manquent : logement décent, revenus suffisants, accès aux soins, accompagnement social non stigmatisant. Cela implique aussi de respecter leurs savoirs et leurs pratiques, de ne pas systématiquement les disqualifier au nom de normes extérieures.

  1. Vers des politiques du care pour la petite enfance en protection
  2. Reconnaître et valoriser le travail de care

La première condition d'une véritable politique du care en protection de l'enfance consiste à reconnaître pleinement le travail effectué par les professionnelles du quotidien. Cette reconnaissance doit être à la fois symbolique et matérielle. Symboliquement, il s'agit de cesser de traiter ce travail comme une extension naturelle des capacités féminines, comme une activité ne requérant pas de compétences particulières. Il faut affirmer haut et fort que prendre soin d'enfants traumatisés constitue un métier exigeant, nécessitant des savoirs spécifiques, une formation solide, une supervision régulière.

Cette reconnaissance symbolique doit se traduire matériellement par une revalorisation salariale substantielle. Les assistantes familiales, les auxiliaires de puériculture, les éducatrices de jeunes enfants doivent être rémunérées à la hauteur de la complexité et de l'importance sociale de leur travail. Leur statut doit être sécurisé, leurs droits sociaux garantis. Pour les assistantes familiales particulièrement, il faut sortir du système de rémunération à la vacation qui les maintient dans la précarité, et construire un véritable statut salarial avec un revenu garanti indépendant des fluctuations de placements.

La reconnaissance passe également par l'amélioration des conditions de travail. Les effectifs dans les institutions doivent être augmentés pour permettre un accompagnement individualisé des enfants. Les temps de transmission entre équipes, les réunions de synthèse, les espaces d'analyse de la pratique ne doivent plus être sacrifiés mais au contraire protégés comme des moments essentiels du travail. Les assistantes familiales doivent bénéficier d'un accompagnement renforcé : formations continues régulières, supervisions individuelles et collectives, soutien psychologique, temps de respiration.

Il est également crucial de transformer les dispositifs de formation initiale et continue. Les formations aux métiers du care en protection de l'enfance accordent actuellement trop peu de place aux dimensions concrètes du care quotidien. Elles privilégient les savoirs théoriques en psychologie, en droit, en sociologie, sans suffisamment travailler les gestes, les postures, les ajustements pratiques. Il faudrait développer des pédagogies qui articulent mieux théorie et pratique, qui valorisent les savoirs d'expérience, qui permettent l'analyse collective des situations concrètes.

La formation continue devrait être obligatoire et régulière tout au long de la carrière, et non plus considérée comme un luxe ou une contrainte. Elle devrait inclure des temps d'analyse de la pratique animés par des intervenants extérieurs, permettant aux professionnelles de prendre du recul sur leur travail, d'élaborer les situations difficiles, de sortir de l'isolement. Ces temps ne doivent pas être vécus comme des moments de contrôle ou d'évaluation mais comme des ressources pour tenir dans un métier éprouvant.

  1. Repenser le placement à partir des besoins de care

Les politiques de protection de l'enfance devraient être repensées en prenant véritablement au sérieux les besoins de care des jeunes enfants. Cela implique d'abord de tout faire pour éviter les placements lorsqu'ils ne sont pas strictement nécessaires. Trop d'enfants sont placés pour des raisons essentiellement socio-économiques, parce que leurs parents ne disposent pas des ressources matérielles suffisantes. Un investissement massif dans les politiques de soutien aux familles vulnérables – aide financière, accompagnement social respectueux, accès au logement et aux soins – permettrait d'éviter de nombreux placements.

Lorsque le placement s'avère nécessaire pour protéger l'enfant d'un danger grave, il doit être organisé de manière à minimiser les ruptures et à maintenir autant que possible la continuité. Cela implique d'abord de privilégier les placements dans l'environnement familial élargi lorsque c'est possible. Un placement chez des grands-parents, des oncles ou tantes, même s'ils nécessitent un soutien, permet de maintenir l'enfant dans son réseau familial et culturel.

Lorsque le placement se fait en dehors de la famille, il faut absolument éviter les ruptures en cascade qui sont si dommageables. Un enfant placé devrait pouvoir rester dans le même lieu d'accueil tout au long de son placement, sauf exception dûment justifiée. Cela implique de ne pas orienter les enfants uniquement en fonction des places disponibles à un moment donné, mais de construire des projets de placement stables dès le départ. Cela implique aussi de mieux soutenir les assistantes familiales et les institutions pour qu'elles puissent faire face aux difficultés sans avoir à demander le déplacement de l'enfant.

Les visites avec les parents doivent être repensées pour qu'elles ne soient pas vécues comme des moments de contrôle et d'évaluation mais comme des occasions de maintenir et de travailler le lien. Les lieux de rencontre devraient être moins institutionnels, plus chaleureux. Les professionnelles présentes devraient adopter une posture de soutien plutôt que de surveillance. Le travail avec les parents devrait viser à renforcer leurs compétences plutôt qu'à documenter leurs défaillances.

La question de la durée du placement mérite également d'être repensée. Le système actuel crée une incertitude permanente qui est toxique pour les enfants. Les placements sont décidés pour des durées initiales courtes, puis renouvelés indéfiniment, laissant l'enfant dans l'ignorance de ce qui va lui arriver. Cette incertitude empêche l'enfant de s'investir pleinement dans son lieu d'accueil, de construire des liens d'attachement sécures. Il faudrait soit clarifier rapidement qu'un retour en famille n'est pas envisageable et offrir alors à l'enfant un projet stable à long terme, soit travailler intensivement avec les parents pour permettre un retour effectif dans un délai raisonnable.

  1. Donner voix aux acteurs invisibilisés

Une véritable politique du care en protection de l'enfance doit créer les conditions pour que les voix actuellement étouffées puissent se faire entendre. Les professionnelles du quotidien, les assistantes familiales en particulier, doivent avoir une place réelle dans les instances de décision concernant les enfants. Leur expertise du quotidien doit être considérée comme aussi importante que celle des psychologues ou des médecins. Les réunions de synthèse, les audiences devant le juge des enfants, devraient systématiquement inclure leur témoignage et lui accorder un poids réel.

Plus largement, il faudrait créer des espaces où les professionnelles du care peuvent exprimer collectivement leurs difficultés, leurs besoins, leurs propositions. Des groupes d'analyse de pratiques inter-institutions, des collectifs professionnels, des associations, pourraient porter une parole collective sur les dysfonctionnements du système et sur les pistes d'amélioration. Cette parole ne devrait pas être perçue comme menaçante par les institutions mais au contraire valorisée comme une ressource pour l'amélioration du système.

Les familles d'origine, actuellement réduites au silence ou cantonnées à une position défensive, devraient également pouvoir faire entendre leur voix. Des groupes de parents ayant connu le placement de leurs enfants pourraient être des lieux d'élaboration collective de l'expérience, de soutien mutuel, et aussi de formulation de revendications. Ces groupes pourraient intervenir dans la formation des professionnels, apportant le point de vue de ceux qui vivent le système de l'intérieur.

Enfin, et c'est sans doute le plus difficile, il faudrait trouver des moyens pour que les enfants eux-mêmes puissent exprimer leur vécu et être entendus. Non pas de manière formelle et ritualisée, mais de manière authentique. Cela implique de créer des relations de confiance où l'enfant sent qu'il peut dire ce qu'il ressent sans que cela soit immédiatement utilisé contre lui ou contre les adultes qui s'occupent de lui. Cela implique aussi de développer des dispositifs adaptés à leur âge et à leurs capacités d'expression. Pour les plus jeunes, cela peut passer par l'observation fine de leurs comportements, de leurs jeux, de leurs réactions, plutôt que par la parole verbale.

  1. Une critique féministe et intersectionnelle du système

Repenser la protection de l'enfance à partir de l'éthique du care implique nécessairement de développer une critique féministe et intersectionnelle du système actuel. Une telle critique ne vise pas à démolir la protection de l'enfance, qui remplit des fonctions indispensables, mais à transformer ses modes de fonctionnement pour les rendre plus justes et plus efficaces.

Cette critique doit d'abord pointer l'exploitation du travail des femmes sur laquelle repose le système. Comme on l'a vu, la protection de l'enfance fonctionne en déléguant le travail de care quotidien à des femmes issues des classes populaires, tout en confiant le pouvoir de décision à des femmes des classes moyennes et supérieures. Cette division du travail reproduit et renforce les inégalités de classe entre femmes. Une critique féministe conséquente ne peut se satisfaire de la simple présence de femmes à tous les niveaux du système si ces femmes n'occupent pas les mêmes positions de pouvoir.

La critique doit également pointer la dimension de contrôle social que remplit le système de protection de l'enfance vis-à-vis des familles populaires et racisées. Sous couvert de protéger les enfants, le système impose des normes éducatives et familiales qui correspondent aux standards des classes moyennes blanches. Il sanctionne les écarts à ces normes en retirant les enfants, sans s'interroger suffisamment sur la légitimité et l'universalité de ces normes. Une approche véritablement antiraciste et consciente des rapports de classe s'interrogerait sur les biais qui traversent les évaluations et les décisions.

Cette critique doit aussi questionner l'articulation entre protection et prévention. Le système actuel investit massivement dans le traitement curatif des situations de danger, c'est-à-dire dans le placement et l'accompagnement post-placement. Il investit beaucoup moins dans la prévention primaire qui consisterait à donner aux familles les ressources dont elles ont besoin pour prendre soin correctement de leurs enfants. Ce déséquilibre entre curatif et préventif n'est pas seulement inefficace économiquement, il est aussi profondément injuste socialement.

Enfin, une critique féministe du care doit interroger la place du masculin dans le système de protection de l'enfance. Les hommes sont largement absents de ce système, que ce soit comme professionnels du care quotidien ou comme parents impliqués. Les pères sont souvent invisibles dans les dossiers de protection de l'enfance. Seules les mères sont évaluées, jugées, tenues pour responsables des dysfonctionnements familiaux. Cette invisibilisation des pères contribue à naturaliser le care comme une affaire exclusivement féminine et à déresponsabiliser les hommes. Une politique du care devrait au contraire viser à impliquer davantage les pères, à les considérer comme des acteurs à part entière, à exiger d'eux qu'ils assument leur part du travail de care.

Conclusion

L'examen de la situation de la petite enfance en protection de l'enfance à travers le prisme de l'éthique du care révèle des enjeux qui dépassent largement ce seul secteur. La protection de l'enfance fonctionne comme un analyseur, au sens où elle donne à voir de manière amplifiée des mécanismes qui traversent l'ensemble de la société : l'invisibilisation et la dévalorisation du travail de care, l'exploitation des femmes des classes populaires par d'autres femmes plus privilégiées, l'imbrication des rapports de genre, de classe et de race dans la production des inégalités, la marchandisation progressive de toutes les formes de care, le déni de la dépendance humaine fondamentale.

Les jeunes enfants placés incarnent une vulnérabilité extrême qui cumule la dépendance ontologique propre à leur âge et les effets des violences, négligences ou défaillances familiales. Plutôt que de répondre à cette vulnérabilité par un surcroît de care, le système de protection de l'enfance tend paradoxalement à ajouter de nouvelles violences : ruptures multiples, discontinuité relationnelle, bureaucratisation, insuffisance de moyens. Les discours sur la résilience et l'autonomie masquent cette pauvreté de la care effectivement fournie en reportant la responsabilité sur l'enfant lui-même.

Les professionnelles qui assurent le care quotidien de ces enfants développent des savoirs situés, des compétences fines, un engagement considérable. Pourtant, leur travail reste largement invisible, leurs savoirs sont disqualifiés, leurs conditions d'exercice sont précaires. Cette non-reconnaissance n'est pas un simple oubli ou une injustice ponctuelle, elle est structurelle. Elle s'enracine dans une dévalorisation générale du travail de care, considéré comme féminin, donc naturel, donc ne méritant ni formation spécifique ni rémunération conséquente.

L'approche intersectionnelle révèle comment le système de protection de l'enfance fonctionne aussi comme dispositif de contrôle social des familles populaires et racisées. Les normes de bonne parentalité appliquées sont socialement et culturellement situées, mais elles sont présentées comme universelles. Les familles qui s'en écartent sont jugées défaillantes et voient leurs enfants retirés. Pendant ce temps, le care de ces enfants est délégué à d'autres femmes des milieux populaires, créant une chaîne d'exploitation dont les femmes des classes moyennes et supérieures bénéficient indirectement.

La marchandisation croissante du secteur transforme le care en prestation mesurable et tarifée. La logique gestionnaire impose ses outils inadaptés : indicateurs de performance, standardisation des pratiques, contractualisation généralisée. Cette rationalisation bureaucratique rate l'essentiel de ce qui constitue le care : l'attention aux singularités, l'ajustement fin aux besoins, la construction de relations de confiance dans la durée, la création d'un environnement ordinaire suffisamment bon.

Le concept d'environnementalisme ordinaire permet de penser ensemble care de l'enfance et care environnemental. Les enfants placés sont privés de cet environnement banal, routinier, prévisible qui constitue la condition de leur développement. Les professionnelles tentent de reconstituer cet environnement dans des conditions souvent défavorables, développant pour cela des savoirs écologiques qui mériteraient d'être mieux reconnus et valorisés.

Repenser la protection de l'enfance à partir de l'éthique du care implique des transformations profondes. Il s'agit d'abord de reconnaître et de valoriser réellement le travail de care, symboliquement et matériellement. Il s'agit ensuite de repenser l'organisation des placements pour qu'ils respectent mieux les besoins fondamentaux de continuité et de stabilité des jeunes enfants. Il s'agit également de créer les conditions pour que les voix actuellement étouffées – celles des professionnelles du quotidien, celles des familles d'origine, celles des enfants eux-mêmes – puissent se faire entendre et influer sur les décisions.

Plus fondamentalement encore, il s'agit de développer une critique féministe et intersectionnelle du système actuel, pointant les rapports de domination qui le structurent et les biais qui orientent les décisions. Cette critique ne vise pas à affaiblir la protection de l'enfance mais à la transformer pour qu'elle soit véritablement au service des plus vulnérables plutôt que de reproduire et d'amplifier les inégalités existantes.

L'éthique du care, depuis son émergence dans les années 1980, n'a cessé d'affirmer que la vulnérabilité et la dépendance sont des conditions humaines fondamentales, et non des anomalies dont il faudrait avoir honte. Elle nous rappelle que nous sommes tous, à différents moments de nos vies, radicalement dépendants du care d'autrui. Reconnaître cette dépendance commune, plutôt que de la dénier au nom d'un idéal d'autonomie impossible, constitue le point de départ d'une politique véritablement juste. Les jeunes enfants placés, dans leur extrême vulnérabilité, nous confrontent à cette vérité inconfortable : une société qui ne sait pas prendre soin de ses membres les plus dépendants est une société qui a renoncé à la justice.

La voix différente portée par l'éthique du care reste notre actualité. Dans un contexte d'abandon progressif des services publics, de marchandisation généralisée du soin, de montée des inégalités, de crise environnementale, il est plus urgent que jamais de faire résonner cette voix. Les questions posées par le care – qui prend soin de qui ? dans quelles conditions ? avec quelle reconnaissance ? – sont au cœur des enjeux politiques contemporains. Y répondre sérieusement implique de transformer profondément nos arrangements sociaux, de redistribuer le travail de care, de le valoriser, de reconnaître notre dépendance mutuelle. La petite enfance en protection de l'enfance nous montre le chemin : c'est dans notre capacité collective à prendre soin des plus vulnérables que se mesure la qualité d'une société.

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