L'articulation entre le social et le psychique chez Norbert Elias : Pour une sociologie des configurations psychosociales
Introduction
L'œuvre de Norbert Elias (1897-1990) représente une contribution majeure à la pensée sociologique du XXe siècle, notamment par sa tentative audacieuse de dépasser les dualismes qui ont longtemps structuré les sciences sociales. Au cœur de son projet intellectuel se trouve une question fondamentale : comment articuler le social et le psychique sans les réduire l'un à l'autre, sans les penser comme des entités séparées et antagonistes ? Cette interrogation traverse l'ensemble de son œuvre, depuis sa thèse d'habilitation La Société de cour (rédigée en 1933, publiée en français en 1974) jusqu'à ses derniers écrits comme La Société des individus (1987, traduction française 1990).
L'originalité de la démarche éliasienne réside dans sa capacité à penser ensemble ce que la tradition sociologique et philosophique avait séparé : l'individu et la société, le psychologique et le social, les structures objectives et les économies affectives. Contre toutes les formes de substantialisme, Elias propose une pensée relationnelle où les transformations des configurations sociales sont indissociables des mutations de ce qu'il nomme "l'économie psychique" ou "la structure de la personnalité".
Cette articulation du social et du psychique constitue le fil rouge de son œuvre majeure, Sur le processus de civilisation, publiée en allemand en 1939 et traduite en français en deux volumes : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l'Occident (1975). Dans cet ouvrage monumental, Elias démontre comment la différenciation des fonctions sociales, la construction de l'État absolutiste et la formation d'une configuration sociale particulière – la société de cour – ont produit une transformation profonde de l'économie psychique des individus, marquée par l'intériorisation progressive des contraintes et le renforcement de l'autocontrôle.
- Le dépassement du dualisme individu/société
- Critique des positions classiques
La première rupture épistémologique opérée par Elias concerne le statut même de l'opposition entre individu et société. Dans Qu'est-ce que la sociologie ? (1970, traduction française 1981), il dénonce avec vigueur ce qu'il considère comme une fausse dichotomie, héritée de la philosophie classique du XVIIe siècle. Cette opposition, loin d'être un donné naturel de la réflexion sur le social, résulte selon lui d'une construction historique spécifique, contemporaine de l'émergence de l'individualisme moderne.
Elias reproche à la tradition durkheimienne d'avoir réifié la société, d'en avoir fait une entité séparée, extérieure aux individus, pesant sur eux comme une contrainte purement externe. À l'inverse, l'individualisme méthodologique, en isolant l'individu comme atome premier de l'analyse sociale, manque la dimension constitutive des interdépendances. Dans La Société des individus, Elias écrit que "la société est faite d'individus, l'individu ne peut exister sans la société". Cette formulation, apparemment paradoxale, vise à dépasser l'alternative stérile entre holisme et atomisme.
- Le concept de configuration
C'est pour sortir de cette impasse que Elias forge le concept central de "configuration" (Figuration), développé notamment dans Qu'est-ce que la sociologie ?. Une configuration désigne un réseau d'interdépendances entre individus, une formation sociale où chaque position n'existe que dans sa relation aux autres positions. Le modèle du jeu, auquel Elias recourt fréquemment, illustre cette idée : au jeu d'échecs, chaque coup n'a de sens que par rapport à la configuration d'ensemble du plateau, et chaque joueur est enchaîné à l'autre par les règles du jeu.
Dans La Société de cour, Elias analyse la société de Versailles comme une configuration particulière où le roi, les aristocrates de cour et la bourgeoisie des offices sont pris dans un système d'interdépendances qui conditionne leurs conduites, leurs stratégies, leurs affects. Le pouvoir du roi ne s'explique pas par une transcendance de sa fonction, mais par sa capacité à maintenir un équilibre des tensions entre les groupes aristocratiques rivaux. Comme l'écrit Roger Chartier dans sa préface à La Société de cour, "c'est à partir de cet élément, les formes d'organisation et d'exercice du pouvoir, qu'étaient pensées les transformations des comportements, des conduites et donc à terme de ce qu'Elias appelle l'économie psychique ou la structure de la personnalité".
La notion de configuration permet ainsi de penser la société non comme une substance, mais comme un tissu de relations. Elle implique que toute analyse doit prendre pour objet non des entités isolées, mais des systèmes d'interdépendances, des réseaux de positions en tension les unes avec les autres.
- La sociogenèse et la psychogenèse : un processus unique
- Le processus de civilisation comme transformation conjointe
L'apport décisif d'Elias à la compréhension de l'articulation entre social et psychique réside dans sa théorie du processus de civilisation, exposée dans ses deux volumes La Civilisation des mœurs et La Dynamique de l'Occident. L'originalité de cette théorie tient dans l'affirmation d'une solidarité étroite entre deux processus : la sociogenèse (transformation des structures sociales) et la psychogenèse (transformation des structures psychiques).
Dans La Dynamique de l'Occident, Elias montre comment, entre le Moyen Âge et l'époque moderne, la différenciation croissante des fonctions sociales, l'allongement des chaînes d'interdépendance et la monopolisation étatique de la violence physique ont produit une pacification progressive de l'espace social. Cette transformation objective des structures sociales s'accompagne d'une mutation profonde de l'économie psychique : le passage de l'hétérocontrainte (contrainte externe, exercée par autrui) à l'autocontrainte (contrainte intériorisée, devenue seconde nature).
Elias écrit : "Toute recherche qui ne vise que la conscience des hommes, leur 'ratio' ou leurs 'idées', sans tenir compte aussi des structures pulsionnelles, de l'orientation et de la morphologie des émotions et des passions, s'enferme d'emblée dans un champ de fécondité médiocre." Cette assertion, placée en exergue de La Dynamique de l'Occident, constitue le programme même de son travail : articuler l'analyse des structures sociales objectives et l'analyse des économies affectives.
- L'habitus social et la formation de l'économie pulsionnelle
Pour penser cette articulation, Elias recourt à la notion d'habitus social, qu'il emprunte à la tradition médiévale et scolastique. L'habitus désigne cette "seconde nature" qui se constitue progressivement chez l'individu par l'intériorisation des normes sociales. Dans La Civilisation des mœurs, Elias analyse minutieusement, à partir des traités de civilité du XVIe au XVIIIe siècle, la transformation des seuils de pudeur et de répugnance concernant les fonctions corporelles (manger, cracher, se moucher, les besoins naturels, la sexualité).
Ces transformations apparemment anecdotiques révèlent en réalité une mutation de l'économie pulsionnelle. Ce qui, au Moyen Âge, pouvait se faire en public sans provoquer de gêne particulière, devient progressivement objet de honte et nécessite le retrait dans l'intimité. Le seuil de sensibilité se déplace, les affects de dégoût et de pudeur s'intensifient. Mais cette transformation n'est pas le fruit d'une "évolution naturelle" : elle résulte d'un processus social d'inculcation et d'intériorisation des normes.
Elias montre ainsi que le refoulement, concept central de la psychanalyse freudienne, n'est pas une donnée anhistorique de la psyché humaine, mais le produit d'un long processus de civilisation. Comme l'écrit Hervé Mazurel dans son article sur Elias et Freud, "ce qu'Elias reproche à Freud, c'est aussi d'avoir fait de l'inconscient une entité sans histoire et l'instance dominante d'une structure psychique elle-même anhistorique".
- La dynamique historique : sociogenèse et psychogenèse comme deux faces d'un même processus
Dans La Dynamique de l'Occident, Elias développe l'analyse des mécanismes sociaux qui expliquent cette transformation conjointe. Le processus de monopolisation, par lequel certaines fonctions (la violence légitime, la fiscalité) se concentrent progressivement entre les mains d'une autorité centrale – l'État –, crée les conditions d'une pacification de l'espace social. La violence interindividuelle, banale au Moyen Âge, devient progressivement l'apanage de l'État et disparaît des interactions quotidiennes.
Cette pacification objective de l'espace social a pour corollaire une transformation de l'économie psychique. L'individu, contraint de prévoir les conséquences à long terme de ses actes, de tenir compte de chaînes d'interdépendance de plus en plus longues, développe un autocontrôle accru. Les pulsions immédiates doivent être différées, médiatisées, rationalisées. Comme l'écrit Elias, "la conscience devient de moins en moins perméable aux pulsions, les pulsions moins perméables à la conscience".
Il ne s'agit donc pas de deux processus parallèles, mais bien d'un seul et même mouvement historique saisi sous deux angles différents. La sociogenèse (transformation des configurations sociales) et la psychogenèse (transformation des structures psychiques) sont les deux faces d'une même médaille. C'est en ce sens que l'articulation éliasienne du social et du psychique dépasse le simple constat d'une influence réciproque : elle postule une solidarité constitutive, une co-détermination.
- La structure psychique comme produit social
- De l'hétérocontrainte à l'autocontrainte
L'une des thèses centrales d'Elias, développée dans La Civilisation des mœurs, concerne le passage de l'hétérocontrainte à l'autocontrainte. Dans les sociétés médiévales, caractérisées par des chaînes d'interdépendance relativement courtes et une faible différenciation sociale, le contrôle des comportements s'exerce essentiellement de manière externe : par la menace physique immédiate, par la surveillance directe du groupe.
Le processus de civilisation transforme progressivement ce mode de contrôle. Les contraintes externes, au lieu de disparaître, s'intériorisent. L'individu apprend à se contrôler lui-même, à anticiper les réactions d'autrui, à moduler ses affects en fonction des situations sociales. Cette intériorisation ne relève pas d'un choix conscient : elle s'opère de manière largement automatique, dès la prime enfance, par l'inculcation des normes et l'imitation des modèles.
Elias établit ici un dialogue implicite mais constant avec la psychanalyse freudienne. Le surmoi freudien, instance psychique qui intériorise les interdits parentaux et sociaux, trouve chez Elias une historicisation. Comme le souligne Hervé Mazurel, "le propre d'une culture (laquelle culture n'est jamais pure, étanche, mais toujours déjà hybride, enchevêtrée à d'autres) [est] d'enseigner à ses membres à refouler dans l'inconscient certains fantasmes et pulsions, là où, en revanche, elle autorise d'autres manifestations du psychisme à demeurer au niveau conscient".
- Le refoulement et la rationalisation
Dans La Dynamique de l'Occident, Elias analyse les conséquences de cette intériorisation sur la structure même de la personnalité. L'autocontrôle produit une séparation croissante entre raison et affects, entre les pulsions et leur expression consciente. Le refoulement, mécanisme central de la théorie freudienne, apparaît comme le corrélat psychique de la pacification sociale.
Mais Elias se distance de Freud sur un point crucial : là où le fondateur de la psychanalyse tend à voir dans le refoulement pulsionnel un coût psychique inévitable de la civilisation (thèse développée dans Malaise dans la civilisation, 1929), Elias insiste sur les bénéfices de la sublimation. L'intériorisation des contraintes ne produit pas seulement de la souffrance névrotique : elle permet aussi le développement de formes élaborées de satisfaction, de créativité, d'expression esthétique.
La rationalisation des comportements, qui caractérise l'homme moderne, n'est donc pas seulement une perte (perte de spontanéité, d'immédiateté affective), mais aussi un gain : capacité de prévision à long terme, maîtrise de soi permettant l'adaptation à des situations sociales complexes, développement d'une sensibilité esthétique raffinée.
- La différenciation des fonctions psychiques
Le processus de civilisation entraîne également une différenciation croissante des fonctions psychiques. La séparation entre sphère publique et sphère privée, qui s'accentue à partir du XVIe siècle, produit une distinction entre les comportements socialement acceptables et les conduites reléguées dans l'intimité. Cette division objective de l'espace social se répercute dans la structure psychique elle-même : émergence d'un for intérieur, d'une vie intime secrète, inaccessible au regard d'autrui.
Dans La Société de cour, Elias montre comment la société de Versailles pousse cette différenciation à son paroxysme. Le courtisan doit constamment dissimuler ses véritables affects, composer un visage et une attitude conformes aux exigences de la représentation. Cette dissociation entre l'intériorité (ce que l'on ressent réellement) et l'extériorité (ce que l'on donne à voir) produit une structure psychique spécifique, marquée par une surveillance constante de soi et d'autrui.
Comme l'écrit Roger Chartier, "tous les chapitres [du traité de Gracian L'homme de cour] sont consacrés au fait que dans le comportement, dans la conduite, dans le mouvement du visage, dans les gestes, dans l'expression, il s'agit, non pas d'exprimer justement ce que l'on sent mais de composer une attitude qui fera ressentir à l'autre ce que l'on veut qu'il sente". Cette maîtrise de soi devient une seconde nature, un habitus social qui structure en profondeur l'économie psychique du courtisan.
- Les configurations de pouvoir et la psyché
- Les rapports de pouvoir comme structurants
L'originalité d'Elias ne réside pas seulement dans l'affirmation d'un lien entre social et psychique, mais dans la manière dont il pense ce lien. Pour lui, les transformations de l'économie psychique ne résultent pas d'une influence diffuse de "la société" sur "l'individu", mais de configurations de pouvoir spécifiques. C'est la forme d'exercice du pouvoir, les rapports de force entre groupes sociaux, l'équilibre des tensions qui façonnent les structures psychiques.
Dans Qu'est-ce que la sociologie ?, Elias développe le concept d'équilibre des tensions (Machtbalance). Une configuration sociale se caractérise par un certain équilibre de pouvoir entre les groupes qui la composent. Cet équilibre n'est jamais définitivement stabilisé : il résulte d'un jeu complexe de forces, d'alliances, de rivalités. La transformation des équilibres de pouvoir entraîne mécaniquement une transformation des configurations sociales et, par là même, des économies psychiques.
Dans Logiques de l'exclusion (1965, traduction française 1997), ouvrage écrit avec John Scotson, Elias analyse une configuration particulière : celle qui oppose un groupe d'établis (established) et un groupe de marginaux (outsiders) dans une petite ville anglaise. Il montre comment les rapports de domination entre ces deux groupes s'incarnent dans des représentations collectives (stéréotypes dévalorisants sur les marginaux) et dans des économies psychiques différenciées (sentiment de supériorité chez les établis, honte intériorisée chez les marginaux).
- L'exemple de la société de cour
La Société de cour constitue sans doute l'illustration la plus achevée de l'articulation entre forme du pouvoir, configuration sociale et économie psychique. Elias y analyse la société de Versailles sous Louis XIV comme une configuration où le pouvoir royal s'exerce non par la force brute, mais par la manipulation savante des rivalités aristocratiques.
Le roi maintient son pouvoir absolu en entretenant un équilibre des tensions entre les différentes factions de la noblesse. Pour cela, il crée une situation où tous les aristocrates sont contraints de résider à la cour, dans une proximité constante, en compétition permanente pour les faveurs royales (pensions, charges, distinctions honorifiques). Cette configuration sociale spécifique produit ce qu'Elias nomme une "contrainte de représentation" : chaque courtisan doit constamment "tenir son rang", c'est-à-dire manifester par son train de vie, ses habits, ses manières, sa position dans la hiérarchie sociale.
Cette contrainte de représentation façonne en profondeur l'économie psychique du courtisan. Elle exige une maîtrise de soi permanente, une capacité à dissimuler ses véritables affects, une surveillance constante d'autrui pour déceler les moindres signes de faveur ou de disgrâce. Comme l'écrit Elias, le courtisan doit développer une "autoobservation" et une "observation d'autrui" extrêmement affinées. Cette structure psychique n'est pas le produit d'une intention consciente : elle s'impose à tous ceux qui participent à cette configuration, y compris au roi lui-même qui, pour maintenir son pouvoir, doit accepter les contraintes de l'étiquette.
- Incorporation des rapports de domination
L'analyse de la société de cour permet à Elias de montrer comment les rapports de pouvoir s'incorporent dans les structures psychiques. La domination ne s'exerce pas seulement de l'extérieur, par la contrainte physique ou économique : elle s'intériorise, devient habitus, seconde nature. Les dominés eux-mêmes adhèrent aux principes de leur domination, non par "fausse conscience", mais parce que ces principes structurent leur économie psychique.
Cette incorporation des rapports de domination s'opère selon des mécanismes que Elias analyse minutieusement dans Logiques de l'exclusion. Dans cette étude empirique d'une communauté anglaise, il montre comment la stigmatisation des "marginaux" par les "établis" finit par être intériorisée par les marginaux eux-mêmes, produisant chez eux un sentiment de honte, une dévalorisation de soi qui affecte profondément leur économie psychique. Le stigmate social devient auto-stigmatisation.
Ce processus n'est pas propre aux situations de marginalisation : il caractérise toutes les formes de domination symbolique. Dans La Société de cour, Elias montre comment les aristocrates intériorisent les critères de distinction qui fondent leur supériorité sociale. L'honneur, la dignité du rang, le mépris du travail productif ne sont pas de simples attitudes conscientes : ils structurent en profondeur leur économie affective, leur rapport à soi et aux autres.
L'apport d'Elias sur ce point dialogue avec la notion de violence symbolique développée ultérieurement par Pierre Bourdieu. Mais là où Bourdieu insistera sur l'occultation des rapports de force qui caractérise la domination symbolique, Elias met l'accent sur les processus historiques de longue durée qui permettent cette intériorisation. La domination symbolique n'est pas un fait anhistorique : elle résulte d'un travail social séculaire d'inculcation et d'incorporation.
- Elias et la psychanalyse : avec et contre Freud
- Une dette reconnue tardivement
La relation d'Elias à la psychanalyse freudienne constitue un élément crucial pour comprendre son articulation du social et du psychique. Comme l'a montré Marc Joly dans sa présentation du recueil Au-delà de Freud (2010), Elias a longtemps dissimulé l'ampleur de sa dette envers Freud. Dans Le Procès de civilisation, Freud n'est cité nommément qu'à deux reprises, alors que l'influence de la théorie psychanalytique traverse l'ensemble de l'ouvrage.
Ce n'est que tardivement, dans les années 1980, qu'Elias reconnaîtra explicitement l'importance de Freud pour son travail. Dans un entretien avec Roger Chartier en 1985, il déclare : "Sans Freud, je n'aurais pas pu écrire ce que j'ai écrit. Sa théorie a été essentielle pour mon travail, et tous ses concepts (moi, surmoi, libido, etc.) me sont très familiers." Plus encore, il confie à la même époque : "Parmi les œuvres individuelles qui ont exercé une influence sur moi, je ne peux à vrai dire citer que l'œuvre de Freud."
Cette reconnaissance tardive s'explique en partie par le projet même d'Elias : il ne s'agissait pas simplement d'appliquer la psychanalyse à l'histoire, mais de dépasser Freud en historicisant ses découvertes. Comme il l'écrit dans ses derniers textes : "Freud, sa vie durant, a étudié les hommes et les femmes qui vivaient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, à la manière des sciences de la nature ; il a forgé ses concepts comme si la structure de la personnalité qu'il observait était celle de tous les êtres humains. Aller au-delà de Freud, scientifiquement parlant, c'est comprendre comment et pourquoi émergea progressivement la structure de la personnalité qui est décrite par Freud."
- Les convergences : nature pulsionnelle et structure psychique
Les points de convergence entre Elias et Freud sont nombreux et fondamentaux. Elias partage avec Freud le postulat de la nature pulsionnelle de l'être humain et accorde, comme lui, le primat à la "vie d'affect" dans la détermination des conduites. Cette position le distingue radicalement des approches rationalistes ou intellectualistes qui privilégient les idées, la conscience, les représentations explicites.
Elias valorise également la seconde topique freudienne (Ça, Moi, Surmoi) qu'il considère comme une avancée intellectuelle majeure. L'idée d'un conflit interne entre les pulsions (le Ça), les exigences de la réalité sociale (le Surmoi) et une instance de médiation (le Moi) correspond parfaitement à sa propre conception de l'économie psychique. Dans Logiques de l'exclusion, il écrit que Freud représente "un progrès extraordinaire de la psychologie" notamment "dans la compréhension des processus collectifs par lesquels prennent forme les instances de self-control".
La méthode freudienne influence aussi profondément Elias. Comme le père de la psychanalyse, Elias ose s'emparer d'objets apparemment futiles, triviaux, marginaux pour en faire des révélateurs de processus fondamentaux. L'analyse des manuels de civilité sur l'usage de la fourchette, du mouchoir, des lieux d'aisance relève de la même démarche que l'attention freudienne aux lapsus, aux oublis, aux rêves. Dans les deux cas, c'est l'infime qui révèle l'essentiel, c'est le détail apparemment insignifiant qui donne accès aux structures profondes.
- Les divergences : historicisation de l'inconscient
Mais Elias se sépare de Freud sur trois points essentiels, clairement explicités dans Au-delà de Freud. Premièrement, il reproche à Freud la survalorisation constante du "je" par rapport au "nous", c'est-à-dire l'incapacité à penser véritablement l'indissociabilité du psychologique et du sociologique. Freud reste prisonnier, selon Elias, de l'opposition entre individu et société, concevant toujours la civilisation comme une contrainte externe pesant sur les pulsions individuelles.
Deuxièmement, Elias critique le pessimisme culturel de Freud, patent dans Malaise dans la civilisation. Là où Freud voit essentiellement dans le refoulement pulsionnel un coût psychique exorbitant, Elias insiste sur les bénéfices de la sublimation. Dans Norbert Elias par lui-même (1991), il note que "des mouvements libidinaux peuvent se métamorphoser en activités créatrices et socialement acceptables, très jouissives et positives".
Mais c'est le troisième point de divergence qui est le plus fondamental : Elias conteste radicalement le caractère biologisant et anhistorique de l'approche freudienne de la psyché. Dans La Dynamique de l'Occident, il écrit : "Cette recherche psychanalytique tend en effet à isoler, quand elle se penche sur l'être humain, 'un inconscient', un 'ça' conçu comme une entité sans histoire, pour en faire l'élément le plus significatif de la structure psychique."
C'est là le cœur de la critique éliasienne : l'inconscient freudien est pensé comme une donnée anthropologique universelle, relevant d'une nature humaine invariable. Pour Elias au contraire, l'inconscient lui-même a une histoire. Non seulement le contenu de l'inconscient varie selon les époques et les cultures, mais sa structure même, son étendue, son mode de fonctionnement sont des produits historiques. Comme le formule Hervé Mazurel, "le propre d'une culture [...] est d'enseigner à ses membres à refouler dans l'inconscient certains fantasmes et pulsions, là où, en revanche, elle autorise d'autres manifestations du psychisme à demeurer au niveau conscient".
Cette historicisation de l'inconscient constitue sans doute l'apport le plus original et le plus audacieux d'Elias. Elle implique que la frontière même entre conscient et inconscient n'est pas une donnée naturelle mais un produit du processus de civilisation. Dans La Dynamique de l'Occident, Elias note : "la conscience devient de moins en moins perméable aux pulsions, les pulsions moins perméables à la conscience". Cette différenciation croissante entre sphère consciente et sphère inconsciente est elle-même un effet du processus civilisateur.
- Médiations et matérialités de l'incorporation
- Les lieux sociaux de l'incorporation
Si Elias démontre magistralement que les structures sociales s'incorporent dans les économies psychiques, il reste relativement discret sur les mécanismes concrets, les lieux sociaux spécifiques où s'opère cette incorporation. Comme le souligne Roger Chartier, "si on veut éviter qu'il y ait quelque chose de magique dans le passage d'une forme de pouvoir à une configuration sociale puis à une structure de la personnalité, je crois qu'on est amené nécessairement à analyser ce que l'on peut appeler des 'médiations' ou des 'matérialités'".
Ces médiations sont de plusieurs ordres. Il y a d'abord les apprentissages spontanés de la prime enfance, ces incorporations non conscientes qui s'opèrent par imitation, par identification aux modèles parentaux et sociaux. Ces processus relèvent de ce que Elias nomme l'inculcation automatique, celle qui précède toute forme d'éducation explicite. L'enfant intériorise les normes de comportement, les seuils de pudeur et de répugnance, les modalités du contrôle des affects avant même d'avoir conscience de le faire.
Il y a ensuite les formes institutionnalisées d'apprentissage : l'éducation familiale, l'école, les manuels de civilité que Elias analyse dans La Civilisation des mœurs. Ces supports textuels ne se contentent pas d'énoncer des règles : ils contribuent à façonner une sensibilité, un rapport au corps, une économie affective. La lecture répétée d'Érasme ou de La Salle produit des effets d'incorporation qui dépassent la simple mémorisation consciente de préceptes.
Enfin, il y a toutes les situations sociales ordinaires où s'exerce une régulation informelle des comportements : le regard réprobateur, la moquerie, l'exclusion momentanée du groupe. Ces micro-sanctions, apparemment anodines, participent puissamment au façonnement de l'habitus social. Elles produisent des affects de honte ou de fierté qui, répétés, finissent par structurer l'économie psychique.
- Le rôle des objets et des dispositifs matériels
L'incorporation des normes sociales passe également par des objets matériels et des dispositifs spatiaux. L'histoire de la fourchette, du mouchoir, du crachoir que relate Elias dans La Civilisation des mœurs n'est pas seulement l'histoire d'objets utilitaires : c'est l'histoire de médiateurs matériels qui transforment le rapport au corps et aux affects. L'usage de la fourchette individualise l'acte de manger, introduit une distance entre le corps et la nourriture, participe à la construction d'une sensibilité nouvelle au dégoût.
De même, les transformations architecturales que Elias évoque (séparation des lieux de sommeil, invention de la chambre à coucher privée, multiplication des pièces spécialisées dans la maison bourgeoise) ne sont pas de simples décors : elles structurent l'expérience vécue, façonnent les possibilités et les limites de l'intimité, conditionnent les formes de sociabilité. L'architecture domestique incorpore, au sens littéral, des normes sociales qui s'imposent ensuite aux habitants.
Les vêtements constituent un autre exemple particulièrement éclairant de ces médiations matérielles. Dans La Société de cour, Elias montre comment le costume de cour, avec ses contraintes spécifiques (lourdeur, raideur, nécessité d'aide pour s'habiller et se déshabiller), incorpore littéralement les normes de la vie curiale. Le corps est contraint, discipliné par le vêtement lui-même. La gestuelle se trouve codifiée par les possibilités et impossibilités que crée le costume. Porter l'habit de cour, c'est déjà adopter une certaine posture, une certaine démarche, une certaine retenue des gestes qui deviennent progressivement une seconde nature.
Ces dispositifs matériels ne sont pas de simples instruments au service de normes qui leur préexisteraient : ils participent activement à la production et à la reproduction de ces normes. Ils rendent certains comportements impossibles ou difficiles, d'autres naturels ou évidents. En ce sens, ils contribuent à naturaliser des constructions sociales, à faire apparaître comme allant de soi ce qui résulte d'un long processus historique.
- Les supports textuels et la circulation des modèles
Les manuels de civilité dont Elias fait un usage systématique dans La Civilisation des mœurs constituent des médiations essentielles dans la diffusion des nouvelles normes comportementales. Ces textes, depuis l'Civilitas morum puerilium d'Érasme (1530) jusqu'aux traités du XVIIIe siècle, ne se contentent pas de prescrire des comportements : ils contribuent à transformer la sensibilité elle-même.
En explicitant ce qui doit être caché, en nommant ce qui doit susciter la pudeur ou la répugnance, ces textes participent à la construction de nouveaux seuils de sensibilité. Ils opèrent ce paradoxe de parler longuement de ce dont il ne faut pas parler, de décrire minutieusement ce qu'il ne faut pas montrer. Ce faisant, ils inscrivent dans la conscience des lecteurs des interdits qui, progressivement, s'automatiseront, deviendront réflexes inconscients.
Roger Chartier a montré comment le modèle éliasien du couple distinction/divulgation permet de penser la circulation de ces normes comportementales. Les pratiques distinctives de l'aristocratie de cour (l'usage de la fourchette, du mouchoir, les bonnes manières à table) se divulguent progressivement dans la bourgeoisie, ce qui contraint l'aristocratie à inventer de nouvelles formes de distinction. Les manuels de civilité jouent un rôle crucial dans cette divulgation : ils rendent accessibles à un public élargi des codes qui étaient initialement l'apanage d'une élite restreinte.
Cette circulation n'est cependant jamais mécanique. Les groupes sociaux qui s'approprient ces modèles les transforment, les adaptent, les réinterprètent en fonction de leurs propres conditions d'existence. Comme l'écrit Chartier, "on peut ainsi montrer comment l'invention n'est pensable qu'à partir du moment où elle est inscrite dans un système de contraintes, ne serait-ce que pour le décaler, le bousculer, l'inverser."
- Critiques et limites du modèle éliasien
- Le risque d'évolutionnisme
Malgré les précautions méthodologiques d'Elias, sa théorie du processus de civilisation a souvent été lue comme une forme d'évolutionnisme, postulant un progrès linéaire des sociétés "barbares" vers des sociétés "civilisées". Cette lecture, qu'Elias a toujours récusée, trouve néanmoins un certain appui dans certaines de ses formulations. Le terme même de "civilisation" porte une charge axiologique difficile à neutraliser complètement.
Elias a tenté de se prémunir contre cette interprétation en insistant sur le caractère non téléologique de son analyse. Le processus de civilisation n'est pas orienté vers un but prédéfini : il résulte de dynamiques sociales aveugles, de l'interaction de facteurs multiples qui ne sont maîtrisés par aucun acteur. Dans La Dynamique de l'Occident, il souligne que ce processus n'est ni planifié ni voulu par quiconque : il émerge des interdépendances croissantes entre les individus.
De plus, Elias a toujours insisté sur la possibilité de processus inverses, de "décivilisation". Dans Les Allemands (1989, traduction française 2017), il analyse le nazisme comme un cas de régression civilisationnelle, où le monopole étatique de la violence, au lieu de pacifier l'espace social, organise méthodiquement l'extermination. Cette analyse montre que le processus de civilisation n'est jamais définitivement acquis, qu'il peut toujours s'inverser sous certaines conditions.
- L'absence du religieux
L'une des limites les plus frappantes de l'œuvre d'Elias concerne l'absence quasi-totale de la dimension religieuse dans son analyse des sociétés européennes d'Ancien Régime. Cette lacune a été soulignée par plusieurs commentateurs, dont Roger Chartier qui note : "Elias décrit un monde dans lequel il n'y a que des groupes sociaux (aristocratiques, bourgeois et populaires), sans la présence de l'Église. Le contraste avec Weber est extraordinaire puisque l'on peut dire que la plupart des modèles théoriques de Weber sont pensés et construits en rapport avec le religieux. Chez Elias absolument rien de cela."
Cette absence pose problème à plusieurs niveaux. D'abord au niveau des institutions : l'Église, avec ses structures, ses normes, ses dispositifs de contrôle (confession, prédication, discipline des mœurs) a joué un rôle majeur dans l'inculcation des normes comportementales et la transformation des structures psychiques. Les manuels de civilité qu'analyse Elias sont souvent écrits par des clercs et s'inscrivent dans une tradition pédagogique religieuse.
Ensuite au niveau de la construction de la structure psychique elle-même : le sentiment de culpabilité, la confession des fautes, l'examen de conscience, l'intériorisation de la loi divine sont autant de dispositifs qui ont contribué puissamment à façonner l'économie psychique de l'homme occidental. La théologie du péché, du salut, de la grâce structure en profondeur les économies affectives, en particulier la gestion de la culpabilité et de l'angoisse.
Enfin au niveau de la construction même de l'État absolutiste : le rapport entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, la fonction idéologique de la religion dans la légitimation du pouvoir royal, les conflits entre l'Église et l'État sont des dimensions essentielles qu'Elias laisse largement dans l'ombre.
Il est difficile de déterminer si cette absence relève d'un choix méthodologique délibéré (une mise entre parenthèse expérimentale du religieux pour mieux saisir d'autres dimensions) ou d'un point aveugle théorique. Elias, issu d'une famille juive allemande assimilée, était peut-être peu sensible à la dimension religieuse chrétienne des sociétés qu'il étudiait. De plus, dans les années 1930, l'histoire religieuse était ce qu'il y avait de plus éloigné de son projet : une histoire institutionnelle, biographique, souvent militante, aux antipodes de la sociologie historique qu'il voulait promouvoir.
- La question de la violence au XXe siècle
L'application du modèle éliasien à l'histoire du XXe siècle soulève des difficultés considérables. Comment concilier la thèse d'une pacification progressive de l'espace social avec la violence extrême du XXe siècle : deux guerres mondiales, génocides, totalitarismes, massacres de masse ? Cette apparente contradiction a été au cœur des débats sur la pertinence de la théorie éliasienne.
Elias lui-même s'est confronté à cette difficulté dans ses derniers travaux, notamment dans Les Allemands. Sa réponse est double. D'une part, il montre que la violence organisée par l'État nazi ne contredit pas sa thèse : elle en est même, paradoxalement, une confirmation. L'Holocauste ne résulte pas d'un déchaînement sauvage de pulsions barbares, mais d'une organisation rationnelle, bureaucratique, "civilisée" de l'extermination. Comme l'a montré Raul Hilberg dans La Destruction des Juifs d'Europe, la Shoah suppose une minutie administrative, une planification logistique, une neutralisation des affects qui caractérisent précisément les sociétés "civilisées".
D'autre part, Elias insiste sur le fait que le processus de civilisation n'est jamais achevé et peut toujours s'inverser. Dans certaines configurations sociales et politiques (effondrement de l'État, discrédit des institutions, instrumentalisation de la violence par le pouvoir), les mécanismes d'autocontrôle peuvent se désagréger et laisser place à des déchaînements de violence. Le processus de civilisation est réversible.
Cette réponse, si elle préserve la cohérence théorique du modèle éliasien, ne lève pas toutes les difficultés. Elle tend à faire du XXe siècle une exception, une anomalie dans un processus général de pacification, alors qu'on pourrait y voir au contraire la révélation d'une ambivalence constitutive de la modernité : le même processus qui pacifie les interactions quotidiennes produit des formes de violence organisée d'une ampleur sans précédent.
- Déterminisme et marges de manœuvre
Une dernière critique fréquemment adressée à Elias concerne le degré de déterminisme de son modèle. Si les structures psychiques sont entièrement façonnées par les configurations sociales, quelle place reste-t-il pour la liberté, l'invention, la créativité individuelle ? N'aboutit-on pas à une vision totalement déterministe de l'action humaine ?
Elias répond à cette objection en insistant sur le fait que les configurations sociales, si contraignantes soient-elles, laissent toujours des marges de manœuvre. Dans La Société de cour, il montre que si le roi est le manipulateur de la configuration curiale, il en est aussi le prisonnier. Tous les rois ne sont pas équivalents dans leur capacité à jouer avec les contraintes de la configuration. Louis XIV excelle dans cet art, tandis que d'autres monarques s'y montrent plus maladroits.
De même, si tous les courtisans sont soumis aux mêmes contraintes structurelles, tous ne les gèrent pas de la même manière. Il existe des stratégies différentes, des styles personnels, des marges d'improvisation. L'habitus n'est pas un programme rigide qui déterminerait mécaniquement les conduites : c'est un système de dispositions qui génère des pratiques adaptées aux situations, mais laisse place à la variation, à l'ajustement, à l'invention.
Cependant, il faut reconnaître qu'Elias développe peu cette dimension. Son attention se porte principalement sur les contraintes structurelles, les régularités, les déterminations sociales. Les marges de manœuvre sont reconnues mais peu théorisées. C'est là sans doute une limite de son approche, qu'il faudrait compléter par une attention plus grande aux pratiques concrètes, aux écarts, aux transgressions, aux inventions individuelles.
- Fécondité et actualité de la pensée éliasienne
- Pour une histoire des sensibilités et des émotions
L'articulation éliasienne entre social et psychique trouve aujourd'hui un prolongement particulièrement fécond dans l'histoire des sensibilités et des émotions, champ historiographique en plein développement. Comme le souligne Hervé Mazurel, "s'efforçant de retrouver 'la configuration de ce qui est éprouvé et ne peut l'être au sein d'une culture en un temps donné', l'histoire des sensibilités s'efforce notamment de décrire les configurations historiquement changeantes de l'agréable et du désagréable, de l'attirant et du repoussant, du désiré et du rejeté, du tolérable et de l'intolérable."
Cette histoire des seuils de sensibilité, des affects, des émotions trouve chez Elias son assise théorique. Si ce qui suscite le dégoût, la honte, la peur, le désir varie historiquement, c'est que l'économie affective elle-même se transforme. L'historicisation des émotions suppose l'historicisation des structures psychiques qui les produisent et les régulent. Comme l'écrit Mazurel, "de quoi est fait l'inconscient, sinon d'abord d'un chaos de désirs, d'émotions et de fantasmes barrés, soumis aux pressions et censures de la civilisation ?"
Cette perspective permet de dépasser l'opposition entre une histoire culturelle qui ne s'intéresserait qu'aux représentations conscientes des émotions (discours sur les passions, iconographie des affects) et une psychologie qui postulerait l'universalité des mécanismes émotionnels. Avec Elias, on peut penser une histoire de l'économie affective elle-même, attentive à ses transformations de longue durée.
Des travaux récents ont appliqué ce programme éliasien à différents objets : histoire de la peur (Jean Delumeau), histoire de la honte (Emmanuel Philibert), histoire du dégoût (Alain Corbin), histoire de la pitié et de la compassion. Dans tous ces cas, il s'agit de montrer que ces affects ne sont pas des données anthropologiques universelles mais des constructions historiques, liées à des configurations sociales spécifiques.
- Pour une sociologie des dominations symboliques
L'analyse éliasienne de l'incorporation des rapports de pouvoir dialogue de manière particulièrement féconde avec les travaux contemporains sur les dominations symboliques. La notion développée par Pierre Bourdieu de "violence symbolique" – cette forme de domination qui s'exerce par l'adhésion des dominés aux principes de leur domination – trouve chez Elias une généalogie historique.
Dans Logiques de l'exclusion, Elias montre concrètement comment la stigmatisation s'intériorise, comment les représentations collectives dévalorisantes finissent par structurer l'économie psychique des stigmatisés eux-mêmes. Cette analyse peut être étendue à toutes les formes de domination : de classe, de genre, de race. Dans chaque cas, il s'agit de comprendre comment les rapports de force objectifs se muent en rapports psychiques, comment la domination externe devient auto-domination.
Cette perspective permet d'éviter deux écueils symétriques. D'un côté, l'écueil d'une vision purement objectiviste de la domination, qui ne verrait que les rapports de force externes et ignorerait leur dimension subjective, affective, psychique. De l'autre, l'écueil d'une vision psychologisante qui réduirait la domination à des mécanismes purement intrapsychiques (masochisme, culpabilité, autodénigrement) sans voir leur enracinement dans des configurations sociales objectives.
Le modèle éliasien permet de penser ensemble ces deux dimensions : les rapports de pouvoir objectifs et leur incorporation subjective. Il montre comment la domination devient d'autant plus efficace qu'elle s'intériorise, qu'elle cesse d'apparaître comme une contrainte externe pour devenir une évidence intérieure. Cette naturalisation de l'arbitraire social, dont parle Bourdieu, trouve chez Elias son explication processuelle : elle résulte d'un long travail historique d'inculcation et d'incorporation.
- Pour penser les transformations contemporaines
La pensée d'Elias offre également des outils pour penser les transformations contemporaines de l'économie psychique. Plusieurs sociologues néerlandais ont évoqué, dès les années 1980, un processus d'"informalisation" des comportements dans les sociétés occidentales contemporaines : relâchement des codes vestimentaires, moindre formalisme dans les relations sociales, expression plus directe des affects, recul du puritanisme sexuel.
Comment interpréter ces transformations dans une perspective éliasienne ? Constituent-elles une inversion du processus de civilisation, un retour à des formes moins contrôlées d'expression des pulsions ? Ou bien s'agit-il d'une transformation plus subtile, où l'autocontrôle, devenu si profondément intériorisé, peut se permettre des moments de relâchement apparent ?
Dans Sport et civilisation (écrit avec Eric Dunning, 1986, traduction française 1994), Elias analyse comment les sociétés contemporaines créent des espaces-temps circonscrits où l'expression des affects, la manifestation de l'excitation (excitement) sont autorisées, voire encouragées : le sport, le spectacle, les loisirs. Ces espaces ne contredisent pas le processus de civilisation : ils le supposent. C'est parce que l'autocontrôle est devenu suffisamment fort, suffisamment intériorisé, qu'il peut se permettre ces moments de suspension contrôlée.
Cette analyse peut être étendue aux transformations contemporaines. L'informalisation ne signifie pas la disparition de l'autocontrôle mais sa transformation. Les codes deviennent moins explicites, moins rigides, mais le contrôle des affects reste présent, sous des formes plus subtiles, plus intériorisées. La spontanéité apparente est elle-même codifiée : il faut savoir quand et comment être spontané, avec qui et dans quelles circonstances.
Cette perspective permet également de penser les nouvelles formes de contrôle social qui émergent avec les technologies numériques. La surveillance généralisée, l'exposition permanente sur les réseaux sociaux, la traçabilité des comportements produisent de nouvelles formes d'autocontrôle. L'individu contemporain, constamment visible, potentiellement jugé, surveille lui-même ses expressions, ses publications, son image. On assiste ainsi à une intensification de l'autocontrôle sous des formes inédites, qui mériteraient une analyse éliasienne.
- Dialogue avec d'autres paradigmes théoriques
La fécondité de la pensée d'Elias tient aussi à sa capacité à dialoguer avec d'autres paradigmes théoriques contemporains. Le rapprochement avec Pierre Bourdieu a été maintes fois souligné : les concepts de configuration et de champ, d'habitus social et d'habitus, d'intériorisation des contraintes et de violence symbolique présentent de profondes affinités. Comme le note Roger Chartier, si Bourdieu conceptualise mieux le mécanisme de l'habitus comme scheme générateur, Elias apporte la dimension processuelle et historique de longue durée.
Le dialogue avec Michel Foucault est également fécond, bien que plus tendu. Les deux penseurs partagent un intérêt pour les dispositifs de pouvoir, pour les mécanismes de contrôle des corps, pour l'articulation entre pouvoir et subjectivation. Mais là où Foucault privilégie les ruptures épistémologiques et les discontinuités historiques, Elias insiste sur les continuités, les enchaînements, les transformations progressives. Là où Foucault analyse des dispositifs disciplinaires explicites (l'hôpital, la prison, l'école), Elias s'intéresse aux processus diffus, non planifiés, qui résultent de l'interaction d'une multitude d'acteurs.
Enfin, le rapprochement avec les travaux récents en histoire des émotions, en anthropologie des affects, en psychologie culturelle montre l'actualité de la perspective éliasienne. Dans tous ces champs, il s'agit de penser l'articulation entre des dimensions socioculturelles et des dimensions psycho-affectives, de comprendre comment les émotions, loin d'être de pures données naturelles, sont socialement construites, historiquement variables, culturellement codifiées.
Conclusion
L'articulation entre le social et le psychique constitue indéniablement le fil rouge de l'œuvre de Norbert Elias. Cette articulation repose sur plusieurs ruptures épistémologiques majeures qui font toute l'originalité de sa pensée. Le dépassement du dualisme individu/société par le concept de configuration permet de penser la société comme tissu de relations, comme réseau d'interdépendances, plutôt que comme entité substantielle séparée des individus qui la composent.
L'affirmation d'une solidarité constitutive entre sociogenèse et psychogenèse bouleverse les habitudes de pensée qui tendaient à séparer histoire sociale et histoire psychologique. Pour Elias, ces deux dimensions ne sont pas simplement corrélées ou en interaction : elles sont les deux faces d'un même processus. Les transformations des configurations sociales (différenciation des fonctions, monopolisation étatique de la violence, allongement des chaînes d'interdépendance) produisent nécessairement des transformations des structures psychiques (passage de l'hétérocontrainte à l'autocontrainte, intériorisation des censures, différenciation des fonctions psychiques).
L'historicisation radicale de ce que la psychanalyse freudienne avait posé comme invariants anthropologiques représente sans doute l'apport le plus audacieux d'Elias. Non seulement les contenus de l'inconscient varient historiquement et culturellement, mais la structure même de l'économie psychique, la frontière entre conscient et inconscient, l'intensité du refoulement sont des produits du processus de civilisation. Cette proposition, à peine esquissée par Elias lui-même, ouvre des perspectives considérables pour une psychologie sociale historique.
La démonstration que les rapports de pouvoir s'incorporent dans les structures psychiques, que la domination s'exerce autant de l'intérieur que de l'extérieur, éclaire puissamment les mécanismes de la violence symbolique. L'analyse de la société de cour montre exemplairement comment une configuration de pouvoir spécifique façonne une économie psychique particulière, comment les contraintes de la vie curiale deviennent seconde nature, habitus social structurant en profondeur la personnalité.
Les limites de l'œuvre d'Elias – risque d'évolutionnisme, absence du religieux, difficultés d'application au XXe siècle, sous-théorisation des marges de manœuvre – ne doivent pas masquer sa fécondité heuristique extraordinaire. Comme l'écrit Roger Chartier, l'œuvre d'Elias "permet au travail historique actuel, qui se méfie des schémas explicatifs stables et transhistoriques, de réintroduire la dimension de la globalité au travers des processus sociaux et des dynamiques culturelles."
Cette pensée relationnelle et processuelle offre des outils précieux pour les sciences sociales contemporaines. Elle permet de penser ensemble ce que les traditions disciplinaires avaient séparé : l'histoire et la sociologie, le politique et le psychique, les structures objectives et les économies affectives. Elle ouvre la voie à des champs de recherche aujourd'hui florissants : histoire des sensibilités, histoire des émotions, sociologie des dominations symboliques, anthropologie des affects.
Plus fondamentalement, Elias propose une alternative à l'opposition stérile entre déterminisme social et philosophie du sujet libre. En montrant que l'invention, la créativité, la liberté individuelle s'exercent toujours à l'intérieur de contraintes structurelles, qu'elles sont inscrites dans des réseaux de déterminations non conscientes, il permet de penser une liberté qui n'est pas abstraite mais située, une créativité qui n'est pas création ex nihilo mais transformation de l'hérité.
Enfin, dans un contexte intellectuel français longtemps marqué par l'opposition entre pensées de l'universel et pensées de la discontinuité radicale, Elias offre une troisième voie : celle d'une pensée de la transformation dans la continuité, attentive aux processus de longue durée par lesquels émergent, à partir de reconfigurations progressives, des hétérogénéités, des différences, des nouveautés. Cette pensée processuelle, qui articule continuité et changement, déterminisme et invention, social et psychique, demeure d'une remarquable actualité pour comprendre les transformations de nos sociétés contemporaines.
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