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Billet de blog 18 septembre 2025

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Prostitution ou exploitation des mineurs ? Essai de clarification

La question terminologique opposant « prostitution des mineurs » et « exploitation sexuelle des mineurs » dépasse largement les considérations sémantiques pour révéler des enjeux épistémologiques, normatifs et politiques de première importance.

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Prostitution ou exploitation des mineurs ? Essai de clarification 

Introduction

La question terminologique opposant "prostitution des mineurs" et "exploitation sexuelle des mineurs" dépasse largement les considérations sémantiques pour révéler des enjeux épistémologiques, normatifs et politiques de première importance. Cette distinction conceptuelle structure en profondeur les approches théoriques et pratiques de situations où des mineurs se trouvent impliqués dans des relations de commerce sexuel, influençant tant les cadres juridiques que les modalités d'intervention sociale et les représentations collectives de l'enfance.

L'analyse de cette opposition terminologique s'impose comme un préalable nécessaire à toute réflexion rigoureuse sur les politiques de protection de l'enfance et les réponses institutionnelles aux situations de vulnérabilité. En effet, le choix d'un terme plutôt que l'autre n'est jamais neutre : il véhicule des présupposés anthropologiques, engage des philosophies de l'action publique et oriente des pratiques professionnelles aux conséquences directes sur la vie des mineurs concernés.

Cette étude propose une analyse interdisciplinaire de cette tension conceptuelle, mobilisant les apports du droit, de l'éthique, de la philosophie morale et politique, ainsi que de la sociologie. L'objectif est de mettre au jour les soubassements théoriques de chaque paradigme, d'analyser leurs implications pratiques et d'identifier les enjeux contemporains que soulève cette controverse terminologique dans le contexte de l'évolution des droits de l'enfant et des transformations sociales contemporaines.

  1. Genèse historique et évolution des paradigmes conceptuels

1.1 Archéologie du terme "prostitution des mineurs"

L'émergence historique du concept de "prostitution des mineurs" s'enracine dans une tradition juridique et sociale héritée du XIXe siècle, période durant laquelle la prostitution était principalement appréhendée sous l'angle de la morale publique et de l'ordre social (Corbin, 1978). Cette approche, qualifiée de "réglementariste" par Parent-Duchâtelet (1836) dans ses études pionnières, considérait la prostitution comme un "mal nécessaire" devant être encadré et contrôlé plutôt qu'éradiqué.

L'application de cette grille de lecture aux situations impliquant des mineurs procédait d'une vision de l'enfance encore largement marquée par les conceptions pré-modernes, où les frontières entre enfance et âge adulte demeuraient floues et perméables (Ariès, 1960). Les codes pénaux du XIXe siècle, s'ils prévoyaient des dispositions spécifiques concernant les mineurs, n'opéraient pas de distinction conceptuelle fondamentale entre prostitution adulte et juvénile, appliquant essentiellement les mêmes catégories d'analyse (Walkowitz, 1980).

Cette continuité conceptuelle s'est maintenue durant une grande partie du XXe siècle, notamment dans les systèmes juridiques de tradition continentale européenne. Le Code pénal français de 1810, par exemple, ne distinguait pas spécifiquement la prostitution selon l'âge, intégrant les situations impliquant des mineurs dans les dispositions générales relatives à l'outrage aux mœurs et à l'ordre public (Vigarello, 1998).

1.2 L'émergence du paradigme de l'exploitation sexuelle

La transformation paradigmatique vers le concept d'"exploitation sexuelle des mineurs" s'amorce dans la seconde moitié du XXe siècle, sous l'influence conjuguée de plusieurs facteurs sociaux, scientifiques et juridiques. Cette évolution s'inscrit dans un mouvement plus large de redéfinition des droits de l'enfant et de reconnaissance de la spécificité de l'enfance comme période nécessitant une protection particulière (Freeman, 1997).

Les travaux précurseurs de la criminologie critique, notamment ceux de Cohen (1988) sur les "paniques morales", ont contribué à questionner les catégorisations traditionnelles en mettant l'accent sur les processus de stigmatisation et de marginalisation des populations vulnérables. Parallèlement, l'essor des études féministes sur la violence sexuelle (MacKinnon, 1989 ; Dworkin, 1981) a fourni de nouveaux cadres d'analyse mettant l'accent sur les rapports de pouvoir et les mécanismes de domination plutôt que sur les comportements individuels.

La psychologie développementale a également joué un rôle décisif dans cette transformation conceptuelle. Les recherches de Steinberg & Cauffman (1996) sur le développement cognitif et émotionnel des adolescents ont démontré l'immaturité des capacités de jugement et de prise de décision chez les mineurs, remettant en question la pertinence d'appliquer à cette population des concepts présupposant une autonomie décisionnelle pleine.

1.3 Cristallisation juridique internationale

La Convention internationale des droits de l'enfant de 1989 constitue un tournant décisif dans cette évolution conceptuelle. Son article 34 enjoint les États parties de protéger les enfants "contre toutes les formes d'exploitation et de violences sexuelles", marquant une rupture terminologique significative avec les approches antérieures. Cette formulation privilégie explicitement le registre de l'exploitation sur celui de la prostitution, inscrivant ces situations dans une logique de protection plutôt que de répression.

Le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants (Protocole de Palerme, 2000) approfondit cette orientation en définissant l'exploitation comme incluant "au minimum, l'exploitation de la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle". Cette définition établit une hiérarchie conceptuelle plaçant l'exploitation comme catégorie englobante de la prostitution.

La Convention du Conseil de l'Europe sur la protection des enfants contre l'exploitation et les abus sexuels (Convention de Lanzarote, 2007) parachève cette évolution en consacrant définitivement le paradigme de l'exploitation sexuelle, définie comme "le fait de contraindre un enfant à se livrer à des activités sexuelles contre rémunération ou toute autre forme d'avantage ou de promesse d'avantage".

  1. Architecture juridique comparée : implications normatives et procédurales

2.1 Fondements doctrينaux et qualification pénale

L'opposition entre les paradigmes de la prostitution et de l'exploitation se traduit par des architectures juridiques fondamentalement différentes, reposant sur des philosophies pénales distinctes. L'approche par la prostitution s'inscrit dans une logique de prohibition comportementale, héritée du droit pénal classique, où l'infraction se définit par la transgression d'un interdit moral et social (Beccaria, 1764). Cette conception, analysée par Foucault (1975) comme participant des "technologies disciplinaires" de l'État moderne, tend à distribuer la responsabilité pénale entre l'ensemble des acteurs impliqués, y compris potentiellement le mineur.

À l'inverse, le paradigme de l'exploitation s'ancre dans une criminologie victimologique qui déplace le curseur de l'analyse vers les mécanismes de victimisation et les rapports de pouvoir asymétriques (Fattah, 1991). Cette approche, théorisée notamment par Christie (1986) dans sa typologie des "victimes idéales", établit une présomption irréfragable de victimisation du mineur, excluant par principe toute imputation de responsabilité pénale à son encontre.

Ces différences doctrinales se traduisent concrètement par des qualifications pénales distinctes. Dans le système français, par exemple, l'article 225-12-1 du Code pénal sanctionne le "recours à la prostitution d'un mineur", tandis que l'article 225-7 réprime "la traite des êtres humains aux fins d'exploitation". Cette dualité terminologique reflète la coexistence de deux logiques pénales : l'une centrée sur l'acte de prostitution, l'autre sur le processus d'exploitation (Quémeneur, 2014).

2.2 Régimes de responsabilité pénale

L'analyse des régimes de responsabilité pénale révèle des divergences substantielles selon le paradigme adopté. Le modèle de la prostitution, dans sa version la plus traditionnelle, peut conduire à une criminalisation directe ou indirecte du mineur, soit par l'application de qualifications spécifiques (racolage, trouble à l'ordre public), soit par une culpabilisation morale assimilant le mineur à un acteur de sa propre victimisation (Phoenix, 2002).

Cette approche trouve encore des illustrations contemporaines dans certains systèmes juridiques. Aux États-Unis, malgré l'adoption du Trafficking Victims Protection Act de 2000, de nombreux États continuent d'appliquer aux mineurs des sanctions pénales pour prostitution. Une étude de Curtis et al. (2008) révèle que 56% des juridictions américaines maintiennent des poursuites pénales contre les mineurs en situation de prostitution, illustrant la persistance du paradigme répressif.

Le paradigme de l'exploitation établit un régime de responsabilité radicalement différent, fondé sur l'irresponsabilité pénale absolue du mineur victime. Cette approche, consacrée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt V. et T. c. Royaume-Uni (1999), considère que la minorité constitue en elle-même une circonstance excluant la responsabilité pénale en matière de prostitution, indépendamment de toute autre considération.

Cette évolution s'accompagne d'un déplacement de la focale répressive vers les tiers exploiteurs. Le droit français illustre cette tendance par la création d'incriminations spécifiques visant les clients (article 611-1 du Code pénal) et le renforcement des sanctions applicables au proxénétisme aggravé lorsque la victime est mineure (article 225-7-1 du Code pénal). Cette approche s'inspire des recommandations du Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA, 2016).

2.3 Procédures judiciaires et prise en charge institutionnelle

Les implications procédurales de cette distinction terminologique sont considérables. Le paradigme de la prostitution active traditionnellement les mécanismes de la justice pénale ordinaire, plaçant potentiellement le mineur dans une position d'inculpé ou de témoin problématique. Cette approche peut conduire à des dysfonctionnements procéduraux majeurs, le mineur se trouvant simultanément appréhendé comme auteur potentiel d'infractions et comme victime nécessitant protection (Pearce, 2009).

Le paradigme de l'exploitation implique une reconfiguration procédurale privilégiant les mécanismes de protection de l'enfance et les procédures spécialisées en matière de traite des êtres humains. Cette approche suppose la mise en œuvre de protocoles d'identification des victimes, de mesures de protection immédiate et de dispositifs de prise en charge pluridisciplinaire associant justice pénale et protection sociale.

L'expérience britannique, analysée par Melrose (2013), illustre les enjeux de cette reconfiguration procédurale. L'adoption du Sexual Offences Act de 2003, qui criminalise explicitement le recours à la prostitution de mineurs sans possibilité de poursuites contre ces derniers, s'est accompagnée de la création de "Sexual Assault Referral Centres" spécialisés dans la prise en charge des victimes mineures d'exploitation sexuelle.

Cette évolution procédurale s'inscrit dans une logique de "justice réparatrice" théorisée par Zehr (2002), privilégiant la restauration du lien social et la réparation du préjudice subi plutôt que la seule sanction pénale. Cette approche nécessite cependant des adaptations institutionnelles importantes, notamment en termes de formation des acteurs judiciaires et de coordination inter-services.

  1. Fondements philosophiques et éthiques : consentement, autonomie et protection

3.1 Philosophies du consentement et théories de l'autonomie

L'opposition entre les paradigmes de la prostitution et de l'exploitation révèle des conceptions philosophiques radicalement différentes du consentement et de l'autonomie individuelle. L'approche par la prostitution s'enracine dans une tradition libérale classique, héritière de la philosophie des Lumières, qui privilégie l'autonomie individuelle comme valeur cardinale. Cette conception, théorisée notamment par Mill (1859) dans son essai "On Liberty", postule que l'individu demeure le meilleur juge de ses propres intérêts, sous réserve de ne pas nuire à autrui.

Appliquée aux situations impliquant des mineurs, cette philosophie conduit à une conception graduée du consentement, où l'âge constitue un facteur parmi d'autres dans l'appréciation de la validité du consentement. Dworkin (1993), dans ses travaux sur l'autonomie morale, défend ainsi l'idée que la capacité de consentement se développe progressivement et ne saurait être appréciée de manière binaire. Cette approche reconnaît une forme d'agentivité du mineur, particulièrement de l'adolescent, tout en maintenant des garde-fous liés à l'immaturité cognitive et émotionnelle.

Cette conception trouve des développements contemporains dans les travaux de Nussbaum (1999) sur les "capabilities" et l'épanouissement humain. Selon cette approche, l'interdiction absolue de certains choix, même apparemment délétères, peut constituer une forme de paternalisme excessif privant l'individu de son développement autonome. Appliquée aux situations de prostitution juvénile, cette philosophie plaide pour une approche nuancée, reconnaissant les contraintes structurelles tout en préservant un espace d'agentivité individuelle.

À l'inverse, le paradigme de l'exploitation s'appuie sur une conception catégorique de l'incapacité de consentir, postulant que certaines situations excluent par nature tout consentement valide. Cette approche, théorisée par Archard (2004) dans ses travaux sur la philosophie de l'enfance, considère que la minorité constitue un état d'incapacité juridique et morale absolue en matière de sexualité commerciale.

Cette conception s'ancre dans les théories de la justice distributive développées par Rawls (1971), particulièrement dans sa réflexion sur la "position originelle" et le "voile d'ignorance". Selon cette approche, une société juste doit protéger ses membres les plus vulnérables, indépendamment de leurs choix apparents, lorsque ces choix s'effectuent dans des conditions d'inégalité structurelle. Brighouse (2002), dans ses applications rawlsiennes aux droits de l'enfant, soutient ainsi que la protection des mineurs justifie des restrictions à leur autonomie formelle au nom de leur autonomie future.

3.2 Conceptions de la dignité humaine et instrumentalisation

La tension entre prostitution et exploitation révèle également des conceptions divergentes de la dignité humaine, concept central de l'éthique contemporaine depuis sa consécration par la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Cette opposition conceptuelle renouvelle les débats classiques de la philosophie morale sur la nature et les fondements de la dignité.

L'approche par la prostitution tend à privilégier une conception de la dignité-autonomie, héritée de la philosophie kantienne mais revisitée par les éthiques contemporaines du choix. Cette conception, analysée par Düwell (2011) dans sa taxonomie des théories de la dignité, considère que la dignité humaine réside fondamentalement dans la capacité d'autodétermination et de choix moral, même lorsque ces choix paraissent objectivement dommageables.

Selon cette approche, la prostitution juvénile, si elle s'exerce dans des conditions minimales de liberté, peut constituer un exercice légitime de l'autonomie individuelle. Les travaux de philosophes libertariens comme Nozick (1974) fournissent un cadre théorique à cette position, en considérant que l'État ne saurait légitimement restreindre les choix individuels au nom d'une conception substantielle du bien-être ou de la moralité.

Cette position trouve des développements contemporains dans les travaux de certains philosophes féministes comme Schwarzenbach (2006), qui défendent l'idée que l'interdiction absolue de la prostitution, y compris juvénile, peut constituer une forme de paternalisme sexiste privant les femmes et les jeunes filles de leur agentivité sexuelle et économique.

À l'opposé, le paradigme de l'exploitation privilégie une conception de la dignité-protection, considérant que certaines situations portent atteinte à la dignité humaine indépendamment du consentement apparent de la personne concernée. Cette approche, théorisée notamment par Habermas (2010) dans ses réflexions sur la bioéthique, postule que la dignité humaine impose des limites objectives aux choix individuels lorsque ceux-ci conduisent à l'instrumentalisation de la personne.

Cette conception s'enracine dans l'impératif catégorique kantien, particulièrement dans sa formulation de l'humanité comme fin en soi : "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen" (Kant, 1785). Appliquée aux situations d'exploitation sexuelle, cette philosophie considère que l'usage commercial du corps d'un mineur constitue par nature une instrumentalisation incompatible avec sa dignité, indépendamment de tout consentement apparent.

3.3 Éthiques du care et vulnérabilité

L'émergence des éthiques du care, initiée par les travaux de Gilligan (1982) et développée par Noddings (1984) et Tronto (1993), fournit un cadre théorique alternatif pour analyser la tension entre prostitution et exploitation. Cette approche, centrée sur la vulnérabilité et l'interdépendance humaines, privilégie une éthique relationnelle sur l'éthique des principes abstraits.

Dans cette perspective, l'enjeu n'est plus seulement de déterminer la validité du consentement ou le respect de l'autonomie, mais d'analyser les réseaux de relations et de dépendance dans lesquels s'inscrit le mineur. L'éthique du care considère que la vulnérabilité constitue une donnée anthropologique fondamentale, particulièrement aiguë durant l'enfance et l'adolescence, qui appelle une réponse collective de protection et d'accompagnement.

Cette approche trouve des applications concrètes dans les travaux de Held (2006) sur l'éthique féministe du care appliquée aux politiques publiques. Selon cette perspective, l'opposition entre prostitution et exploitation devient secondaire par rapport à l'enjeu principal : assurer les conditions d'un développement harmonieux du mineur dans un réseau de relations bienveillantes et protectrices.

L'éthique du care remet également en question l'individualisme méthodologique sous-jacent aux approches libérales classiques. Comme le souligne Robinson (1999), cette éthique privilégie une approche contextuelle et relationnelle, considérant que les choix individuels ne peuvent être appréciés indépendamment des relations sociales et des structures de pouvoir dans lesquelles ils s'inscrivent.

  1. Approches sociologiques : construction sociale de l'enfance et rapports de pouvoir

4.1 Sociologie de l'enfance et transformation des représentations

L'analyse sociologique de l'opposition entre prostitution et exploitation nécessite une mise en perspective historique des transformations de la conception sociale de l'enfance. Les travaux pionniers d'Ariès (1960) sur l'invention de l'enfance ont démontré le caractère historiquement construit de cette catégorie, remettant en question les approches naturalistes qui considèrent l'enfance comme une donnée biologique immuable.

Cette perspective constructiviste trouve des développements contemporains dans la "nouvelle sociologie de l'enfance" théorisée par James & Prout (1997). Cette approche considère les enfants comme des acteurs sociaux à part entière, dotés d'une agentivité propre et capables de négocier leur place dans les structures sociales. Appliquée aux situations de prostitution juvénile, cette sociologie tend à privilégier une approche compréhensive, s'attachant à saisir le sens que les mineurs donnent à leurs expériences plutôt que de les réduire à leur statut de victimes.

Les recherches ethnographiques menées par des sociologues comme Montgomery (2001) en Thaïlande ou Kempadoo (2005) dans les Caraïbes illustrent cette approche en montrant comment les mineurs en situation de prostitution développent des stratégies d'adaptation et de résistance, remettant en question les représentations victimaires dominantes. Ces travaux soulignent la complexité des parcours individuels et la diversité des expériences, plaidant pour une approche nuancée qui reconnaît simultanément la vulnérabilité structurelle et l'agentivité des mineurs concernés.

Cependant, cette approche fait l'objet de critiques importantes, notamment de la part de sociologues comme Boyden & Howard (2013) qui soulignent les risques de relativisme moral et de légitimation indirecte de l'exploitation. Selon ces auteurs, la reconnaissance de l'agentivité des mineurs ne doit pas conduire à minimiser les rapports de pouvoir asymétriques et les contraintes structurelles qui pèsent sur leurs choix.

4.2 Analyse des rapports de domination et intersectionnalité

L'approche sociologique contemporaine de la prostitution juvénile s'enrichit des apports de l'analyse intersectionnelle, développée notamment par Crenshaw (1989) et Collins (1990). Cette perspective considère que les situations d'exploitation s'enracinent dans l'articulation de plusieurs systèmes de domination : genre, classe, race, âge, origine nationale, etc.

Cette approche permet de dépasser l'opposition binaire entre prostitution et exploitation en analysant les mécanismes sociaux complexes qui produisent la vulnérabilité. Les recherches de Phoenix (2002) au Royaume-Uni montrent ainsi que l'application différentielle des paradigmes de la prostitution et de l'exploitation varie selon le profil social des mineurs concernés. Les jeunes filles issues de minorités ethniques ou de milieux populaires sont plus facilement appréhendées sous l'angle de la prostitution (impliquant une part de responsabilité), tandis que les jeunes filles de milieux favorisés bénéficient plus aisément du paradigme de l'exploitation (impliquant une victimisation pure).

Cette analyse intersectionnelle révèle également l'importance des rapports de genre dans la construction des représentations sociales. Les travaux de Saewyc et al. (2006) sur la prostitution masculine juvénile montrent que les garçons en situation de prostitution sont plus fréquemment appréhendés sous l'angle de la délinquance que sous celui de l'exploitation, révélant l'influence des stéréotypes de genre sur l'application des catégories juridiques et sociales.

L'approche par la domination masculine, théorisée par Bourdieu (1998), fournit un cadre d'analyse complémentaire en soulignant l'intériorisation des rapports de pouvoir par les dominés eux-mêmes. Cette perspective permet de comprendre comment des mineurs peuvent apparemment "consentir" à leur exploitation tout en étant victimes de mécanismes de violence symbolique qui naturalisent leur subordination.

4.3 Économie politique de l'exploitation et mondialisation

L'analyse sociologique de la prostitution juvénile ne peut faire l'économie d'une réflexion sur ses dimensions économiques et politiques. Les travaux de Saskia Sassen (2000) sur la mondialisation et ses "géographies de survie" montrent comment l'exploitation sexuelle des mineurs s'inscrit dans des circuits économiques globalisés, articulant économie formelle et informelle, légalité et illégalité.

Cette approche d'économie politique permet de comprendre la prostitution juvénile non comme un phénomène isolé, mais comme un élément des "économies de la survie" développées par des populations marginalisées dans un contexte de précarisation généralisée. Les recherches de Bernstein (2007) sur l'industrie du sexe montrent ainsi comment la prostitution s'intègre dans des stratégies économiques familiales, remettant en question les approches individualistes qui isolent le mineur de son environnement social et économique.

Cette perspective économique éclaire également les transformations contemporaines de la prostitution juvénile, notamment sous l'influence des technologies numériques. Les travaux de Boyd et al. (2018) sur la prostitution en ligne montrent l'émergence de nouvelles formes d'intermédiation qui complexifient les catégories traditionnelles de proxénétisme et d'exploitation.

L'approche par l'économie politique permet enfin de saisir les enjeux géopolitiques de la lutte contre l'exploitation sexuelle des mineurs. Comme le soulignent les analyses de Kempadoo (2005), les politiques de lutte contre la traite peuvent servir des agendas politiques plus larges, notamment en matière de contrôle migratoire, révélant la nécessité d'une analyse critique des discours dominants sur la protection de l'enfance.

  1. Transformations contemporaines et défis émergents

5.1 Impact des technologies numériques

L'émergence d'internet et des technologies numériques a profondément transformé les modalités de l'exploitation sexuelle des mineurs, remettant en question les catégories analytiques traditionnelles. Les recherches récentes de Boyd et al. (2018) révèlent l'importance croissante des plateformes en ligne dans le recrutement et l'exploitation des mineurs, créant de nouvelles formes d'intermédiation qui échappent aux cadres juridiques classiques.

Cette transformation technologique complexifie l'opposition entre prostitution et exploitation en créant des zones grises où les frontières traditionnelles deviennent floues. Le phénomène du "sugar dating", analysé par Scull (2019), illustre cette complexité : des plateformes en ligne mettent en relation de jeunes femmes, parfois mineures, avec des hommes plus âgés et fortunés, dans le cadre de relations qui mélangent intimité affective et transactions économiques.

Ces évolutions technologiques soulèvent des questions inédites en termes de qualification juridique et d'intervention sociale. Comme le souligne l'étude de l'ECPAT International (2020), les autorités judiciaires et les services sociaux peinent à adapter leurs grilles d'analyse et leurs modalités d'intervention à ces nouvelles formes d'exploitation qui brouillent les catégories traditionnelles.

5.2 Évolution des structures familiales et sociales

Les transformations contemporaines des structures familiales et sociales impactent également les modalités de l'exploitation sexuelle des mineurs. L'augmentation des familles monoparentales, la précarisation économique, l'affaiblissement des liens sociaux traditionnels créent de nouvelles formes de vulnérabilité qui nécessitent une adaptation des cadres d'analyse (Putnam, 2000).

Les recherches de Reid & Piquero (2016) sur les parcours d'entrée dans la prostitution juvénile montrent l'importance croissante des "love pimps", proxénètes qui exploitent les besoins affectifs des mineurs en situation de carence familiale. Cette évolution remet en question les représentations traditionnelles du proxénétisme et souligne la nécessité d'approches plus sophistiquées pour comprendre les mécanismes contemporains d'exploitation.

5.3 Globalisation et migrations

La mondialisation des flux migratoires crée de nouvelles formes de vulnérabilité qui complexifient l'analyse de l'exploitation sexuelle des mineurs. Les mineurs non accompagnés, les demandeurs d'asile, les migrants en situation irrégulière constituent des populations particulièrement exposées aux risques d'exploitation (Segrave et al., 2009).

Cette dimension internationale soulève des questions complexes en termes de souveraineté juridique et de coopération policière et judiciaire. Les différences d'approche entre les systèmes juridiques nationaux, notamment dans le traitement de l'opposition entre prostitution et exploitation, compliquent la mise en œuvre de politiques cohérentes de lutte contre la traite des mineurs.

Conclusion : Vers une synthèse conceptuelle ?

L'analyse interdisciplinaire de l'opposition entre "prostitution des mineurs" et "exploitation sexuelle des mineurs" révèle la complexité des enjeux théoriques et pratiques que soulève cette distinction terminologique. Loin de constituer une simple querelle sémantique, cette opposition structure en profondeur les approches juridiques, éthiques et sociologiques des situations impliquant des mineurs dans des relations de commerce sexuel.

L'évolution contemporaine vers le paradigme de l'exploitation traduit une transformation plus large des représentations de l'enfance et des modalités de l'intervention publique. Cette mutation s'enracine dans une reconnaissance croissante de la spécificité de l'enfance et de la nécessité d'une protection renforcée des populations vulnérables. Elle s'accompagne d'une reconfiguration des architectures juridiques privilégiant la victimisation sur la criminalisation et l'accompagnement sur la répression.

Cette évolution n'est cependant pas exempte de tensions et de paradoxes. La tension entre protection et autonomie, entre victimisation et agentivité, entre approches universalistes et particularistes, traverse l'ensemble des disciplines mobilisées dans cette analyse. Ces tensions révèlent la nécessité d'approches nuancées, capables de saisir la complexité des situations individuelles tout en prenant en compte les structures sociales et économiques qui les déterminent.

L'émergence de nouveaux défis - transformations technologiques, évolutions familiales et sociales, mondialisation des flux migratoires - appelle une adaptation constante des cadres conceptuels et des modalités d'intervention. Cette adaptation nécessite un dialogue permanent entre les disciplines et les acteurs concernés, dans une perspective de recherche-action attentive aux évolutions du terrain.

L'enjeu ultime demeure la construction d'approches théoriques et pratiques permettant de concilier protection effective et reconnaissance de la subjectivité des mineurs, dans le respect de leur dignité et de leurs droits fondamentaux. Cette conciliation suppose un dépassement des oppositions binaires au profit d'approches intégratives, capables de saisir la complexité du réel sans renoncer à l'exigence normative de protection des plus vulnérables.

La recherche future devra poursuivre l'examen critique de ces catégories, en évitant tant l'essentialisation que la relativisation excessive, pour contribuer à l'élaboration de politiques publiques plus efficaces et respectueuses des droits fondamentaux des mineurs. Cette démarche suppose une vigilance épistémologique constante, une ouverture aux évolutions du terrain et un engagement éthique au service de la protection des plus vulnérables.

Dans cette perspective, la distinction entre prostitution et exploitation des mineurs ne doit pas être appréhendée comme un choix définitif entre deux paradigmes exclusifs, mais comme une tension productive qui stimule la réflexion théorique et oriente l'action pratique. Cette tension révèle la richesse et la complexité des enjeux contemporains de protection de l'enfance, appelant des approches pluridisciplinaires et des réponses institutionnelles adaptées à la diversité des situations rencontrées.

L'objectif ultime demeure la construction d'un cadre conceptuel et pratique permettant d'assurer une protection effective des mineurs les plus vulnérables, dans le respect de leur dignité, de leurs droits et de leur développement harmonieux. Cette ambition suppose un dépassement des clivages disciplinaires et idéologiques au profit d'une démarche collaborative, attentive aux évolutions sociales et soucieuse de l'efficacité des interventions.

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