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Billet de blog 4 octobre 2025

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Recension - Placement en famille d'accueil et protection de la jeunesse.

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Placement en famille d'accueil et protection de la jeunesse. Pratiques, recherches et enjeux.

Doris Chateauneuf, Geneviève Pagé, Karine Poitras et Marie-Andrée Poirier (dir.), Collection D'Enfance 2025 l 400 pages

Le placement en famille d'accueil constitue l'une des pratiques les plus controversées et les moins théorisées du système de protection de l'enfance. Mesure de dernier recours qui arrache l'enfant à son milieu d'origine tout en prétendant agir dans son intérêt supérieur, le placement incarne les paradoxes fondamentaux de l'intervention étatique auprès des familles vulnérables. L'ouvrage dirigé par Chateauneuf, Pagé, Poitras et Poirier se distingue par son ambition : dresser un portrait exhaustif du placement familial au Québec en mobilisant une approche résolument multidisciplinaire. Cette entreprise collective réunit douze chapitres qui examinent tour à tour les trajectoires des enfants placés, les expériences des différents acteurs impliqués, les types de placement et les enjeux cliniques, juridiques et organisationnels qui traversent cette pratique.

La force principale de cet ouvrage réside dans sa capacité à documenter l'écart persistant entre les ambitions législatives et leur actualisation concrète. En reconstituant minutieusement cinquante années d'évolution du placement familial québécois, les directrices et leurs collaborateurs mettent en lumière un phénomène troublant : malgré des décennies de réformes, de rapports d'expertise et de modifications législatives, les mêmes problèmes reviennent avec une régularité inquiétante. La pénurie de familles d'accueil, l'instabilité des trajectoires de placement, le dépassement des durées maximales, le manque de soutien aux parents d'accueil : ces constats formulés dans les rapports Charbonneau, Harvey, Bouchard, Jasmin et Dumais entre 1982 et 2004 se retrouvent quasiment à l'identique dans le rapport Laurent de 2021. Cette répétition symptomatique interroge : que révèle-t-elle des structures profondes du système de protection de la jeunesse québécois?

L'ouvrage propose une hypothèse implicite stimulante : le placement familial fonctionne comme un analyseur au sens institutionnel du terme, c'est-à-dire un révélateur des contradictions constitutives du système. En examinant le placement sous ses multiples facettes, les auteurs donnent à voir les tensions irréductibles qui structurent l'intervention étatique en protection de l'enfance : entre droits de l'enfant et droits parentaux, entre professionnalisation et dimension affective du care, entre urgence de la protection et temps nécessaire à la transformation familiale, entre universalisme des normes légales et singularité des situations. Cette lecture, si elle n'est jamais explicitement formulée en ces termes, traverse néanmoins l'ensemble des contributions et confère à l'ouvrage une cohérence théorique remarquable.

Une archéologie institutionnelle du placement : temporalités longues et transformations structurelles

L'introduction historique constitue l'un des apports majeurs de l'ouvrage. En retraçant l'évolution du placement depuis la formalisation des années 1970 jusqu'aux modifications législatives post-rapport Laurent, les directrices offrent bien plus qu'une simple chronologie administrative. Elles documentent les glissements paradigmatiques qui ont successivement redéfini la finalité même du placement. Le passage d'une logique charitable du "sauvetage d'enfants" à une approche juridique centrée sur les droits, puis à une perspective clinique obsédée par la permanence et la stabilité, révèle les mutations profondes des représentations sociales de l'enfance maltraitée et de la responsabilité étatique.

Particulièrement éclairante s'avère l'analyse de la notion d'intérêt de l'enfant et de ses métamorphoses. La formulation originale de la Loi sur la protection de la jeunesse en 1979 stipulait que toute décision devait "favoriser le maintien dans le milieu familial naturel". La version actuelle, modifiée après le rapport Laurent, conditionne désormais ce maintien : il doit être privilégié "à condition qu'il soit dans l'intérêt de cet enfant". Ce renversement syntaxique apparemment mineur marque en réalité un basculement philosophique considérable. La famille d'origine n'est plus le principe, mais l'exception qu'il faut justifier. L'ouvrage aurait pu pousser plus loin l'analyse critique de cette transformation : que signifie concrètement "l'intérêt de l'enfant" lorsque celui-ci est systématiquement déterminé par des adultes (intervenants, juges, experts) sans que la parole de l'enfant lui-même ne soit véritablement sollicitée? Cette notion fonctionne-t-elle comme un principe éthique ou comme un dispositif rhétorique légitimant des décisions prises pour d'autres raisons (disponibilité des ressources, normes professionnelles, représentations culturelles de la "bonne famille")?

L'introduction des durées maximales de placement en 2007 illustre exemplairement les contradictions du système. Conçues pour protéger les enfants contre l'instabilité et les trajectoires de placement interminables, ces DMP devaient forcer les acteurs à statuer rapidement sur le projet de vie permanent. Or, comme le démontrent plusieurs chapitres de l'ouvrage, ces durées sont massivement dépassées, et ce pour des motifs qui échappent largement au contrôle des intervenants : délais judiciaires, roulement de personnel, manque de ressources, complexité des situations familiales. Le système légifère sur le temps sans se donner les moyens organisationnels de respecter les temporalités prescrites. Cette observation appelle une réflexion sur la fonction symbolique de certaines réformes législatives : ne servent-elles pas parfois davantage à démontrer une volonté politique qu'à transformer effectivement les pratiques? L'ouvrage effleure cette question sans l'approfondir, probablement par prudence. Pourtant, interroger la performativité réelle des réformes législatives constituerait un chantier de recherche crucial pour comprendre pourquoi le système semble enfermé dans des cycles de réforme-déception-nouvelle réforme.

La professionnalisation des familles d'accueil, actée par la Loi sur la représentation des ressources de 2009, représente un autre tournant décisif finement analysé. En reconnaissant aux parents d'accueil un statut de travailleuses autonomes avec droits syndicaux, rémunération et conditions négociées, le législateur transforme fondamentalement la nature du placement. D'acte de dévouement charitable, il devient prestation de service professionnelle. Cette mutation soulève des enjeux fascinants que l'ouvrage examine avec nuance : comment concilier l'exigence d'attachement affectif nécessaire au développement de l'enfant et la logique contractuelle du travail rémunéré? Comment négocier son rôle parental quand celui-ci relève simultanément de la sphère privée (dimension affective, lien familial de facto) et publique (contrôle institutionnel, rémunération étatique, évaluation professionnelle)? Les contributions montrent que cette hybridation génère des malaises identitaires, particulièrement chez les familles d'accueil de proximité et les familles à vocation adoptive qui vivent la rémunération comme une "incohérence" voire une insulte à leur engagement affectif.

L'analyse aurait gagné à mobiliser explicitement les travaux sur les métiers du care et leur dévalorisation systémique. La professionnalisation des parents d'accueil s'inscrit dans un mouvement plus large de reconnaissance des activités de soin longtemps invisibilisées parce que genrées et assignées à la sphère domestique. Mais cette reconnaissance demeure ambivalente : les parents d'accueil obtiennent un statut, mais restent soumis à une "nouvelle gestion publique" axée sur la productivité et les résultats, comme le note pertinemment la conclusion. Leur parole reste subordonnée à celle des intervenants diplômés, leur expertise pratique peu reconnue face au savoir académique des professionnels. Cette hiérarchie épistémologique mériterait une critique plus appuyée : qui détient la légitimité pour dire ce qui est bon pour l'enfant placé? Sur quels critères? Comment s'articulent savoirs expérientiels, cliniques et scientifiques dans la prise de décision?

Données épidémiologiques et facteurs associés : la force des chiffres et ses limites

Les chapitres consacrés aux trajectoires de placement et aux facteurs associés constituent des contributions empiriques solides qui enrichissent considérablement la connaissance du phénomène. L'utilisation de bases de données clinico-administratives permet de dégager des tendances longitudinales impossibles à saisir autrement : proportion d'enfants placés, durées moyennes de placement, taux de réunification, stabilité des trajectoires, variables prédictives. Ces données quantitatives offrent une vue d'ensemble indispensable pour objectiver des débats souvent menés à partir d'intuitions ou de cas individuels.

L'ouvrage souligne toutefois avec honnêteté une difficulté épistémologique majeure : les différentes sources de données (bilans annuels des directeurs de la protection de la jeunesse, études longitudinales, évaluations législatives) produisent des portraits parfois contradictoires. Cette incohérence ne résulte pas d'erreurs méthodologiques mais de l'absence de consensus sur les indicateurs pertinents. Que mesure-t-on exactement quand on parle de "placement"? Un retrait effectif du domicile? Une ordonnance de placement prononcée par le tribunal? Une nuitée dans un milieu substitut? Selon les définitions retenues, les chiffres varient considérablement. De même, comment définir la "stabilité"? Par le nombre de déplacements? La durée dans un même milieu? Le maintien des liens avec les figures d'attachement? Chaque opérationnalisation véhicule implicitement une conception de ce qui importe dans la trajectoire de l'enfant.

Cette réflexivité méthodologique représente une force de l'ouvrage, mais elle appelle un prolongement critique : les catégories mêmes utilisées pour penser le placement ne sont-elles pas partie prenante du problème? Lorsqu'on mesure des "durées maximales dépassées", on présuppose que le temps chronologique constitue la variable pertinente, occultant peut-être d'autres dimensions (qualité de l'attachement, capacité de l'enfant à donner sens à son expérience, continuité biographique). Lorsqu'on comptabilise les "changements de milieu" comme indicateur d'instabilité, on postule que la stabilité résidentielle prime, négligeant éventuellement d'autres formes de continuité (maintien des contacts avec la fratrie, fréquentation de la même école, relation stable avec un intervenant référent). Les outils de mesure ne sont jamais neutres : ils produisent une certaine vision du réel en même temps qu'ils prétendent le décrire.

Le chapitre sur les expériences de vie adverses et les séquelles traumatiques des enfants placés illustre cette tension. S'appuyant sur une littérature clinique abondante, il documente les prévalences élevées de troubles de stress post-traumatique, de problèmes d'attachement et de difficultés comportementales chez les enfants placés. Ce portrait pathologisant, bien qu'empiriquement fondé, comporte un risque : celui d'essentialiser l'enfant placé comme "enfant traumatisé" dont l'identité se réduirait à ses carences et à ses symptômes. L'ouvrage tente d'équilibrer cette perspective en soulignant les facteurs de protection et les capacités de résilience, mais la structuration même du chapitre - qui catalogue les différentes pathologies avant d'évoquer brièvement les ressources adaptatives - trahit une hiérarchie implicite. Les enfants placés sont d'abord des sujets souffrants qu'il faut réparer, accessoirement des acteurs dotés d'agentivité.

Cette lecture s'inscrit dans une tradition clinique légitime, mais elle mériterait d'être contrebalancée par d'autres approches. Une perspective de droits de l'enfant insisterait davantage sur les capacités des enfants à comprendre leur situation, à exprimer leur point de vue, à participer aux décisions qui les concernent. Une approche narrative s'intéresserait aux récits que les enfants construisent sur leur trajectoire et au sens qu'ils donnent à leur placement. Une lecture sociologique analyserait le placement comme production institutionnelle d'une identité déviante ("l'enfant DPJ") avec ses effets de stigmatisation. L'ouvrage reste prisonnier d'un cadre psychologisant qui, s'il permet de penser les vulnérabilités individuelles, peine à saisir les dynamiques sociales et institutionnelles qui produisent et perpétuent ces vulnérabilités.

L'analyse des facteurs associés au placement révèle un autre angle mort significatif. Les contributions identifient principalement des facteurs proximaux : caractéristiques de l'enfant (âge, problématiques), profil parental (santé mentale, toxicomanie, violence conjugale), dynamiques familiales. Les facteurs distaux - pauvreté structurelle, politiques de logement, accès aux services de santé mentale, discrimination systémique - sont mentionnés mais peu approfondis. Cette focalisation sur le proximal tend à psychologiser et à individualiser des problèmes fondamentalement sociaux. Les familles suivies en protection de la jeunesse cumulent massivement les indicateurs de défavorisation économique, comme le soulignent plusieurs chapitres. Pourtant, la pauvreté n'apparaît jamais comme facteur causal explicite, seulement comme "variable associée". Cette pudeur analytique interroge : craint-on de stigmatiser les familles pauvres en nommant les déterminants socio-économiques du placement? Ou l'appareil conceptuel mobilisé (psychologie du développement, théorie de l'attachement, clinique du trauma) rend-il tout simplement impensables les causalités structurelles?

Quelques données suffiraient à problématiser cette question : quelle proportion des familles suivies en protection de la jeunesse vit sous le seuil de faible revenu? Comment évoluent les taux de placement selon les quartiers et leur indice de défavorisation? Existe-t-il des corrélations entre les coupes dans les programmes sociaux et l'augmentation des signalements? Ces questions, l'ouvrage ne les pose pas frontalement, préférant rester sur le terrain plus consensuel de l'analyse des pratiques professionnelles. On peut le regretter, car c'est précisément dans l'articulation entre macro-structures sociales et micro-pratiques d'intervention que se joue la compréhension du placement comme phénomène social total.

Le placement comme espace de négociation des rôles parentaux : apports et limites d'une approche interactionniste

Plusieurs chapitres examinent les expériences vécues par les différents acteurs du placement : enfants, parents d'origine, parents d'accueil, intervenants. Cette approche "par le bas" constitue une contribution précieuse qui humanise des dispositifs souvent appréhendés sous l'angle uniquement juridique ou statistique. L'ouvrage donne à voir la complexité des positions subjectives, les ambivalences affectives, les loyautés conflictuelles qui traversent les protagonistes du placement.

Particulièrement éclairantes sont les analyses consacrées aux familles d'accueil dans leur diversité. Le chapitre sur les familles d'accueil régulières documente les défis considérables auxquels elles font face : accueil d'enfants aux problématiques lourdes, gestion des contacts avec les parents d'origine parfois conflictuels, équilibre précaire entre vie familiale propre et fonction d'accueil, reconnaissance insuffisante de leur expertise. Ces constats mettent en évidence l'inadéquation persistante entre les attentes croissantes envers les parents d'accueil et les soutiens effectivement déployés. On leur demande d'être à la fois parents aimants, éducateurs spécialisés, thérapeutes informels, collaborateurs du système de protection, tout en leur refusant souvent une participation réelle aux décisions importantes concernant l'enfant.

Le chapitre sur les familles d'accueil de proximité révèle d'autres enjeux fascinants. Ces familles - membres de la parenté élargie ou proches de l'enfant - vivent une situation paradoxale : elles connaissent l'enfant et son histoire, ce qui peut faciliter l'attachement et la continuité identitaire, mais elles sont aussi prises dans les dynamiques familiales dysfonctionnelles qui ont mené au placement. Accueillir son petit-fils retiré à sa propre fille pose des questions existentielles vertigineuses : comment ne pas se sentir coupable d'avoir "échoué" comme parent? Comment gérer la colère ou la déception envers son enfant devenu parent négligent? Comment maintenir les liens familiaux tout en protégeant le petit-enfant? L'ouvrage documente avec finesse ces dilemmes, montrant que les familles de proximité bénéficient souvent d'un soutien institutionnel moindre alors qu'elles affrontent des défis relationnels plus complexes.

La contribution sur les familles d'accueil à vocation adoptive (banque mixte) soulève des questions éthiques délicates. Ces familles accueillent de très jeunes enfants (0-2 ans) jugés à haut risque d'abandon, avec la perspective d'une adoption si le retour en famille d'origine s'avère impossible. L'ouvrage montre comment ce dispositif génère des ambiguïtés statutaires difficiles à gérer : pendant la période de placement, ces parents sont juridiquement des "famille d'accueil", mais psychologiquement ils se construisent déjà comme parents adoptifs. Cette anticipation affective est nécessaire pour permettre l'attachement de l'enfant, mais elle peut aussi conduire à des situations problématiques si finalement la réunification familiale est ordonnée. Comment ces parents vivent-ils le déchirement de "rendre" un enfant qu'ils considèrent désormais comme le leur? Comment les parents d'origine perçoivent-ils ces familles qui "attendent" de pouvoir adopter leur enfant? L'ouvrage aborde ces tensions avec sensibilité, mais sans aller jusqu'à questionner la légitimité même du dispositif : est-il éthique de placer un nourrisson chez des personnes qui espèrent son abandon parental? N'y a-t-il pas là un conflit d'intérêt structurel?

La contribution sur l'accompagnement des parents d'origine constitue l'un des apports les plus novateurs de l'ouvrage. Trop souvent absents des analyses sur le placement, ces parents sont ici mis au centre. L'étude révèle que les interventions offertes diffèrent selon le genre : les mères bénéficient davantage d'accompagnement centré sur le vécu émotionnel et le deuil, tandis que les pères sont surtout interpellés sur la responsabilisation et l'engagement. Cette différenciation genrée reproduit des stéréotypes (mère fragile vs père défaillant) et invisibilise peut-être les besoins spécifiques de chacun. Plus fondamentalement, le chapitre documente la violence symbolique que représente le retrait d'enfant pour ces parents : perte identitaire ("je ne suis plus une mère/un père"), sentiment d'échec radical, stigmatisation sociale. Ces dimensions psychosociales sont rarement prises en compte dans les pratiques d'intervention centrées sur l'évaluation des capacités parentales et la protection de l'enfant.

L'ouvrage conceptualise le placement comme "lieu de négociation du rôle parental" où s'affrontent et se recomposent les attributions de chacun. Cette approche interactionniste offre une grille de lecture féconde : le placement ne supprime pas la parentalité d'origine, il la réorganise en créant un espace de coparentalité fragmentée et hiérarchisée. Les parents d'origine conservent l'autorité parentale juridique mais perdent l'exercice quotidien de leur fonction. Les parents d'accueil assument les soins quotidiens mais restent soumis au contrôle institutionnel. L'État, via la Direction de la protection de la jeunesse, détient le pouvoir décisionnel ultime. Cette configuration triangulaire génère inévitablement des tensions de reconnaissance, de légitimité, de territoire.

Toutefois, cette lecture interactionniste comporte une limite : en se focalisant sur les relations entre acteurs, elle tend à euphémiser les rapports de pouvoir asymétriques qui structurent le placement. Car il ne s'agit pas d'une simple "négociation" entre parties égales, mais d'une contrainte étatique exercée sur des familles vulnérables. Les parents d'origine n'ont pas choisi le placement, il leur est imposé sous menace de déchéance de l'autorité parentale. Les parents d'accueil, malgré leur professionnalisation, restent des exécutants d'une politique publique qu'ils ne déterminent pas. L'enfant lui-même n'a évidemment aucun pouvoir sur sa situation. Parler de "négociation" risque d'invisibiliser la violence institutionnelle à l'œuvre et de naturaliser des rapports de domination. Une perspective critique analyserait le placement comme dispositif biopolitique de gouvernement des familles pauvres, comme technique de normalisation des comportements parentaux selon des critères de classe et de culture dominantes.

La question autochtone : inclusion louable mais traitement périphérique

Le chapitre consacré au placement des enfants autochtones et à l'application de la Loi C-92 représente une inclusion louable dans un champ de recherche qui a longtemps ignoré la dimension coloniale de la protection de l'enfance. La surreprésentation massive des enfants autochtones dans les services de protection constitue l'un des scandales les mieux documentés du système canadien. Au Québec comme ailleurs, les enfants autochtones sont retirés à des taux disproportionnés, perpétuant sous une forme bureaucratisée la violence des pensionnats.

Le chapitre analyse les principes de la Loi C-92, adoptée en 2019, qui vise à reconnaître le droit à l'autodétermination des peuples autochtones en matière de services à l'enfance et à la famille. Cette loi fédérale établit des normes minimales devant prévaloir sur les législations provinciales, notamment le principe de continuité culturelle et la priorisation du placement dans la communauté d'origine. À partir de l'analyse de récits de pratique d'une avocate défendant des parents autochtones, la contribution documente l'écart persistant entre les principes juridiques et leur application concrète. Les tribunaux continuent de statuer sans respecter les normes de la Loi C-92, les intervenants méconnaissent ses dispositions, les communautés manquent de ressources pour développer des services alternatifs.

Cette contribution apporte un éclairage crucial sur les mécanismes de perpétuation du colonialisme dans le système de protection contemporain. Elle montre comment des dispositifs apparemment neutres (critères d'évaluation parentale, normes de sécurité, représentations du bon développement de l'enfant) véhiculent en réalité des conceptions culturelles dominantes qui pathologisent les modes de vie et les pratiques éducatives autochtones. Le placement des enfants autochtones apparaît alors non comme réponse à des situations de maltraitance objectives, mais comme continuation de l'entreprise coloniale d'assimilation par destruction des liens familiaux et communautaires.

Toutefois, le traitement de cette question dans l'ouvrage demeure périphérique. Un seul chapitre, situé en fin de deuxième partie, comme si le placement autochtone constituait un "type" parmi d'autres plutôt qu'une problématique transversale qui devrait irriguer l'ensemble de l'analyse. Cette mise à l'écart structurelle révèle peut-être l'impensé colonial qui traverse le système québécois de protection de la jeunesse. Car la question autochtone n'est pas une "particularité" à traiter à part, elle interroge les fondements mêmes de l'intervention étatique en protection de l'enfance : qui définit la maltraitance? Selon quelles normes? Au nom de quelles valeurs? Avec quelle légitimité l'État colonial peut-il prétendre protéger des enfants autochtones en les arrachant à leur communauté?

Ces questions déstabilisantes, l'ouvrage les effleure sans les affronter pleinement. Une approche véritablement décoloniale aurait exigé de repenser l'ensemble du dispositif de protection à partir de la critique autochtone, d'interroger la prétention universaliste des normes de développement de l'enfant, de reconnaître la pluralité des conceptions du bien-être infantile et des formes légitimes d'organisation familiale et communautaire. Le fait que cette radicalité analytique manque s'explique probablement par la position institutionnelle des auteurs et autrices, pour la plupart chercheurs universitaires et praticiens du système de protection. Il est difficile de penser contre les cadres conceptuels qui fondent sa propre pratique professionnelle. Mais cette limite mérite d'être nommée : l'ouvrage propose une critique réformiste du système, pas une remise en question de ses présupposés.

Enjeux de permanence et projets de vie : entre normativité clinique et contraintes structurelles

Les chapitres consacrés aux projets de vie des enfants placés - réunification familiale, adoption, tutelle, placement à majorité - constituent l'un des ensembles les plus riches de l'ouvrage. Ils documentent avec précision les processus décisionnels, les facteurs influençant l'actualisation des différents projets, les expériences des acteurs impliqués. L'obsession contemporaine pour la "permanence" traverse ces contributions : il faut à tout prix assurer à l'enfant un milieu de vie stable et permanent, idéalement via l'adoption ou la tutelle, subsidiairement par le placement à long terme.

Cette injonction à la permanence, présentée comme évidence clinique et éthique, mériterait pourtant d'être interrogée. D'où vient cette conception de la permanence? Quels savoirs la fondent? La théorie de l'attachement, massivement mobilisée dans l'ouvrage, postule que l'enfant a besoin de liens stables avec des figures parentales constantes pour développer un attachement sécurisant. Ce cadre théorique, né dans les années 1950-1960, véhicule une norme familiale particulière : la famille nucléaire occidentale stable. Or, cette configuration familiale ne représente qu'une forme historiquement et culturellement située de l'organisation de la parenté. De nombreuses sociétés organisent l'éducation des enfants de manière collective, avec des figures parentales multiples et changeantes, sans que cela compromette le développement. La permanence comme idéal n'est donc pas une nécessité anthropologique universelle, mais une valeur culturelle dominante.

L'ouvrage ne thématise jamais cette normativité implicite. Les auteurs et autrices adhèrent sans distance critique au paradigme de la permanence, présentant l'adoption et la tutelle comme solutions optimales et le placement à majorité comme projet "par défaut" moins souhaitable. Cette hiérarchisation mérite discussion. L'adoption présente certes l'avantage de la stabilité juridique, mais elle implique aussi une rupture légale définitive avec la famille d'origine, effaçant toute possibilité de contacts ultérieurs si les modalités n'ont pas été établies. Pour certains enfants, particulièrement ceux placés plus âgés, cette rupture peut être vécue comme violence symbolique. Le placement à majorité, bien que juridiquement moins stabilisé, permet de maintenir des liens avec la famille d'origine tout en offrant un milieu de vie substitut. Il constitue une forme de compromis qui respecte peut-être mieux l'ambivalence affective de nombreux enfants placés.

La contribution sur les placements à majorité d'enfants de 0-5 ans révèle un phénomène troublant : dans de nombreux cas, ce projet de vie s'impose faute d'avoir pu actualiser une adoption ou une tutelle, non parce que les conditions légales n'étaient pas remplies, mais pour des raisons organisationnelles, professionnelles ou personnelles. Les familles d'accueil ne souhaitent pas adopter (parce qu'elles se conçoivent comme professionnelles, parce qu'elles veulent continuer à recevoir du soutien institutionnel, parce qu'elles craignent de perdre les rétributions financières). Les intervenants n'orientent pas systématiquement vers l'adoption (par manque de temps, par peur des procédures complexes, par valorisation des liens avec la famille d'origine). Les juges hésitent à prononcer des déchéances d'autorité parentale (par respect du lien filial, par espoir d'une évolution parentale, par prudence juridique).

Ces constats interrogent : le système produit-il les conditions de possibilité des projets de permanence qu'il prétend valoriser? Si l'adoption reste marginale malgré son caractère théoriquement privilégié, ne faut-il pas questionner soit sa pertinence effective, soit les obstacles structurels à son actualisation? L'ouvrage penche plutôt pour la seconde option, appelant à "déployer des efforts supplémentaires" pour "faciliter l'actualisation" de l'adoption et de la tutelle. Mais il n'interroge jamais la possibilité que ces projets, bien qu'optimaux selon la théorie clinique dominante, ne correspondent pas aux aspirations réelles des acteurs ni aux réalités familiales complexes qu'ils sont censés réguler.

La question de la réunification familiale soulève d'autres enjeux. Plusieurs chapitres documentent les taux élevés d'échec de réunification : de nombreux enfants retournés en famille d'origine font l'objet d'un replacement ultérieur. Ce phénomène est présenté comme problématique, preuve d'une préparation insuffisante ou d'un soutien post-réunification inadéquat. Ces explications ont leur validité, mais elles évacuent une question plus dérangeante : pourquoi s'obstine-t-on à réunifier des familles dont les problématiques structurelles (pauvreté extrême, logement insalubre, isolement social, traumatismes transgénérationnels) n'ont pas été résolues? La réunification repose sur un présupposé : les parents peuvent "changer" via l'intervention psychosociale. Mais que se passe-t-il quand les obstacles au bon parentage sont moins psychologiques que matériels? Quand la mère ne peut offrir un environnement sécurisant à son enfant non par déficit de compétences parentales mais par absence de ressources économiques?

L'ouvrage contourne prudemment ces questions en restant sur le terrain des interventions cliniques perfectibles. Mais une analyse véritablement critique devrait s'interroger sur la fonction idéologique de la réunification familiale : ne sert-elle pas aussi à dédouaner l'État de sa responsabilité dans la reproduction de la pauvreté? En renvoyant l'enfant dans sa famille moyennant quelques interventions psychosociales, le système évite de reconnaître que les conditions structurelles de la maltraitance (précarité économique, absence de logement décent, déserts de services) relèvent de choix politiques. La réunification permet de maintenir l'illusion que le problème réside dans les dysfonctionnements familiaux individuels plutôt que dans l'organisation sociale.

Les contacts parent-enfant : un impensé théorique et pratique

Le chapitre consacré aux contacts entre l'enfant placé et ses parents d'origine révèle l'un des angles morts les plus significatifs du système de protection. Après des décennies de recherche, aucun consensus n'émerge sur les modalités optimales de contacts : fréquence, durée, supervision, lieu, participants. Les études produisent des résultats contradictoires, certaines associant les contacts à de meilleurs résultats développementaux et une réunification facilitée, d'autres documentant des effets néfastes (détresse, désorganisation comportementale, loyautés conflictuelles).

L'ouvrage attribue ces contradictions à des problèmes méthodologiques : hétérogénéité des échantillons, difficultés à isoler l'effet spécifique des contacts, manque d'attention à la qualité relationnelle au-delà de la fréquence. Ces explications sont valides, mais elles évacuent peut-être une hypothèse plus radicale : et si les contacts n'avaient pas d'effet uniforme parce que leur signification varie fondamentalement selon les situations? Pour certains enfants, maintenir le lien avec des parents aimants mais temporairement incapables constitue une ressource identitaire essentielle. Pour d'autres, retrouver des parents maltraitants réactive des traumatismes et compromet la possibilité de s'apaiser dans le milieu d'accueil. Les contacts ne sont ni bons ni mauvais en soi, ils dépendent de configurations relationnelles et historiques singulières irréductibles aux catégories générales de la recherche.

Cette impossibilité de généraliser confronte le système à un défi considérable : comment prendre des décisions cliniques et juridiques quand la science ne peut fournir de lignes directrices claires? L'ouvrage appelle à développer le "jugement clinique" des intervenants, leur capacité à évaluer la qualité des contacts au-delà de leurs modalités formelles. Mais ce recours au jugement clinique soulève des questions d'équité et de pouvoir : sur quels critères les intervenants évaluent-ils cette qualité? Leurs appréciations ne sont-elles pas nécessairement teintées de leurs propres valeurs culturelles, de classe, de genre? Comment éviter l'arbitraire quand les décisions reposent sur des impressions subjectives plutôt que sur des protocoles standardisés?

Plus fondamentalement, le flou persistant sur les contacts révèle peut-être l'aporie centrale du placement : comment maintenir le lien de filiation tout en protégeant l'enfant de sa famille? Le système veut simultanément préserver l'attachement parent-enfant (d'où les contacts obligatoires) et permettre à l'enfant de créer de nouveaux liens d'attachement dans le milieu d'accueil (d'où la permanence). Mais la théorie de l'attachement elle-même, pourtant massivement mobilisée pour légitimer les pratiques, enseigne qu'on ne peut construire un attachement sécurisant dans un contexte d'incertitude et de loyautés multiples. L'enfant placé vit structurellement dans cette incertitude : il ne sait pas s'il va retourner chez ses parents ou rester en famille d'accueil, il doit aimer ses parents d'accueil sans trahir ses parents d'origine, il investit affectivement un milieu dont il peut être retiré à tout moment. Cette précarité ontologique, le système la produit en voulant concilier l'inconciliable.

Les durées maximales de placement : quand le droit fabrique l'impossible

Le chapitre sur les dépassements des durées maximales de placement constitue l'une des contributions les plus percutantes de l'ouvrage. Introduites en 2007 pour éviter les trajectoires de placement indéfinies, ces DMP fixent des délais au-delà desquels le tribunal doit statuer sur un projet de vie permanent. L'analyse de situations concrètes révèle que ces durées sont massivement dépassées et que les motifs relèvent rarement de l'intérêt de l'enfant : délais judiciaires (remises, ajournements, lenteur des procédures), facteurs organisationnels (roulement de personnel, manque de ressources, délais pour obtenir des expertises), complexité des situations familiales (père qui fait reconnaître sa paternité tardivement, diagnostic médical inattendu).

Ce constat appelle une réflexion sur la violence symbolique des réformes législatives déconnectées des réalités organisationnelles. En fixant des durées maximales sans doter le système des moyens de les respecter, le législateur crée une injonction paradoxale : les acteurs doivent faire ce qu'on leur demande tout en sachant qu'ils ne peuvent pas le faire. Cette situation génère culpabilité professionnelle, sentiment d'impuissance, cynisme face aux réformes successives. Elle produit aussi des effets pervers : précipitation de décisions importantes faute de temps, orientation vers des projets de vie "par défaut" parce que les délais ne permettent pas d'explorer toutes les options, pression sur les parents pour qu'ils "changent" rapidement selon des temporalités institutionnelles déconnectées des rythmes réels de transformation personnelle.

L'ouvrage documente ces dysfonctionnements avec rigueur, mais sans radicaliser la critique. Il appelle à "donner les moyens" de respecter les DMP, à réduire les délais judiciaires, à stabiliser les équipes. Ces recommandations sont pertinentes, mais elles présupposent que le problème est solutionnable moyennant des ajustements organisationnels. Or, une lecture plus critique suggérerait que les dépassements systématiques ne relèvent pas d'un dysfonctionnement mais révèlent l'inadéquation structurelle entre logique juridique et réalité clinique. Le droit fonctionne par catégories générales et temporalités standardisées : tout enfant de moins de deux ans doit voir son projet de vie déterminé dans les douze mois. Mais les situations familiales singulières ne se plient pas à ces découpages abstraits : certains parents peuvent transformer leur situation en six mois, d'autres ont besoin de trois ans, d'autres ne changeront jamais.

Cette tension entre universalité de la règle juridique et singularité des situations concrètes traverse tout le système de protection. Elle ne peut être résolue, seulement gérée au cas par cas via le jugement des acteurs. Reconnaître cela impliquerait de renoncer au fantasme de la rationalisation parfaite, d'accepter que l'incertitude et l'ambiguïté sont constitutives de la pratique plutôt qu'anomalies à éliminer. Cela supposerait aussi de faire confiance aux acteurs de terrain - intervenants, juges, familles d'accueil - pour prendre des décisions adaptées, quitte à ce qu'elles dérogent aux prescriptions législatives. Mais cette confiance est précisément ce que le système refuse d'accorder, préférant multiplier les normes, procédures, balises, comme si la sur-réglementation pouvait compenser l'impossibilité de maîtriser le réel.

Absences et silences : ce que l'ouvrage ne dit pas

Au-delà de ses apports considérables, l'ouvrage se caractérise aussi par des absences significatives qui délimitent son cadre épistémologique et politique. La plus frappante concerne la parole des enfants placés eux-mêmes. Aucun chapitre ne leur donne directement la parole, aucune méthodologie participative n'est mobilisée pour recueillir leur perspective. Certes, plusieurs contributions évoquent leurs expériences, mais toujours médiatisées par le regard des adultes (parents, intervenants, chercheurs). Les enfants apparaissent comme objets de connaissance et d'intervention, pas comme sujets épistémiques légitimes.

Cette absence n'est pas anodine. Elle reproduit la structure même du système de protection où les décisions concernant l'enfant sont prises sans lui, voire contre lui quand son point de vue diverge de l'appréciation professionnelle de son intérêt. L'ouvrage affirme à plusieurs reprises l'importance de "tenir compte du point de vue de l'enfant", mais cette injonction rhétorique ne se traduit jamais en démarche méthodologique concrète. On aurait pu imaginer des chapitres basés sur des entretiens avec des jeunes ayant vécu le placement, des ateliers participatifs avec des enfants actuellement placés, des analyses de leurs productions (dessins, récits, témoignages). Cette absence révèle peut-être les limites éthiques et méthodologiques de la recherche avec des populations vulnérables, mais elle témoigne aussi d'une conception adultiste de la connaissance où seuls les professionnels détiennent la légitimité pour dire le vrai sur l'enfance.

L'autre grande absence concerne la dimension économique du placement. La pauvreté est mentionnée comme "facteur associé", mais jamais analysée comme déterminant structurel. Aucun chapitre ne documente systématiquement les profils socio-économiques des familles suivies, n'examine les corrélations entre taux de placement et indices de défavorisation, ne compare les trajectoires selon les quartiers. Aucune analyse des coûts du placement versus les coûts de politiques préventives (allocations familiales substantielles, logements sociaux, services de garde universels, soutien en santé mentale). Ce silence sur l'économie politique de la protection de l'enfance n'est pas neutre : il permet de maintenir le placement dans le registre technique et compassionnel (protéger les enfants maltraités) en évacuant sa dimension de contrôle social des populations pauvres.

Une approche matérialiste montrerait que le système de protection fonctionne comme dispositif de gestion de la pauvreté : plutôt que de redistribuer les ressources pour permettre aux familles précaires d'offrir des conditions de vie décentes à leurs enfants, on retire ces enfants à leurs familles et on les confie à d'autres familles rémunérées pour les élever. Le placement coûte considérablement plus cher que le soutien préventif aux familles, mais il présente l'avantage politique de cibler les "mauvais parents" plutôt que de remettre en question l'organisation socio-économique. Cette lecture critique, l'ouvrage ne la formule jamais, peut-être parce qu'elle invaliderait les fondements mêmes de la pratique professionnelle de ses auteurs.

Enfin, l'ouvrage ne thématise jamais sa propre position énonciative. Les chercheurs et praticiens qui y contribuent sont pour la plupart des professionnels du système de protection (intervenants, gestionnaires, professeurs formant les futurs intervenants). Cette position institutionnelle n'est jamais réflexivement interrogée : comment influence-t-elle les cadres théoriques mobilisés, les questions posées, les interprétations proposées? Peut-on penser radicalement contre un système dont on est partie prenante? Cette absence de réflexivité épistémologique affaiblit la portée critique de l'ouvrage, qui propose essentiellement une critique réformiste (améliorer le système existant) plutôt que structurelle (questionner ses présupposés et sa fonction sociale).

Conclusion : un ouvrage de référence aux ambitions mesurées

Malgré ces limites, l'ouvrage dirigé par Chateauneuf, Pagé, Poitras et Poirier constitue une contribution majeure à la connaissance du placement familial au Québec. Sa force réside dans la synthèse exhaustive qu'il propose : données épidémiologiques, cadres juridiques, perspectives cliniques, expériences vécues sont systématiquement documentés et articulés. Le lecteur dispose à l'issue de sa lecture d'une compréhension approfondie de la complexité du placement, de ses multiples dimensions et des défis qu'il soulève. Les praticiens y trouveront des repères pour améliorer leurs interventions, les chercheurs des pistes pour approfondir certaines questions, les décideurs des constats pour orienter les politiques.

L'ouvrage se distingue particulièrement par son honnêteté intellectuelle. Plutôt que de proposer des solutions simples à des problèmes complexes, il assume les zones grises, les contradictions persistantes, les questions sans réponse. Cette humilité épistémologique contraste avantageusement avec la tentation fréquente, dans le champ de l'intervention sociale, de présenter comme évidences scientifiques ce qui relève de choix normatifs contestables. Les auteurs reconnaissent que de nombreuses questions demeurent ouvertes (effets des contacts parent-enfant, modalités optimales de placement, facteurs prédictifs des trajectoires) et que les décisions se prennent nécessairement dans l'incertitude.

Cette posture réflexive aurait pu être radicalisée en interrogeant non seulement les incertitudes empiriques mais les présupposés théoriques et politiques qui structurent le champ. L'ouvrage reste prisonnier d'un cadre consensuel où certaines questions ne peuvent être posées : la légitimité de l'intervention étatique coercitive auprès des familles, la fonction de contrôle social du système de protection, la normativité culturelle et de classe des critères d'évaluation parentale, la violence symbolique du placement présentée comme protection. Ces questions dérangeantes affleurent parfois dans les analyses, particulièrement dans le chapitre sur le placement autochtone, mais ne sont jamais frontalement assumées.

Cette prudence critique s'explique sans doute par la position institutionnelle des auteurs et par les contraintes du genre académique. Un ouvrage collectif réunissant des contributeurs aux perspectives diverses ne peut adopter une posture théorique trop tranchée sans risquer l'éclatement. De plus, une critique trop radicale du système aurait pu être perçue comme délégitimation du travail des professionnels qui s'engagent quotidiennement, souvent avec dévouement, pour protéger des enfants en danger. Il y a là une tension difficile à résoudre : comment critiquer un système sans dévaloriser ceux qui y travaillent? Comment nommer la violence institutionnelle sans nier la violence familiale réelle qui justifie les interventions?

L'ouvrage choisit de maintenir cette tension plutôt que de la résoudre prématurément, et c'est peut-être sa plus grande qualité. Il donne à voir la complexité irréductible du placement, les dilemmes éthiques indépassables qu'il soulève, l'impossibilité de solutions parfaites. Cette lucidité désenchantée ouvre un espace pour penser autrement : non pas en cherchant à optimiser le système existant, mais en reconnaissant ses apories constitutives et en imaginant des alternatives radicales.

Car c'est bien la question que l'ouvrage permet de poser sans la formuler explicitement : et si le placement, malgré toutes les améliorations possibles, restait fondamentalement problématique? Et si la séparation de l'enfant de sa famille, même "dans son intérêt", générait nécessairement des traumatismes et des loyautés déchirées qu'aucune technique d'intervention ne peut complètement réparer? Et si, plutôt que de perfectionner les modalités du placement, il fallait repenser radicalement le système de protection en investissant massivement dans la prévention, le soutien matériel aux familles vulnérables, l'accompagnement communautaire? Ces questions dépassent le cadre de l'ouvrage, mais elles émergent en creux de sa lecture attentive.

Placement en famille d'accueil et protection de la jeunesse s'impose comme référence incontournable pour quiconque s'intéresse à la protection de l'enfance au Québec. Il documente avec rigueur l'état actuel des connaissances, identifie les enjeux prioritaires, formule des recommandations pertinentes pour améliorer les pratiques. Mais au-delà de ces apports immédiats, l'ouvrage offre surtout un matériau empirique et analytique à partir duquel peuvent se déployer des lectures plus critiques. En assumant la complexité sans la réduire, en documentant les contradictions sans les euphémiser, il ouvre un espace de pensée où chercheurs, praticiens et citoyens peuvent collectivement interroger ce que nous faisons, au nom de leur protection, aux enfants les plus vulnérables de notre société.

Post-scriptum à l'attention des lecteurs français : Québec et France, deux régimes de protection en miroir déformant

La lecture de cet ouvrage québécois par un public français ne peut faire l'économie d'un détour comparatiste. Car si les systèmes de protection de l'enfance québécois et français partagent une matrice commune - héritage des États-providence d'après-guerre, prétention à protéger l'enfant contre sa famille tout en préservant les liens de filiation -, ils se sont historiquement construits selon des logiques institutionnelles divergentes qui produisent des configurations pratiques et symboliques distinctes. Comprendre ces différences permet non seulement de mieux saisir les spécificités du cas québécois, mais aussi de porter un regard décentré sur le système français en identifiant ce qui, dans nos propres évidences, relève de choix historiques contingents plutôt que de nécessités universelles.

Deux généalogies institutionnelles : centralisation française versus pragmatisme nord-américain

Le système français de protection de l'enfance s'est construit dans une histoire longue marquée par la centralisation étatique, la méfiance républicaine envers les corps intermédiaires et une conception juridique forte de la filiation. L'Assistance publique créée au XIXe siècle, les pupilles de l'État, l'Aide sociale à l'enfance structurée après 1945 témoignent d'une logique où l'État se substitue à la famille défaillante selon des procédures administratives et judiciaires codifiées. Le placement familial français reste marqué par cette généalogie : les assistants familiaux sont des agents publics contractuels des départements, leur statut professionnel date de 2005, leur formation est encadrée par des diplômes nationaux. La distinction entre placement administratif (avec accord des parents) et judiciaire (imposé par le juge des enfants) structure l'ensemble du dispositif selon une logique binaire : consentement ou contrainte, volontariat ou autorité.

Le Québec, à l'inverse, s'inscrit dans une tradition nord-américaine où l'intervention étatique s'est développée plus tardivement et selon des modalités moins centralisées. La Loi sur la protection de la jeunesse de 1979 marque la rupture avec l'ère des institutions religieuses qui géraient auparavant l'enfance en difficulté. Le système qui émerge privilégie le recours aux familles d'accueil plutôt qu'aux établissements, dans une logique pragmatique de normalisation : mieux vaut placer l'enfant dans une famille ordinaire que dans une institution. Cette orientation explique le développement précoce et massif du placement familial au Québec, ainsi que la diversification des types de familles d'accueil (régulières, de proximité, à vocation adoptive) en fonction des besoins spécifiques.

La professionnalisation des familles d'accueil québécoises, actée par la Loi sur la représentation des ressources de 2009, représente une rupture historique qui n'a pas d'équivalent en France à cette échelle. Alors que les assistants familiaux français ont obtenu un statut professionnel par la loi de 2005, ce statut reste précaire (CDD renouvelables, faible reconnaissance salariale, subordination aux services départementaux). Au Québec, les familles d'accueil ont conquis un véritable droit syndical, négocient des conventions collectives, bénéficient d'avantages sociaux comparables aux travailleurs autonomes. Cette différence n'est pas anodine : elle traduit des conceptions divergentes du care familial. En France, l'assistant familial reste pensé dans une logique de "suppléance familiale" où la dimension affective doit primer sur la dimension professionnelle. Au Québec, l'hybridation assumée entre parentalité et professionnalité ouvre des possibilités (reconnaissance, droits, formation) mais génère aussi des tensions identitaires que l'ouvrage documente avec finesse.

Configurations juridiques contrastées : autorité parentale versus projet de vie

Le traitement juridique de la filiation et de l'autorité parentale diffère substantiellement entre les deux systèmes. En France, l'autorité parentale reste le principe organisateur : même lors d'un placement, les parents conservent en théorie l'essentiel de leurs prérogatives, le juge des enfants ne pouvant les limiter que pour des actes précis. La déchéance de l'autorité parentale demeure exceptionnelle et suppose des fautes graves. Cette architecture juridique reflète une conception forte du lien de filiation comme indisponible et quasi-sacré : on peut retirer l'enfant à ses parents, mais on hésite à rompre le lien juridique de filiation.

Le Québec a développé une logique différente centrée sur la notion de "projet de vie" de l'enfant. L'introduction des durées maximales de placement en 2007 matérialise cette conception : passé un certain délai (variant selon l'âge de l'enfant), le tribunal doit statuer sur un projet de vie permanent, quitte à prononcer une déchéance de l'autorité parentale si la réunification s'avère impossible. Cette orientation traduit une préoccupation obsessionnelle pour la permanence et la stabilité, inspirée des recherches anglo-saxonnes sur l'attachement. Le temps de l'enfant prime sur le temps des parents : on ne peut laisser un enfant en situation d'attente indéfinie pendant que ses parents tentent de résoudre leurs difficultés.

L'ouvrage documente les effets contradictoires de ce dispositif : les durées maximales sont massivement dépassées pour des raisons structurelles (délais judiciaires, manque de ressources), créant une injonction paradoxale où le droit prescrit ce que le système ne peut actualiser. Pour un lecteur français, cette situation résonne familièrement : notre propre système connaît des délais judiciaires considérables, des projets pour l'enfant qui s'éternisent, des enfants qui "poireautent" en famille d'accueil sans perspective claire. Mais en France, cette situation n'est pas vécue comme "dépassement" d'une norme temporelle explicite : elle relève d'un dysfonctionnement implicite plutôt que d'une violation de la loi. La différence tient moins à la réalité pratique qu'à sa formalisation juridique et à la visibilité politique qui en découle.

La question de l'adoption révèle aussi des écarts significatifs. Au Québec, l'adoption d'enfants pupilles de l'État (équivalent français) reste marginale malgré les incitations législatives. L'ouvrage montre que de nombreux facteurs expliquent ce faible recours : réticences des familles d'accueil à perdre le soutien institutionnel et les rétributions financières, hésitations des intervenants à "couper" définitivement les liens avec la famille d'origine, prudence judiciaire face à l'irréversibilité de l'adoption plénière. En France, l'adoption simple (qui maintient des liens juridiques avec la famille d'origine tout en créant une nouvelle filiation) offre une alternative que le Québec ne connaît pas sous cette forme. Cette différence juridique structure des possibilités pratiques différentes : l'adoption simple française permet une forme de "double appartenance" que l'architecture juridique québécoise, fondée sur l'adoption plénière exclusive, rend impensable.

Le placement de proximité : révélateur des conceptions de la famille

Le recours massif aux familles d'accueil de proximité au Québec - membres de la famille élargie ou proches de l'enfant - constitue l'une des spécificités les plus frappantes pour un observateur français. Depuis les modifications de 2007, la loi québécoise impose de prioriser ces placements avant de recourir aux familles d'accueil régulières. Cette orientation juridique s'inspire de pratiques anglo-saxonnes (kinship care) et reflète une conception extensive de la famille où les grands-parents, oncles, tantes, voire amis proches constituent des ressources légitimes pour suppléer aux parents défaillants.

En France, le placement chez un tiers digne de confiance existe depuis 2007 mais reste quantitativement marginal et juridiquement distinct du placement en famille d'accueil classique. Cette réticence française tient à plusieurs facteurs : méfiance envers les solidarités familiales susceptibles de reproduire les dysfonctionnements, crainte que la famille élargie ne "couvre" les parents maltraitants, valorisation de la rupture protectrice que représente le placement hors du cercle familial. Ces réticences traduisent une conception plus individualiste de la filiation : l'enfant appartient à ses parents, pas à un réseau familial élargi. Si les parents défaillent, l'État se substitue via des professionnels, plutôt que de solliciter la parenté.

L'ouvrage québécois révèle les ambiguïtés du placement de proximité : continuité identitaire et culturelle pour l'enfant, mais aussi risques de conflits familiaux, culpabilité des grands-parents ("où avons-nous échoué?"), difficultés à poser des limites avec les parents. Ces constats interrogent la pertinence de la priorisation légale : faut-il systématiquement privilégier la proximité familiale ou évaluer au cas par cas? La question se pose différemment selon les cultures familiales : dans les sociétés où l'éducation collective des enfants par la parenté élargie constitue la norme, le placement de proximité apparaît comme évidence. Dans les sociétés à structure familiale nucléaire, il peut sembler transgression des frontières entre générations.

Cette dimension culturelle émerge avec force dans le chapitre sur le placement des enfants autochtones. La surreprésentation massive de ces enfants dans le système de protection (au Québec comme dans l'ensemble du Canada) perpétue sous forme bureaucratisée la violence coloniale des pensionnats. La Loi C-92 de 2019 tente de reconnaître l'autodétermination autochtone en matière de protection de l'enfance et impose le maintien de l'enfant dans sa communauté culturelle. Mais l'ouvrage montre l'écart persistant entre principes juridiques et pratiques effectives : les intervenants majoritairement allochtones évaluent les familles autochtones selon des normes occidentales, les tribunaux continuent de statuer sans respecter les dispositions de la loi, les communautés manquent de ressources pour développer des alternatives.

Pour un lecteur français, ce chapitre résonne étrangement familier. Notre propre système de protection reproduit des mécanismes similaires d'imposition normative envers les familles issues de l'immigration post-coloniale, particulièrement maghrébines et subsahariennes. Sans qu'existe de statistiques ethniques permettant de documenter objectivement les surreprésentations, les professionnels de terrain constatent empiriquement que certaines populations sont disproportionnellement ciblées par les signalements et les placements. Les critères d'évaluation parentale (stimulation cognitive, autonomie de l'enfant, verbalisation des émotions, etc.) véhiculent des normes culturelles de classe moyenne éduquée qui pathologisent d'autres modèles éducatifs. La différence entre Québec et France tient moins aux pratiques qu'à leur visibilité politique : la question autochtone fait l'objet au Canada d'un débat public et de dispositifs législatifs spécifiques, tandis que la dimension post-coloniale de la protection de l'enfance française reste largement impensée.

Deux régimes de savoir : hégémonie psychologique versus pluralisme disciplinaire

La lecture de l'ouvrage québécois frappe par l'hégémonie des cadres théoriques issus de la psychologie du développement et de la clinique du trauma. La théorie de l'attachement structure l'essentiel des analyses sur les besoins de l'enfant, les effets du placement, les modalités de contacts avec les parents. Les "expériences de vie adverses" et leurs "séquelles traumatiques" constituent le prisme dominant pour penser l'enfant placé. Cette orientation théorique n'est pas neutre : elle individualise et psychologise des problématiques qui relèvent aussi de déterminants sociaux, elle pathologise l'enfant en en faisant un sujet nécessairement blessé qu'il faut réparer.

Le système français de protection de l'enfance, bien qu'également influencé par ces cadres théoriques, laisse davantage de place à d'autres traditions intellectuelles. La psychanalyse, particulièrement lacanienne, imprègne encore significativement les pratiques françaises, avec son attention au symbolique, à la place dans la filiation, aux impossibilités structurales plutôt qu'aux dysfonctionnements réparables. L'éducation spécialisée, profession spécifiquement française née de l'après-guerre, véhicule une culture professionnelle distincte de celle du travail social nord-américain : moins centrée sur l'évaluation et la gestion de cas, davantage sur l'accompagnement éducatif au quotidien et la relation comme outil d'intervention. Ces différences disciplinaires produisent des manières contrastées de problématiser le placement : là où le Québec voit un enfant traumatisé nécessitant stabilité et permanence, la France voit parfois un sujet en souffrance nécessitant élaboration symbolique de son histoire.

L'ouvrage québécois illustre aussi une différence dans les rapports entre recherche et pratique. Les collaborations entre universités et services de protection y semblent plus institutionnalisées, les pratiques davantage "evidence-based", les décisions cliniques supposées s'appuyer sur des données probantes. En France, le fossé entre monde académique et terrain reste considérable : les recherches universitaires peinent à irriguer les pratiques professionnelles, les innovations restent locales et peu évaluées, le "passage à l'échelle" des expérimentations prometteuses se heurte à la fragmentation institutionnelle (chaque département construit sa politique de protection de l'enfance).

Cette différence tient en partie aux échelles : le Québec forme une entité de huit millions d'habitants avec un système unifié sous compétence provinciale, facilitant la coordination entre recherche, formation et pratique. La France, avec ses soixante-sept départements aux politiques disparates, rend beaucoup plus difficile toute harmonisation. Mais l'écart renvoie aussi à des cultures professionnelles distinctes : les travailleurs sociaux français revendiquent traditionnellement une autonomie clinique contre les logiques gestionnaires et les "bonnes pratiques" standardisées, tandis que leurs homologues québécois semblent davantage intégrés à des protocoles institutionnels.

Questions transversales : pauvreté, genre, temporalités

Au-delà des différences institutionnelles, Québec et France affrontent des enjeux transversaux comparables que l'ouvrage permet d'identifier. Le premier concerne la pauvreté comme déterminant invisible du placement. L'ouvrage québécois mentionne la "défavorisation économique" comme facteur associé sans jamais l'analyser comme causalité structurelle. Cette pudeur analytique caractérise aussi la littérature française sur la protection de l'enfance : on sait empiriquement que les familles suivies cumulent massivement les indicateurs de précarité, mais on hésite à nommer frontalement que le système de protection fonctionne largement comme dispositif de gestion de la pauvreté. Cette occultation tient sans doute à la crainte de stigmatiser les familles pauvres, mais elle empêche de penser les alternatives : et si, plutôt que de multiplier les placements, on investissait massivement dans des politiques redistributives (allocations substantielles, logement social, services de garde gratuits, accès aux soins de santé mentale)?

La question du genre traverse aussi les deux systèmes de manière comparable. Le chapitre québécois sur l'accompagnement différencié des pères et mères dont les enfants sont placés résonne avec les constats français : on cible prioritairement les mères, on les évalue plus sévèrement, on leur demande davantage. Les pères restent périphériques sauf quand ils représentent un danger (violence conjugale, abus sexuels). Cette focalisation sur la mère reproduit l'assignation genrée du care tout en invisibilisant les responsabilités paternelles et les ressources que certains pères pourraient constituer. Des deux côtés de l'Atlantique, le système peine à penser la coparentalité en contexte de vulnérabilité, préférant identifier un parent "suffisamment bon" qui assumera seul la charge de l'enfant.

Les temporalités constituent un autre enjeu partagé. Québec avec ses durées maximales de placement, France avec son projet pour l'enfant devant être établi dans les trois mois : les deux systèmes tentent de rationaliser le temps de l'intervention en fixant des délais supposés protéger l'enfant contre l'errance institutionnelle. Mais dans les deux cas, ces prescriptions temporelles se heurtent aux mêmes obstacles : délais judiciaires incompressibles, temps nécessaire aux transformations familiales, rythmes institutionnels déconnectés des temporalités vécues. Cette obsession pour le temps chronométré traduit peut-être l'impuissance des systèmes à contrôler effectivement leurs pratiques : faute de pouvoir maîtriser la qualité des interventions, on tente de maîtriser leur durée.

Ce que le Québec révèle du cas français

Lire ce livre québécois depuis la France produit un effet de défamiliarisation salutaire. Certaines évidences françaises apparaissent soudain comme choix historiques contingents : pourquoi privilégions-nous le placement hors du cercle familial? Pourquoi hésitons-nous tant à prononcer des déchéances d'autorité parentale même quand la réunification est manifestement impossible? Pourquoi nos assistants familiaux restent-ils aussi peu reconnus et rémunérés? Ces questions, rarement posées frontalement en France, émergent en creux de la comparaison.

Inversement, les choix québécois interrogent : la professionnalisation des familles d'accueil améliore-t-elle réellement leurs conditions ou introduit-elle une logique gestionnaire délétère? Les durées maximales protègent-elles les enfants ou génèrent-elles une pression contre-productive? La priorisation du placement de proximité sert-elle toujours l'intérêt de l'enfant? Ces questions traversent l'ouvrage sans recevoir de réponse définitive, et c'est précisément cette honnêteté intellectuelle qui le rend précieux pour un lecteur français.

Car au-delà des différences institutionnelles, Québec et France affrontent les mêmes apories fondamentales : comment protéger l'enfant de sa famille tout en préservant les liens de filiation? Comment concilier temporalité de l'enfant et temps nécessaire aux transformations parentales? Comment éviter que la protection ne devienne contrôle social des familles pauvres? Ces questions n'ont pas de solution technique, elles relèvent de choix éthiques et politiques que chaque société doit assumer. L'ouvrage québécois ne les résout pas, mais il offre un matériau empirique et analytique permettant de les penser plus rigoureusement.

Pour les lecteurs français - chercheurs, praticiens, décideurs -, ce livre constitue donc bien plus qu'un état des lieux du système québécois. Il fonctionne comme miroir déformant révélant, par contraste, les spécificités et les impensés du cas français. Il invite à historiciser nos propres évidences, à reconnaître que nos manières de faire ne sont pas les seules possibles, à imaginer d'autres configurations. Non pour importer mécaniquement des dispositifs québécois en France - les greffes institutionnelles fonctionnent rarement -, mais pour nourrir une réflexivité critique sur nos propres pratiques et les présupposés qui les fondent. Dans un champ où le consensus mou et les fausses évidences ("l'intérêt de l'enfant", "la permanence", "le lien") tiennent lieu de pensée, cette contribution québécoise ouvre salutairement l'espace du questionnement et du débat.

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