L'économie rituelle des audiences en protection de l'enfance : temporalités, mises en scène et circulation de la parole
Introduction
Dans les sciences sociales, l'étude des rituels a longtemps été l'apanage de la sociologie et de l'anthropologie des religions. Le domaine des « études rituelles » (ritual studies) a élargi ce champ d'étude, en se penchant sur des rituels profanes ou religieux, initiatiques ou syncrétiques, et sur leurs dynamiques afin de saisir comment ils façonnent et transforment les individus et les sociétés (Bell, 1992). Dans le champ de la protection de l'enfance, les audiences judiciaires constituent des moments rituels particuliers où se cristallisent des enjeux à la fois symboliques et matériels.
La dimension économique des rituels a été un sujet d'analyse central dès les débuts de l'anthropologie sociale et culturelle, comme le démontrent les travaux fondateurs sur le Potlatch de Boas et le Kula de Malinowski, ainsi que la question du don et du contre-don posée par Marcel Mauss dans son Essai sur le don (1923-1924). Ces audiences mobilisent des ressources considérables, tant matérielles qu'humaines, et produisent une économie spécifique de la parole, du temps et de l'espace. Elles fonctionnent comme des rituels de passage (Van Gennep, 1909) qui marquent les trajectoires des enfants et de leurs familles, tout en structurant les rapports de pouvoir entre les différents acteurs du système de protection.
L'objectif de cet article est d'analyser les audiences en protection de l'enfance comme des rituels institutionnels dont la dimension économique mérite d'être mise au jour. Il s'agit de dépasser l'opposition entre l'économique et le symbolique pour examiner comment ces rituels judiciaires créent, mobilisent et distribuent des ressources, comment ils produisent de la valeur symbolique tout en générant des coûts matériels, et comment ils structurent les inégalités entre les acteurs. Cette analyse s'inscrit dans le cadre théorique de l'anthropologie économique appliquée aux études rituelles, en mobilisant notamment les travaux sur le capital symbolique (Bourdieu, 1977 ; 1994), l'économie des biens sans prix, et les rapports de pouvoir enchâssés dans les pratiques ritualisées.
Le rituel judiciaire comme fait social total
Les audiences en protection de l'enfance peuvent être appréhendées comme des faits sociaux totaux au sens maussien, où elles mobilisent simultanément des dimensions juridiques, économiques, symboliques, psychologiques et morales. Chaque audience constitue un moment où converge une multiplicité d'acteurs : magistrats, avocats, travailleurs sociaux, experts psychologues, médecins, éducateurs, et bien sûr les familles elles-mêmes. Cette convergence n'est pas fortuite mais rituellement organisée selon des protocoles précis qui définissent qui peut parler, quand, comment et pour dire quoi.
La notion de rituel, telle qu'elle a été progressivement élaborée depuis les travaux fondateurs sur les rites de passage (Van Gennep, 1909), permet de saisir ces audiences non pas simplement comme des procédures administratives neutres, mais comme des performances collectives codifiées qui transforment les statuts des individus et produisent des effets sociaux durables. L'audience fonctionne comme un rite de passage qui peut confirmer ou modifier le statut d'un enfant, d'une famille, voire d'un professionnel. Victor Turner, dans Le phénomène rituel : structure et contre-structure (1990), a montré comment les rituels créent des moments liminaires où les statuts sociaux sont suspendus avant d'être réaffirmés ou transformés.
Or, ce rituel judiciaire possède une épaisseur matérielle et économique qui structure son déroulement et ses effets. Contrairement à l'image d'une justice immatérielle et désincarnée, les audiences mobilisent des ressources concrètes dont la distribution révèle des rapports de pouvoir et des inégalités structurelles. L'analyse de cette économie rituelle permet de comprendre comment le système de protection de l'enfance produit et reproduit des hiérarchies sociales, tout en légitimant son action par une mise en scène qui euphémise sa dimension économique.
L'économie du temps judiciaire
Le temps constitue la première ressource économique mobilisée par le rituel judiciaire. Les audiences ne peuvent se comprendre sans analyser l'économie temporelle qu'elles instituent. Cette économie fonctionne à plusieurs niveaux. D'abord, le temps judiciaire lui-même, scandé par des délais légaux, des convocations, des reports, des appels. Ce temps ritualisé impose un rythme spécifique aux trajectoires familiales, créant une temporalité institutionnelle qui entre souvent en tension avec les temporalités vécues des enfants et des familles.
La convocation à une audience représente un investissement temporel considérable pour tous les acteurs. Les familles doivent se rendre disponibles, parfois en prenant des congés non rémunérés, en interrompant leur travail, en organisant la garde d'autres enfants. Les professionnels mobilisent du temps de préparation, de déplacement, d'attente dans les couloirs des tribunaux. Ce temps investi constitue un coût économique réel mais largement invisibilisé dans les analyses du système judiciaire. Pour les familles en situation de précarité, ce coût peut s'avérer prohibitif, créant une première forme d'inégalité dans l'accès au rituel judiciaire.
La durée même de l'audience fait l'objet d'une économie particulière. Le temps de parole est strictement régulé, distribué selon une hiérarchie implicite qui reflète les rapports de pouvoir institutionnels. Le magistrat contrôle le tempo, accorde ou refuse la parole, interrompt ou laisse se développer les interventions. Cette gestion du temps produit une valeur symbolique différenciée : certaines paroles valent plus que d'autres, certains acteurs peuvent mobiliser plus de temps judiciaire que d'autres.
L'attente constitue également une dimension cruciale de l'économie temporelle du rituel judiciaire. Les délais entre les audiences, souvent de plusieurs mois, créent une temporalité suspendue qui pèse différemment selon les acteurs. Pour les enfants placés, cette attente structure leur expérience de la séparation et de l'incertitude. Pour les familles, elle génère une anxiété qui peut être économiquement coûteuse en termes de santé, de capacité à travailler, de maintien des liens sociaux. Cette économie de l'attente révèle comment le rituel judiciaire produit des effets qui débordent largement le moment de l'audience elle-même.
La production et la circulation des preuves
L'audience s'appuie sur une économie documentaire complexe qui constitue une dimension matérielle essentielle du rituel. Les preuves présentées devant le juge prennent la forme de rapports sociaux, d'expertises psychologiques, de certificats médicaux, d'attestations scolaires, de photographies, parfois d'enregistrements. Chacun de ces documents représente un investissement économique considérable en termes de temps de travail professionnel, de compétences expertes, de frais de déplacement pour les évaluations.
Cette production documentaire fonctionne comme une économie de l'écrit où certains acteurs possèdent le monopole de la production des preuves légitimes. Les travailleurs sociaux, les psychologues, les médecins produisent des écrits qui ont valeur de vérité dans le rituel judiciaire, tandis que les écrits produits par les familles elles-mêmes (lettres, journaux intimes, témoignages) ont un statut probatoire beaucoup plus fragile. Cette asymétrie dans la capacité à produire des preuves légitimes révèle une inégalité fondamentale dans la distribution du capital symbolique (Bourdieu, 1977 ; 1994).
Le coût de production de ces preuves pose également la question de qui paie pour quoi. Les expertises psychologiques, les évaluations médico-légales, les rapports sociaux sont financés par les institutions publiques, mais leur coût réel est rarement explicité. Cette invisibilisation du coût économique participe de l'euphémisation de la dimension marchande du rituel judiciaire. Pourtant, les choix budgétaires concernant le financement de ces expertises structurent profondément les possibilités d'action du système judiciaire.
La circulation de ces documents entre les différents acteurs avant l'audience constitue également un moment crucial de l'économie rituelle. Qui a accès à quels documents et à quel moment ? Les règles de communication des pièces du dossier organisent une circulation inégale de l'information qui avantage certains acteurs au détriment d'autres. Les familles découvrent parfois le contenu des rapports les concernant seulement le jour de l'audience, alors que les professionnels ont pu les consulter en amont. Cette inégalité informationnelle structure les rapports de pouvoir dans le rituel judiciaire.
La mise en scène spatiale et l'économie symbolique du pouvoir
L'espace physique de l'audience constitue une dimension matérielle fondamentale du rituel. La salle d'audience n'est pas un lieu neutre mais un espace rituellement organisé qui matérialise les hiérarchies et structure les interactions. L'architecture judiciaire, avec son estrade surélevée pour le magistrat, son placement stratégique des différents acteurs, ses symboles républicains, produit une géographie du pouvoir immédiatement lisible.
Cette mise en scène spatiale représente un investissement matériel considérable. Les bâtiments judiciaires, leur entretien, leur sécurisation, leur accessibilité constituent des dépenses publiques qui matérialisent l'importance accordée à la fonction judiciaire. L'état des lieux révèle aussi les inégalités territoriales : certains tribunaux disposent d'espaces modernes et adaptés, d'autres fonctionnent dans des locaux vétustes et inadaptés, particulièrement pour accueillir des enfants.
La disposition des corps dans l'espace de l'audience fonctionne selon une économie symbolique précise. Chaque acteur occupe une place assignée qui signifie son statut et son rôle dans le rituel. Le magistrat en position dominante et centrale, les avocats à proximité de leurs clients, les travailleurs sociaux dans un espace intermédiaire, les familles souvent en position périphérique ou face au juge. Cette topographie rituelle produit des effets concrets sur la parole et l'agentivité des différents participants.
La question de la présence ou de l'absence de l'enfant dans l'espace de l'audience constitue un enjeu particulièrement significatif de cette économie spatiale. Les débats sur l'opportunité d'auditionner les enfants, sur les modalités de cette audition, sur l'aménagement d'espaces spécifiques révèlent les tensions entre protection et participation, entre considération de l'enfant comme sujet ou comme objet du rituel judiciaire. L'investissement dans des salles d'audition adaptées aux enfants matérialise une reconnaissance de leur statut d'acteur, tandis que leur absence de l'espace de l'audience signifie leur réduction à l'état d'objet de la décision.
Le capital symbolique des professionnels
L'audience fonctionne comme un lieu d'accumulation et de conversion de différentes formes de capital, selon la théorie de la pratique développée par Bourdieu. Dans Raisons pratiques (1994), Bourdieu montre comment les professionnels mobilisent leur capital culturel (diplômes, connaissances expertes), leur capital social (réseaux professionnels, réputation), et participent à l'économie du capital symbolique propre au champ judiciaire.
Le rituel de l'audience permet aux professionnels de transformer leur travail quotidien en capital symbolique. La présentation d'un rapport devant le juge, la participation à l'élaboration de la décision, la reconnaissance de son expertise constituent des moments d'accumulation de prestige professionnel. Cette économie symbolique fonctionne selon des règles qui ne sont jamais explicitées mais qui structurent profondément les pratiques. Certains professionnels deviennent des acteurs incontournables, dont la parole acquiert une autorité particulière, tandis que d'autres restent en position subalterne.
La relation entre capital économique et capital symbolique dans le rituel judiciaire mérite une attention particulière. Les professionnels les plus dotés en capital symbolique ne sont pas nécessairement les mieux rémunérés. Les travailleurs sociaux, qui produisent les rapports centraux sur lesquels s'appuient les décisions, ont souvent des salaires modestes, tandis que les avocats peuvent mobiliser des honoraires élevés sans nécessairement disposer d'une autorité symbolique équivalente dans le champ de la protection de l'enfance. Cette disjonction entre rétribution économique et pouvoir symbolique révèle la complexité de l'économie rituelle.
La notion d'économie des biens sans prix développée par Bourdieu s'applique particulièrement bien aux audiences en protection de l'enfance. Les professionnels ne peuvent pas explicitement affirmer qu'ils agissent pour accumuler du prestige ou pour développer leur réputation. L'intérêt symbolique doit rester implicite, euphémisé derrière un discours de l'intérêt de l'enfant et du service public. Cette dénégation de l'intérêt fait partie intégrante du fonctionnement du rituel, qui ne peut produire ses effets de légitimité que si sa dimension stratégique reste voilée.
L'économie de la parole et la production de la vérité
L'audience se structure autour d'une économie de la parole qui distribue inégalement le droit de s'exprimer et la valeur accordée aux différentes formes d'énonciation. Cette économie ne fonctionne pas selon une logique de marché où toutes les paroles auraient la même valeur, mais selon une logique de l'autorité où certaines paroles valent plus que d'autres par la position institutionnelle de celui qui les énonce.
La parole experte des professionnels bénéficie d'un crédit symbolique particulier. Lorsqu'un psychologue présente une évaluation ou qu'un travailleur social décrit une situation familiale, leur parole est investie d'une autorité qui découle de leur position dans le champ professionnel et de leur maîtrise d'un langage technique. Cette parole experte fonctionne comme une monnaie symbolique qui s'échange dans l'économie du rituel judiciaire.
À l'inverse, la parole des familles, et particulièrement des familles en situation de précarité, souffre souvent d'une dévaluation symbolique. Elle est considérée comme subjective, partiale, émotionnelle, et donc moins fiable que la parole professionnelle supposée objective. Cette asymétrie dans la valeur accordée aux différentes formes de parole constitue une inégalité fondamentale du rituel judiciaire. Les familles disposant d'un capital culturel élevé peuvent partiellement compenser cette dévaluation en mobilisant un registre langagier proche de celui des professionnels, tandis que les familles les plus précaires cumulent les handicaps symboliques.
La production de la vérité dans le rituel judiciaire repose sur une économie du témoignage qui valorise différemment les sources. Les preuves documentaires sont considérées comme plus fiables que les témoignages oraux. Les observations professionnelles sont jugées plus objectives que les récits familiaux. Cette hiérarchie des preuves structure la production de la décision judiciaire et révèle une économie de la vérité où certains acteurs détiennent le monopole de la production des énoncés légitimes.
Le silence constitue également une dimension importante de cette économie de la parole. Qui peut se taire et qui doit parler ? Les familles sont souvent mises en demeure de s'expliquer, de justifier leurs actes, de se défendre, tandis que les professionnels peuvent choisir de ne pas répondre à certaines questions ou de différer leurs réponses. Cette inégalité dans le droit au silence révèle les rapports de pouvoir qui traversent le rituel judiciaire.
Le coût caché du rituel judiciaire
Au-delà des coûts budgétaires directement comptabilisés par les institutions, le rituel judiciaire génère une multitude de coûts cachés qui pèsent différemment selon les acteurs. Pour les familles, le passage par l'audience représente souvent un coût économique direct : frais d'avocat pour ceux qui peuvent se permettre un conseil privé, frais de transport pour se rendre au tribunal, parfois frais d'hébergement si le tribunal est éloigné du domicile, perte de revenus liée à l'absence au travail.
Ces coûts directs s'accompagnent de coûts indirects plus difficiles à quantifier mais tout aussi réels. Le stress généré par l'audience peut avoir des répercussions sur la santé physique et mentale des familles, générant des dépenses de soins. L'exposition publique du conflit familial peut entraîner une stigmatisation sociale qui affecte les relations de voisinage, les opportunités professionnelles, les inscriptions scolaires des enfants. Ces coûts sociaux et symboliques constituent une forme de dette que les familles doivent assumer au-delà de l'audience elle-même.
Pour les professionnels également, le rituel judiciaire génère des coûts qui ne sont pas toujours reconnus institutionnellement. Le temps de préparation des rapports, souvent réalisé en dehors du temps de travail officiel, la charge émotionnelle liée à la confrontation avec les situations familiales difficiles, le risque de mise en cause professionnelle en cas de décision contestée constituent des coûts que les professionnels intègrent dans leur pratique sans qu'ils soient nécessairement compensés.
L'analyse de ces coûts cachés révèle comment le rituel judiciaire fonctionne selon une économie qui n'est jamais complètement explicitée. Les acteurs investissent des ressources multiples dont la valeur n'est pas reconnue dans les catégories comptables officielles. Cette invisibilisation de certains coûts permet au système de fonctionner en apparence de manière rationnelle et maîtrisée, tout en reposant sur une mobilisation de ressources qui dépasse largement ce qui est formellement comptabilisé.
Don, dette et obligation dans le système judiciaire
La théorie du don développée par Mauss offre un cadre d'analyse particulièrement fécond pour comprendre l'économie rituelle des audiences. Le système de protection de l'enfance fonctionne selon une logique du don qui n'est jamais explicitement reconnue comme telle. L'État, à travers le juge et les services sociaux, se présente comme donnant protection et soin aux enfants en danger. Ce don n'est pas présenté comme un échange marchand mais comme une obligation morale et légale de la collectivité envers ses membres les plus vulnérables.
Cependant, ce don place les familles dans une position de dette symbolique. Elles sont redevables d'une protection qu'elles n'ont pas su ou pu assurer elles-mêmes. Cette dette n'est jamais formellement énoncée en termes économiques, mais elle structure profondément les rapports entre les familles et les institutions. Les familles sont sommées de se montrer reconnaissantes, coopératives, transformées par l'intervention dont elles bénéficient. Le contre-don attendu n'est pas matériel mais prend la forme d'une transformation subjective : devenir de bons parents, adopter les normes éducatives légitimes, accepter le regard institutionnel sur l'intimité familiale.
Cette économie du don fonctionne selon une logique d'obligation qui n'est jamais totalement remboursable. Quoi que fassent les familles, elles restent en position de dette vis-à-vis de l'institution qui leur a permis de conserver ou de retrouver leurs enfants. Cette dette perpétuelle structure les rapports de pouvoir et légitime l'intervention institutionnelle prolongée dans la vie familiale. Elle justifie également les contrôles, les évaluations, les visites à domicile qui s'imposent aux familles suivies.
Le rituel de l'audience actualise périodiquement cette économie du don et de la dette. Chaque audience est l'occasion pour les familles de démontrer qu'elles ont bien reçu le don de protection, qu'elles en ont fait bon usage, qu'elles se sont transformées dans le sens attendu. L'audience fonctionne comme un moment de vérification de la bonne circulation du don, où les professionnels évaluent si le contre-don familial est satisfaisant. Maurice Godelier, dans L'énigme du don (1996), a montré comment le don crée simultanément un rapport de solidarité et un rapport de supériorité, dynamique qui s'observe pleinement dans le rituel judiciaire de protection de l'enfance.
La production des inégalités par le rituel judiciaire
L'analyse économique du rituel judiciaire révèle comment celui-ci produit et reproduit des inégalités structurelles entre les acteurs. Ces inégalités fonctionnent à plusieurs niveaux. D'abord, une inégalité dans l'accès même au rituel. Toutes les familles ne disposent pas des mêmes ressources pour préparer leur défense, pour comprendre les enjeux, pour mobiliser les soutiens nécessaires. Le capital économique permet d'engager un avocat privé plutôt que de dépendre de l'aide juridictionnelle. Le capital culturel permet de déchiffrer les codes du rituel judiciaire et d'adopter les postures attendues. Le capital social permet de mobiliser des témoignages favorables, des soutiens institutionnels, des recommandations.
Ces différentes formes de capital se cumulent ou se renforcent mutuellement. Les familles les plus dotées peuvent mobiliser une défense plus efficace, ce qui accroît leurs chances de maintenir ou de retrouver leurs enfants, tandis que les familles les plus précaires cumulent les handicaps symboliques qui réduisent leurs chances de succès dans le rituel judiciaire. Cette dynamique cumulative des inégalités révèle comment le rituel, loin d'être un moment d'égalité formelle devant la loi, fonctionne comme un amplificateur des inégalités sociales préexistantes.
Le rituel judiciaire produit également des inégalités entre les professionnels eux-mêmes. Les métiers du social occupent des positions subalternes par rapport aux professions juridiques dans la hiérarchie symbolique du tribunal. Les éducateurs spécialisés voient leurs rapports lus et interprétés par des juges dont la formation et la culture professionnelle sont très éloignées. Cette distance entre les cultures professionnelles génère des malentendus, des frustrations, et parfois des décisions qui ne prennent pas pleinement en compte la complexité des situations décrites par les travailleurs sociaux.
Les inégalités territoriales constituent une autre dimension importante de l'économie rituelle. Les tribunaux ne disposent pas tous des mêmes moyens matériels et humains. Certaines juridictions sont débordées, avec des délais d'audience très longs et des dossiers examinés rapidement, tandis que d'autres peuvent consacrer plus de temps à chaque situation. Cette inégalité dans les moyens alloués au rituel judiciaire se traduit par des inégalités dans la qualité de la justice rendue et dans l'issue des procédures.
L'encastrement institutionnel et le désencastrement marchand
L'analyse de l'économie rituelle des audiences gagnerait à mobiliser la distinction polanyienne entre économie encastrée et désencastrée. Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1983 [1944]), a montré comment l'économie de marché moderne se caractérise par un désencastrement de l'économie par rapport aux autres institutions sociales. Dans le rituel judiciaire de protection de l'enfance, nous observons une situation paradoxale : l'économie du rituel reste formellement encastrée dans les institutions publiques et les valeurs de service public, mais elle subit des pressions croissantes vers la marchandisation et la rationalisation gestionnaire.
Le financement public du système judiciaire et des services de protection de l'enfance maintient formellement ces activités dans une logique de service public, soustraite aux lois du marché. Pourtant, les logiques gestionnaires, les indicateurs de performance, les contraintes budgétaires introduisent progressivement une rationalité économique qui transforme la nature du rituel. Le temps accordé à chaque audience, le nombre de rapports produits par travailleur social, les critères d'évaluation des décisions judiciaires sont de plus en plus soumis à des logiques de rentabilité qui entrent en tension avec les exigences du travail social et judiciaire.
Cette tension entre encastrement et désencastrement se manifeste particulièrement dans la question du financement des expertises. Certaines évaluations psychologiques ou psychiatriques sont désormais externalisées auprès de cabinets privés, introduisant une logique marchande dans la production des preuves judiciaires. Cette marchandisation partielle transforme le statut des expertises : d'un service public répondant aux besoins de la justice, elles deviennent des prestations tarifées répondant à une logique d'offre et de demande.
Résistances et subversions du rituel
Si le rituel judiciaire fonctionne comme un dispositif de pouvoir qui structure les inégalités et légitime l'intervention institutionnelle, il est également le lieu de résistances et de tentatives de subversion. Les familles ne sont pas des acteurs passifs du rituel mais développent des stratégies pour en infléchir le déroulement et l'issue. Ces stratégies révèlent une conscience pratique de l'économie rituelle et une capacité à en jouer partiellement.
Certaines familles apprennent à maîtriser les codes du rituel judiciaire, à adopter les postures attendues, à mobiliser le langage légitime. Cette appropriation stratégique du rituel ne doit pas être interprétée comme une simple soumission mais comme une forme de résistance qui utilise les armes du système pour en limiter les effets. D'autres familles refusent explicitement de jouer le jeu du rituel : elles arrivent en retard, contestent la légitimité du tribunal, refusent de répondre aux questions selon les modalités attendues. Ces formes de résistance frontale sont généralement sanctionnées dans le cadre du rituel, mais elles révèlent les limites du consentement familial et la violence symbolique que peut représenter l'audience.
Les professionnels également peuvent développer des pratiques de résistance ou de contournement du rituel formel. Certains travailleurs sociaux tentent de préserver une parole alternative dans leurs rapports, en y insérant des nuances qui ne correspondent pas exactement aux catégories judiciaires attendues. D'autres privilégient les échanges informels avec le magistrat avant l'audience pour faire passer des informations qui ne peuvent pas être officiellement inscrites dans les documents. Ces pratiques révèlent les tensions entre la logique administrative du rituel et les réalités complexes des situations familiales.
Les moments qui entourent l'audience formelle constituent également des espaces de résistance ou de subversion du rituel officiel. Les couloirs du tribunal, les temps d'attente, les discussions après l'audience sont autant de moments où se rejouent différemment les rapports de pouvoir, où des alliances se créent, où des négociations informelles ont lieu. Cette économie informelle du rituel judiciaire révèle que celui-ci ne peut pas être réduit à son déroulement formel mais s'inscrit dans un continuum d'interactions qui le débordent.
Conclusion
L'analyse des audiences en protection de l'enfance comme rituels institutionnels mobilisant des ressources économiques permet de dépasser l'opposition entre le symbolique et le matériel pour saisir l'épaisseur concrète de ces moments judiciaires. Le rituel de l'audience fonctionne selon une économie complexe qui engage le temps, l'espace, la parole, les documents, les corps et les affects. Cette économie n'est jamais complètement explicitée mais structure profondément les rapports entre les acteurs et les issues des procédures.
L'approche par l'anthropologie économique révèle comment ces rituels judiciaires produisent et reproduisent des inégalités sociales, tout en légitimant l'intervention institutionnelle par une mise en scène qui euphémise sa dimension économique. Les familles les plus précaires cumulent les handicaps dans l'accès au rituel et dans sa maîtrise, tandis que les professionnels accumulent du capital symbolique à travers leur participation répétée à ces moments judiciaires.
L'économie du don et de la dette structure les rapports entre les familles et les institutions, plaçant les premières en position de redevabilité perpétuelle vis-à-vis des secondes. Cette dette symbolique justifie l'intervention prolongée dans l'intimité familiale et contraint les familles à démontrer régulièrement, lors des audiences, qu'elles ont bien reçu et utilisé le don de protection qui leur a été accordé.
Cependant, le rituel judiciaire n'est pas un dispositif totalisant et les acteurs développent des stratégies de résistance ou d'appropriation qui révèlent les marges de manœuvre existantes. L'analyse de ces résistances permet de complexifier la compréhension du rituel judiciaire et de ne pas réduire les familles à des positions de victimes passives ou les professionnels à des agents d'un système oppressif.
Cette contribution mobilise d'une approche qui prend au sérieux la dimension matérielle et économique des rituels institutionnels. Elle ouvre des pistes pour de futures recherches qui pourraient approfondir l'analyse comparative entre différentes juridictions, explorer les transformations historiques de l'économie rituelle judiciaire, ou examiner comment les réformes institutionnelles modifient les rapports de pouvoir enchâssés dans ces rituels. L'anthropologie économique des rituels judiciaires constitue un champ prometteur pour comprendre comment se produisent et se légitiment les interventions institutionnelles dans les trajectoires familiales, et comment les acteurs naviguent dans les contraintes et les opportunités que ces rituels leur offrent.
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