La sortie de l'Aide Sociale à l'Enfance et l'injonction à l'autonomie : entre responsabilisation des jeunes majeurs et désengagement institutionnel
Introduction
L'Aide Sociale à l'Enfance (ASE) constitue l'un des piliers fondamentaux du système français de protection de l'enfance, inscrite dans le Code de l'action sociale et des familles depuis la décentralisation de 1983. Cette institution publique départementale a pour mission d'apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique aux enfants et familles en difficulté, ainsi que de prendre en charge les mineurs confiés par l'autorité judiciaire (Rousseau, 2009). Le cadre légal de la protection de l'enfance, renforcé par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance, puis par la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l'enfant, définit les modalités d'intervention et les droits des jeunes accompagnés (Naves et Cathala, 2000).
Cependant, le passage à la majorité représente un moment critique dans les parcours des jeunes accompagnés par l'ASE. Contrairement aux jeunes issus de familles « ordinaires » qui bénéficient généralement d'un soutien familial prolongé, les jeunes sortant de l'ASE se trouvent confrontés à une rupture institutionnelle brutale à 18 ans, avec parfois la possibilité d'un accompagnement jusqu'à 21 ans dans le cadre des contrats jeunes majeurs (Frechon, 2003). Cette transition pose des défis considérables en termes d'autonomisation, d'insertion sociale et professionnelle, dans un contexte où l'allongement de la jeunesse caractérise les sociétés contemporaines (Galland, 2011).
Un paradoxe émerge de cette situation : alors que les institutions prônent la responsabilisation et l'autonomie des jeunes majeurs, elles se désengagent progressivement de leur accompagnement, transférant sur les individus la charge de leur insertion sociale et professionnelle. Cette double injonction – être autonome tout en étant privé des supports nécessaires à cette autonomie – révèle les ambiguïtés des politiques publiques de protection de l'enfance et interroge les pratiques professionnelles (Muniglia et Rothé, 2012).
Comment les institutions, les professionnels et les jeunes naviguent-ils dans cette transition marquée par la tension entre injonction à l'autonomie et désengagement institutionnel ? Cette question centrale nous amène à explorer les mécanismes complexes qui régissent la sortie de l'ASE, en analysant les arbitrages éthiques des professionnels confrontés aux contraintes institutionnelles, les modalités et conséquences du désengagement institutionnel, les processus de responsabilisation et de culpabilisation des jeunes majeurs, ainsi que les stratégies collectives de négociation de solutions face à ces défis.
- Les arbitrages éthiques des professionnels confrontés au désengagement institutionnel
- La tension entre cadre légal et réalité du terrain
Les professionnels de l'ASE évoluent dans un environnement juridique complexe qui définit leurs obligations tout en limitant leurs marges de manœuvre. La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance a renforcé les droits des jeunes et précisé les modalités d'accompagnement, notamment en instaurant le projet pour l'enfant (PPE) comme outil central de planification de l'intervention (Seraphin, 2016). Ce cadre légal prévoit théoriquement un accompagnement jusqu'à 21 ans pour les jeunes majeurs en difficulté, à travers les contrats jeunes majeurs, mais les conditions d'attribution et de renouvellement de ces dispositifs restent restrictives et inégalement appliquées selon les départements (Robin, 2010).
La réalité du terrain révèle cependant des contraintes importantes qui limitent l'application effective de ces dispositions légales. Les budgets départementaux consacrés à l'ASE, soumis aux arbitrages politiques locaux, ne permettent pas toujours de répondre aux besoins identifiés (Collin et Sueur, 2006). Cette tension budgétaire se traduit par des critères d'éligibilité de plus en plus stricts pour les contrats jeunes majeurs, obligeant les professionnels à opérer des choix difficiles entre les situations qu'ils estiment prioritaires (Goyette, 2007).
L'organisation institutionnelle elle-même génère des contraintes supplémentaires. La fragmentation des services, la rotation des professionnels, les réorganisations administratives fréquentes perturbent la continuité de l'accompagnement et complexifient la construction de relations de confiance durables avec les jeunes (Sellenet, 2007). Les éducateurs spécialisés, assistants sociaux et autres professionnels se trouvent ainsi pris entre leurs convictions professionnelles et les exigences gestionnaires de leurs institutions (Chauvière, 2007).
- Les dilemmes éthiques dans la pratique quotidienne
Face à ces contraintes, les professionnels développent des stratégies d'adaptation qui révèlent leurs dilemmes éthiques quotidiens. L'exemple emblématique concerne les décisions de prolongation ou d'arrêt de l'accompagnement à l'approche de la majorité. Un éducateur référent peut identifier des vulnérabilités importantes chez un jeune de 17 ans et demi – difficultés scolaires, absence de réseau familial, problèmes de santé mentale – tout en sachant que les critères institutionnels pour l'attribution d'un contrat jeune majeur ne seront probablement pas remplis (Frechon et Dumaret, 2008).
Cette situation génère ce que Lipsky (2010) qualifie de « dilemmes du travail de rue », où les agents de première ligne doivent composer entre leurs valeurs professionnelles et les contraintes organisationnelles. Certains professionnels adoptent alors des stratégies de contournement : maintien informel de contacts, orientation vers des associations partenaires, mobilisation de réseaux personnels pour soutenir le jeune. Ces pratiques, bien qu'elles témoignent d'un engagement éthique, restent fragiles et inégalement distribuées selon les territoires et les équipes (Jaeger, 2006).
Le risque de stigmatisation constitue un autre dilemme éthique majeur. Les professionnels doivent concilier l'évaluation objective des capacités du jeune avec le respect de sa dignité et la préservation de son estime de soi. L'élaboration du projet de sortie nécessite d'identifier les difficultés et les manques du jeune tout en évitant de le culpabiliser ou de renforcer une image négative de lui-même (Mackiewicz, 2018). Cette tension s'avère particulièrement délicate dans un contexte où les jeunes de l'ASE sont souvent porteurs d'histoires douloureuses et de fragilités multiples.
- L'éthique professionnelle et la posture relationnelle
L'éthique professionnelle en protection de l'enfance repose sur des principes fondamentaux qui guident l'action des travailleurs sociaux : le respect de la personne, la non-malveillance, la justice sociale et l'autonomie (Banks, 2006). Ces principes entrent parfois en tension lors de la préparation à la sortie de l'ASE. Comment concilier le respect de l'autonomie du jeune avec la nécessité de le protéger de situations potentiellement dangereuses ? Comment promouvoir la justice sociale dans un contexte de restriction budgétaire qui limite l'accès aux dispositifs de soutien ?
La posture relationnelle développée par les professionnels constitue un élément central de cette éthique appliquée. Nombreux sont ceux qui privilégient une approche « capacitante » (Sen, 2009), centrée sur le développement des capabilités du jeune plutôt que sur ses déficits. Cette posture implique de reconnaître le jeune comme acteur de son parcours tout en lui fournissant les supports nécessaires à l'exercice de cette agency (Soulet, 2005). Elle nécessite également de maintenir un équilibre délicat entre soutien et autonomisation, évitant tant la surprotection que l'abandon prématuré.
La notion de « bienveillance » occupe une place particulière dans ce cadre éthique. Au-delà de la simple bonne intention, elle implique une attention soutenue aux besoins du jeune, une écoute de sa parole et une reconnaissance de son expertise sur sa propre situation (Bouquet, 2012). Cette bienveillance active se traduit par des pratiques concrètes : préparation progressive à la sortie, construction d'un réseau de soutien, anticipation des difficultés potentielles, maintien de liens après la sortie officielle.
Cependant, l'éthique professionnelle ne peut se limiter à l'action individuelle des professionnels. Elle nécessite également une réflexion collective sur les conditions institutionnelles qui permettent ou empêchent la mise en œuvre de ces principes (Ravon et Vidal-Naquet, 2016).
- Le désengagement institutionnel et ses implications
- Les politiques de sortie de l'ASE : dispositifs et limites
Le désengagement institutionnel dans le champ de la protection de l'enfance s'inscrit dans un mouvement plus large de transformation des politiques sociales, marqué par le passage d'une logique de prise en charge à une logique d'activation et de responsabilisation des usagers (Duvoux, 2009). Cette évolution se manifeste concrètement dans l'organisation de la sortie de l'ASE, à travers la mise en place de dispositifs censés préparer et accompagner l'autonomisation des jeunes majeurs.
Les contrats jeunes majeurs constituent le dispositif principal de cette transition. Prévus par l'article L. 222-5 du Code de l'action sociale et des familles, ils permettent un accompagnement éducatif et financier jusqu'à 21 ans, sous condition de « poursuite d'études ou d'insertion professionnelle ». Cependant, l'attribution de ces contrats relève de la compétence exclusive des départements, créant des disparités territoriales importantes (Frechon et Robette, 2013). Certains départements n'accordent des contrats jeunes majeurs qu'à 30% des jeunes sortants de l'ASE, quand d'autres atteignent 80%, révélant des politiques départementales très différenciées.
Les autres dispositifs d'accompagnement à la sortie restent fragmentés et insuffisants. Les Fonds d'Aide aux Jeunes (FAJ), gérés par les départements, offrent des aides ponctuelles mais ne garantissent pas un accompagnement durable. Les logements sociaux restent difficiles d'accès pour des jeunes sans garant ni revenus stables, malgré l'existence de quotas théoriques. Les Foyers de Jeunes Travailleurs, traditionnels lieux de transition, voient leurs capacités d'accueil diminuer face à la concurrence d'autres publics (Jung, 2010).
Cette insuffisance quantitative des dispositifs s'accompagne d'une logique qualitative problématique. L'accompagnement proposé privilégie souvent une approche instrumentale, centrée sur l'acquisition de compétences techniques (gestion budgétaire, recherche d'emploi, démarches administratives) au détriment d'un soutien psychologique et social plus global (Muniglia, 2013). Cette vision réductrice de l'autonomie néglige les dimensions relationnelles et affectives de la construction identitaire des jeunes adultes.
- L'économie politique du désengagement
Le désengagement institutionnel dans le champ de l'ASE s'inscrit dans une dynamique plus large de restructuration des politiques publiques, marquée par la recherche d'économies budgétaires et la redéfinition du rôle de l'État social (Castel, 2009). Cette logique gestionnaire transforme progressivement la protection de l'enfance d'un service public de solidarité en un dispositif temporaire d'assistance, limité dans le temps et conditionné aux « efforts » des bénéficiaires.
L'analyse des budgets départementaux consacrés à l'ASE révèle cette tension entre augmentation des besoins et contrainte budgétaire. Malgré une hausse continue du nombre d'enfants confiés (plus de 340 000 en 2017), les dépenses par enfant tendent à stagner, voire à diminuer dans certains départements (ONPE, 2019). Cette situation pousse les gestionnaires à privilégier les mesures les moins coûteuses et à raccourcir la durée des prises en charge, particulièrement pour les jeunes majeurs considérés comme « moins prioritaires » que les mineurs.
La logique d'évaluation qui accompagne cette transformation budgétaire modifie également les pratiques professionnelles. Les indicateurs de performance privilégient des critères quantitatifs (nombre de sorties, taux d'insertion professionnelle à court terme) au détriment d'une évaluation qualitative des parcours (Chauvière et Tronche, 2002). Cette approche comptable tend à invisibiliser les dimensions relationnelles du travail social et à décourager les investissements à long terme dans l'accompagnement des jeunes les plus vulnérables.
- Conséquences pour les trajectoires des jeunes majeurs
Les effets du désengagement institutionnel sur les parcours des jeunes sortant de l'ASE sont désormais bien documentés par les recherches longitudinales. L'enquête EVE (Evaluation des besoins fondamentaux des Enfants) menée par l'INED révèle que 40% des jeunes sortis de l'ASE connaissent des difficultés de logement dans les deux années suivant leur majorité, contre 15% pour l'ensemble des jeunes de leur âge (Frechon et Dumaret, 2008). Ces difficultés matérielles s'accompagnent souvent de problèmes de santé mentale, d'isolement social et de précarité professionnelle.
La brutalité de la rupture institutionnelle constitue un facteur aggravant de ces difficultés. Contrairement aux jeunes de familles « ordinaires » qui bénéficient d'un soutien familial progressivement décroissant, les jeunes de l'ASE passent souvent sans transition d'un encadrement institutionnel dense à une autonomie complète (Stein, 2005). Cette discontinuité génère des phénomènes de régression, de désorganisation psychique et parfois de retour vers des situations déjà connues (famille d'origine dysfonctionnelle, milieux délinquants).
L'impact sur l'estime de soi et la construction identitaire s'avère particulièrement préoccupant. De nombreux jeunes interprètent cette rupture institutionnelle comme un abandon ou un échec personnel, réactivant des blessures narcissiques liées à leur histoire familiale (Potin, 2009). Cette culpabilisation intériorisée peut conduire à des stratégies d'évitement des institutions sociales, privant les jeunes des aides auxquelles ils pourraient prétendre et aggravant leur isolement.
- Impact sur les pratiques et l'identité professionnelles
Le désengagement institutionnel transforme en profondeur les conditions d'exercice des professionnels de l'ASE et interroge leur identité professionnelle. Les éducateurs spécialisés, traditionnellement formés à l'accompagnement au long cours et à la construction de relations éducatives durables, se trouvent contraints d'adapter leurs pratiques à des temporalités raccourcies et des objectifs d'efficacité immédiate (Rullac, 2006).
Cette évolution génère des tensions identitaires importantes. Comment concilier la vocation éducative, centrée sur le développement global de la personne, avec une injonction à l'efficacité gestionnaire ? Comment maintenir une éthique du care dans un contexte de rationalisation bureaucratique croissante ? Ces questions traversent l'ensemble du secteur social et interrogent la professionnalisation du travail social (Autès, 2004).
Face à ces contradictions, les professionnels développent diverses stratégies d'adaptation. Certains adoptent une posture de résistance, maintenant coûte que coûte des pratiques qu'ils estiment conformes à leur éthique professionnelle, au risque de l'épuisement. D'autres intériorisent progressivement la logique gestionnaire et modifient leurs pratiques en conséquence. Une troisième voie consiste à développer des stratégies de contournement créatif, exploitant les marges de manœuvre du système pour préserver certains espaces d'accompagnement qualitatif.
- La responsabilisation et la culpabilisation des jeunes majeurs
- L'injonction à l'autonomie dans le contexte contemporain
L'autonomie constitue un horizon normatif central des sociétés contemporaines, particulièrement prégnant dans le champ des politiques sociales. Cette notion, héritée de la philosophie des Lumières et réactualisée par les théories libérales contemporaines, fait de l'individu autonome l'idéal-type du citoyen moderne (Ehrenberg, 1998). Dans le domaine de la protection de l'enfance, cette injonction à l'autonomie prend une forme particulièrement aiguë, les jeunes de l'ASE étant sommés de rattraper rapidement un « retard » développemental supposé les caractériser.
Cette conception de l'autonomie repose sur une anthropologie individualisante qui postule la capacité de chaque individu à se construire par lui-même, indépendamment de ses conditions sociales d'existence (Martuccelli, 2002). Elle occulte les inégalités structurelles qui caractérisent les parcours des jeunes de l'ASE : origine sociale populaire, histoire familiale chaotique, parcours scolaire difficile, absence de capital social et culturel transmis par la famille (Bourdieu, 1986).
L'injonction à l'autonomie se traduit concrètement par un ensemble d'exigences institutionnelles et sociales que doivent satisfaire les jeunes majeurs de l'ASE. Ils doivent démontrer leur capacité à gérer un budget, à rechercher activement un emploi ou une formation, à entretenir un logement, à développer des relations sociales « saines ». Ces compétences, considérées comme « naturelles » chez les jeunes issus de milieux favorisés, deviennent des objectifs explicites d'apprentissage pour les jeunes de l'ASE (Goyette et Turcotte, 2004).
Cette approche par compétences, largement inspirée des méthodes du management et de la psychologie comportementale, tend à fragmenter l'expérience des jeunes en unités mesurables et évaluables. Elle néglige les dimensions subjectives de l'autonomisation : construction identitaire, gestion des émotions, élaboration du sens, inscription dans des collectifs (Soulet, 2005). Cette réduction techniciste de l'autonomie participe à la désincarnation de l'accompagnement éducatif et à l'affaiblissement du lien social.
- Les mécanismes de culpabilisation implicite
La responsabilisation des jeunes majeurs de l'ASE s'accompagne souvent de mécanismes de culpabilisation implicite qui déplacent sur les individus la responsabilité de difficultés largement structurelles. Cette culpabilisation s'opère à travers plusieurs registres discursifs qui naturalisent les inégalités et occultent les déterminismes sociaux (Paugam, 2013).
Le premier registre concerne la pathologisation des difficultés rencontrées par les jeunes. Les problèmes de logement, d'emploi ou de santé sont souvent interprétés comme les conséquences de « troubles du comportement », de « manque de motivation » ou d'« immaturité ». Cette lecture psychologisante évacue l'analyse des conditions structurelles (crise du logement, chômage de masse, discriminations) qui expliquent largement les difficultés d'insertion des jeunes de l'ASE (Astier, 2007).
Le second registre mobilise la rhétorique de l'égalité des chances pour justifier les inégalités de traitement. Si tous les jeunes sont théoriquement égaux face aux dispositifs d'insertion, ceux qui n'en bénéficient pas sont implicitement considérés comme responsables de leur situation. Cette idéologie méritocratique occulte les inégalités de capital social, culturel et économique qui caractérisent les jeunes de l'ASE et conditionnent largement leur capacité à mobiliser les ressources institutionnelles (Dubet, 2010).
Le troisième registre concerne la temporalité de l'insertion. Les jeunes de l'ASE sont sommés de s'insérer rapidement, selon des calendriers institutionnels qui ne correspondent pas nécessairement à leurs rythmes de développement. Cette « tyrannie de l'urgence » génère des situations d'échec qui sont ensuite imputées à la « mauvaise volonté » ou aux « résistances » des jeunes (Singly, 2006).
- La violence symbolique de l'évaluation
L'évaluation des jeunes majeurs en vue de l'attribution ou du renouvellement des contrats jeunes majeurs constitue un moment particulièrement révélateur de ces mécanismes de culpabilisation. Cette évaluation, formellement neutre et objective, véhicule en réalité des normes sociales et culturelles qui désavantagent structurellement les jeunes de l'ASE (Bourdieu et Passeron, 1970).
Les critères d'évaluation privilégient généralement des indicateurs comportementaux conformes aux attentes des classes moyennes : ponctualité, respect des règles, capacité d'expression orale, projet professionnel structuré. Ces critères, présentés comme universels, correspondent en réalité aux habitus des classes dominantes et pénalisent les jeunes issus de milieux populaires qui n'ont pas intériorisé ces codes sociaux (Lahire, 1995).
La procédure d'évaluation elle-même reproduit les inégalités scolaires que les jeunes de l'ASE ont souvent subies. Elle met en scène une relation asymétrique entre évaluateurs et évalués, ces derniers devant démontrer leur « mérite » face à des professionnels détenteurs du pouvoir de décision. Cette mise en scène réactive les sentiments d'illégitimité et d'incompétence que beaucoup de jeunes ont développés au cours de leur parcours scolaire et institutionnel.
L'issue de cette évaluation – attribution ou refus du contrat – tend à être interprétée par les jeunes comme un jugement sur leur valeur personnelle plutôt que comme le résultat de contraintes institutionnelles. Cette personnalisation de l'échec participe à l'intériorisation de la culpabilité et peut générer des phénomènes de retrait social et de perte d'estime de soi (Castel, 1995).
- Conséquences psychologiques et trajectoires d'exclusion
Les effets psychologiques de cette responsabilisation/culpabilisation sur les jeunes majeurs de l'ASE sont multiples et durables. L'intériorisation du discours de responsabilité individuelle peut conduire à ce que Beck (2001) nomme « l'autoculpabilisation biographique » : les individus s'attribuent la responsabilité de difficultés qui dépassent largement leur contrôle personnel.
Cette autoculpabilisation génère des symptômes dépressifs, anxieux et parfois des conduites autodestructrices. L'enquête EVE révèle que 35% des jeunes sortis de l'ASE présentent des signes de détresse psychologique significative, contre 15% dans la population générale du même âge (Frechon et Dumaret, 2008). Ces difficultés psychiques, souvent non prises en charge faute d'accès aux soins, compliquent l'insertion sociale et professionnelle des jeunes et peuvent générer des cercles vicieux d'exclusion.
L'impact sur l'estime de soi s'avère particulièrement préoccupant. Les jeunes de l'ASE, déjà fragilisés par leur histoire familiale et institutionnelle, voient leur sentiment de valeur personnelle encore diminué par les difficultés de la transition vers l'autonomie. Cette dégradation de l'estime de soi affecte leur capacité à nouer des relations sociales satisfaisantes, à s'engager dans des projets de formation ou d'emploi, à construire une image positive de leur avenir.
Les stratégies de résistance développées par certains jeunes face à cette culpabilisation peuvent également générer des effets pervers. Le rejet des institutions sociales, la méfiance envers les professionnels, le développement de conduites déviantes constituent parfois des tentatives de préservation de l'estime de soi face à un système vécu comme humiliant. Ces stratégies, compréhensibles d'un point de vue psychologique, aggravent paradoxalement l'exclusion sociale des jeunes.
Enfin, la responsabilisation excessive peut conduire à une forme d'hyperautonomie défensive qui prive les jeunes des soutiens dont ils auraient besoin. Certains refusent toute aide, par crainte d'être jugés ou contrôlés, et se retrouvent dans des situations de grande vulnérabilité. Cette hyperautonomie, loin de constituer une véritable émancipation, traduit souvent une adaptation défensive à un environnement vécu comme menaçant (Mallon, 2007).
- La négociation collective de solutions et les stratégies d'adaptation
- Le travail en réseau et la coordination inter-institutionnelle
Face aux limites du désengagement institutionnel et aux difficultés qu'il génère, de nombreux territoires développent des stratégies collectives visant à maintenir un accompagnement des jeunes majeurs sortant de l'ASE. Ces initiatives reposent sur la reconnaissance partagée que la transition vers l'autonomie ne peut être réduite à une responsabilité individuelle et nécessite la mobilisation coordonnée de multiples acteurs (Goyette, 2007).
Le travail en réseau constitue l'une des réponses privilégiées à la fragmentation des dispositifs d'accompagnement. Ces réseaux, formels ou informels, réunissent généralement les services de l'ASE, les services sociaux départementaux, les missions locales, les associations spécialisées, les bailleurs sociaux et parfois les employeurs locaux. Leur objectif consiste à créer une chaîne d'accompagnement continue malgré les ruptures institutionnelles (Jaeger, 2006).
L'expérimentation menée dans plusieurs départements des « référents de parcours » illustre cette approche réticulaire. Ces professionnels, souvent issus des services de l'ASE, maintiennent un lien avec les jeunes majeurs au-delà des dispositifs formels d'accompagnement, facilitent l'accès aux droits communs et coordonnent les interventions des différents partenaires. Cette fonction de courtage social s'avère particulièrement précieuse pour des jeunes qui peinent à naviguer dans la complexité du système institutionnel (Muniglia, 2013).
Les plateformes territoriales de coordination constituent une autre innovation organisationnelle intéressante. Ces instances, généralement animées par les départements, réunissent l'ensemble des acteurs intervenant auprès des jeunes majeurs pour partager l'information, harmoniser les pratiques et développer des réponses communes aux situations complexes. Elles permettent de dépasser la logique de dispositifs juxtaposés au profit d'une approche systémique de l'accompagnement.
Cependant, ces initiatives de coordination se heurtent à des obstacles structurels importants. Les différences de calendrier, de procédures et de cultures professionnelles entre institutions compliquent la mise en œuvre effective du travail en réseau. Les enjeux de territoire et de financement génèrent parfois des concurrences entre partenaires qui nuisent à la coopération. Enfin, l'absence de cadre juridique stabilisant ces innovations les rend vulnérables aux changements politiques et budgétaires (Chauvière, 2007).
4.2 Co-construction et participation des jeunes
Une évolution significative des pratiques d'accompagnement réside dans la prise en compte croissante de l'expertise des jeunes sur leur propre situation et leur association à la définition des modalités d'intervention. Cette approche participative, inspirée des mouvements d'empowerment et de l'éducation populaire, reconnaît que les jeunes disposent d'une connaissance irremplaçable de leurs besoins, de leurs ressources et des obstacles qu'ils rencontrent (Freire, 1974).
Les méthodes de co-construction se développent particulièrement dans l'élaboration des projets de sortie individualisés. Plutôt que d'imposer des objectifs standardisés, certaines équipes privilégient une démarche de négociation où le jeune identifie lui-même ses priorités, ses craintes et ses projets. Cette approche nécessite une révision des postures professionnelles, passant d'une logique d'expertise externe à une logique d'accompagnement de l'expertise interne du jeune (Le Bossé, 2003).
L'expérience des « groupes de parole » de jeunes majeurs illustre cette évolution. Ces espaces, animés par des professionnels mais organisés selon les demandes des jeunes, permettent de partager les difficultés, d'échanger des stratégies d'adaptation et de développer des solidarités horizontales. Ils constituent également des lieux privilégiés d'expression des besoins et de formulation de propositions d'amélioration des dispositifs d'accompagnement.
Certaines associations vont plus loin en intégrant d'anciens jeunes de l'ASE comme « pairs-aidants » dans leurs équipes. Ces professionnels d'un nouveau type apportent une connaissance incarnée des difficultés de la transition et une capacité d'identification qui facilite l'établissement de relations de confiance avec les jeunes accompagnés. Leur présence permet également de lutter contre la stigmatisation en proposant des modèles d'identification positive (Potin, 2009).
Conclusion
L'analyse de la sortie de l'Aide Sociale à l'Enfance révèle un paradoxe fondamental entre la responsabilisation des jeunes majeurs et le désengagement progressif des institutions. Cette contradiction témoigne de la transformation néolibérale des politiques sociales qui transfère sur les individus la responsabilité de leur insertion, occultant les inégalités structurelles.
Les professionnels du secteur vivent une tension croissante entre leurs valeurs éducatives traditionnelles et les exigences gestionnaires d'efficacité. L'injonction à l'autonomie imposée aux jeunes de l'ASE, déconnectée des conditions concrètes de son exercice, génère culpabilisation et sentiments d'échec chez des jeunes déjà fragilisés.
Face à ces contraintes, les acteurs de terrain développent des stratégies de résistance : travail en réseau, dispositifs alternatifs, approches participatives. Cependant, ces innovations risquent paradoxalement de légitimer la poursuite du désengagement en démontrant qu'il est possible de "faire mieux avec moins".
L'autonomie ne peut se réduire à l'indépendance économique mais suppose un processus collectif nécessitant temps, accompagnement et supports relationnels durables. Pour les jeunes privés de soutien familial, cela requiert un cadre institutionnel adapté reconnaissant leurs besoins spécifiques.
Bibliographie
Astier, I. (2007). Les nouvelles règles du social. Paris : Presses Universitaires de France.
Autès, M. (2004). Les paradoxes du travail social. Paris : Dunod.
Banks, S. (2006). Ethics and Values in Social Work. Londres : Palgrave Macmillan.
Beck, U. (2001). La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité. Paris : Aubier.
Bouquet, B. (2012). Éthique et travail social. Une recherche du sens. Paris : Dunod.
Bourdieu, P., & Passeron, J.-C. (1970). La reproduction. Éléments d'une théorie du système d'enseignement. Paris : Minuit.
Castel, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat. Paris : Fayard.
Castel, R. (2009). La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l'individu. Paris : Seuil.
Chauvière, M. (2007). Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation. Paris : La Découverte.
Chauvière, M., & Tronche, D. (2002). Formaliser et outiller l'évaluation. Paris : L'Harmattan.
Collin, P., & Sueur, J.-P. (2006). L'enfant d'abord. Rapport de la commission d'enquête sur la délinquance des mineurs. Paris : Sénat.
Dardot, P., & Laval, C. (2009). La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. Paris : La Découverte.
Donzelot, J. (1977). La police des familles. Paris : Minuit.
Dubet, F. (2010). Les places et les chances. Repenser la justice sociale. Paris : Seuil.
Duvoux, N. (2009). L'autonomie des assistés. Sociologie des politiques d'insertion. Paris : Presses Universitaires de France.
Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d'être soi. Dépression et société. Paris : Odile Jacob.
Frechon, I. (2003). Insertion sociale et familiale de jeunes femmes anciennement placées en foyers socio-éducatifs. Paris : INED.
Frechon, I., & Dumaret, A.-C. (2008). Bilan critique de 50 ans d'études sur le devenir d'anciens enfants placés. Neuropsychiatrie de l'enfance et de l'adolescence, 56(3), 135-147.
Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés. Paris : Maspero.
Galland, O. (2011). Sociologie de la jeunesse. Paris : Armand Colin.
Goyette, M., & Turcotte, D. (2004). La transition vers la vie adulte des jeunes qui ont vécu un placement : un défi pour les organismes de protection de la jeunesse. Service social, 51(1), 30-44.
Jaeger, M. (2006). L'articulation du sanitaire et du social. Paris : Dunod.
Jung, C. (2010). L'aide sociale à l'enfance et les jeunes majeurs. Paris : L'Harmattan.
Lahire, B. (1995). Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires. Paris : Gallimard.
Le Bossé, Y. (2003). De l'« habilitation » au « pouvoir d'agir » : vers une appréhension plus circonscrite de la notion d'empowerment. Nouvelles pratiques sociales, 16(2), 30-51.
Mackiewicz, M.-P. (2018). Enfants placés : les défis de la suppléance familiale. Toulouse : ERES.
Mallon, I. (2007). Vivre en maison de retraite. Le dernier chez-soi. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Martuccelli, D. (2002). Grammaires de l'individu. Paris : Gallimard.
Muniglia, V. (2013). Sortir de la rue. Sociologie d'un processus de désaffiliation-réaffiliation. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
Muniglia, V., & Rothé, C. (2012). Des jeunes en errance aux jeunes en insertion : les transformations d'une catégorie de l'action publique. Politix, 98, 109-130.
Naves, P., & Cathala, B. (2000). Accueils provisoires et placements d'enfants et d'adolescents : des décisions qui mettent à l'épreuve le système français de protection de l'enfance et de la famille. Paris : IGAS.
Paugam, S. (2013). La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté. Paris : Presses Universitaires de France.
Potin, E. (2009). Enfants placés, déplacés, replacés : parcours en protection de l'enfance. Toulouse : ERES.
Ravon, B., & Vidal-Naquet, P. (2016). L'épreuve de professionnalité. Les travailleurs sociaux dans la crise du travail social. Paris : Presses Universitaires de France.
Robin, P. (2010). L'enfant des limites. Pour une clinique du social. Toulouse : ERES.
Rousseau, P. (2009). Enfance en souffrance : la honte. Paris : Dunod.
Rullac, S. (2006). Et si on parlait du plaisir d'enseigner en travail social. Paris : L'Harmattan.
Sellenet, C. (2007). Les visites médiatisées : pour maintenir ou restaurer le lien parental. Paris : L'Harmattan.
Sen, A. (2009). L'idée de justice. Paris : Flammarion.
Seraphin, G. (2016). L'accompagnement des jeunes majeurs sortant du dispositif de l'aide sociale à l'enfance. Paris : L'Harmattan.
Singly, F. de (2006). Les uns avec les autres. Quand l'individualisme crée du lien. Paris : Armand Colin.
Soulet, M.-H. (2005). Une solidarité de la responsabilisation ? Dans J. Ion (dir.), Le travail social en débat(s) (pp. 86-103). Paris : La Découverte.